Il y a dans le monde un désordre
impensable, et l'extraordinaire est qu'à leur ordinaire les hommes
aient recherché sous l'apparence du désordre, un ordre mystérieux,
qui leur est si naturel, qui n'exprime qu'un désir qui est en eux,
un ordre qu'ils n'ont pas plus tôt introduit dans les choses qu'on
les voit s'émerveiller de cet ordre, et impliquer cet ordre à une
idée, et expliquer cet ordre par une idée. C'est ainsi que tout
leur est providence, et qu'ils rendent compte d'un phénomène qui
n'est témoin que de leur réalité, qui est le rapport qu'ils
établissent entre eux et par exemple la germination du peuplier, par
une hypothèse qui les satisfasse, puis admirent un principe, divin
qui donna la légèreté du coton à une semence qu'il fallait à
d'innombrables fins propager par la voie de l'air en quantité
suffisante.
L'esprit de l'homme ne supporte pas le
désordre parce qu'il ne peut le penser, je veux dire qu'il ne peut
le penser premièrement. Que chaque idée ne se lève que là où est
conçu son contraire est une vérité qui souffre de l'absence
d'examen. Le désordre n'est pensé que par rapport à l'ordre, et,
dans la suite,
l'ordre n'est pensé que par rapport au désordre. Mais dans la suite
seulement. La forme du mot lui-même l'impose. Et ce que l'on entend,
donnant à l'ordre un caractère divin, c'est le passage qui ne peut,
en conséquence, exister pour le désordre, de sa conception
abstraite à sa valeur concrète. La notion de l'ordre n'est point
compensée par la notion inexpugnable du désordre. D'où
l'explication divine.
L'homme
y tient. Pourtant il n'y a point de différence entre une idée et
une autre idée. Toute idée est susceptible de passer de l'abstrait
au concret, d'atteindre son développement le plus particulier, et de
ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se
contentent. Il m'est loisible de ne pas m'en tenir à ce que j'ai
avancé, par la suite nécessaire, par la marche logique de ma
pensée. Il m'apparaît que pour l'esprit qui n'obscurcit pas son
apercevoir idéal par un incessant report, un contrôle continuel de
chaque moment de sa pensée par la comparaison de ce moment avec tous
les moments qui le précèdent (et quelle est cette préférence
donnée au passé sur l'avenir, son fondement ?) que pour l'esprit
qui conçoit la différence de ces mots comme un pur rapport
syntaxique, qui conçoit par suite la coexistence dans un vase clos
de plusieurs gaz distincts, occupant chacun tout le volume qui est
offert à tous, le désordre est susceptible de passer à l'état
concret.
Il
est clair que ceci n'est pas un simple sentiment, et que tout aussi
bien ordre et désordre n'ont été pris comme les termes de cette
dialectique que dans. l'intention où je suis de montrer
accessoirement, en même temps que je donne un exemple de cette
dialectique, par quelle démarche vulgaire les hommes ont pu
concevoir une explication divine de l'univers, qui répugne à toute
philosophie véritable. Je songe avant tout au procès de l'esprit.
Il n'y a vraiment d'impensable que l'idée de limite absolue. Il est
de la définition de l'esprit de n'avoir pas d'autre limite. Et si le
désordre est impensable, j'entends s'il était concrètement
impensable, le concret du désordre serait la limite absolue de
l'esprit. Singulière image de ce que plusieurs ont nommé Dieu. Je
ne vois, pas comment elle serait conciliable avec aucun des systèmes
d'opinions qui leur tiennent lieu de connaissance. Et si j'ai
primitivement avancé dans une première figure de ma réflexion que
le désordre était impensable, c'est que cette première figure
était celle de la connaissance vulgaire par laquelle me viennent
tout d'abord toutes mes intuitions.
L'idée
de Dieu, au moins ce qui l'introduit dans la dialectique, n'est que
le signe de la paresse de l'esprit. Comme elle se levait pour arrêter
toute véritable dialectique au premier pas, au second elle
réapparaît par un détour semblable, et l'on voit qu'il est facile
de diviniser l'ordre après le désordre, ou dans le cours du développement de ces notions de les
réunir en Dieu. C'est à ce stade que l'idéalisme transcendantal
s'est arrêté, et certes donnait-il à l'idée de Dieu une place
plus satisfaisante pour l'esprit que celles qu'on lui assigna
précédemment. Mais, dans l'instant que je reconnais dans l'idée
même du médiateur absolu la même lâcheté, la même fatigue de
l'esprit qui m'était montrée dans les théologies par les
idéalistes, je porte contre eux, l'esprit porte contre eux, la
condamnation qu'ils ont prononcée contre celles-ci. C'est à
examiner sous ses trois formes, à trois étapes de l'esprit,
l'apparition de l'idée de Dieu, que je reconnais le mécanisme de
cette apparition, que je peux prévoir que je suis susceptible de
succomber à cette idée, que je peux par avarice me condamner dans
la mesure où cette défaillance m'apparaît en moi-même, sa
virtualité. Et que je généralise les propriétés de cette idée,
par le mécanisme même, toujours même, que j'aperçois dans son
apparaître. L'idée de Dieu [une note d'Aragon précise : Idée
dégoûtante et vulgaire] est un mécanisme psychologique.
Ce ne saurait en aucun cas être un principe métaphysique. Elle
mesure une incapacité de l'esprit, elle ne saurait être le principe
de son efficience.
De là à conclure à l'impossibilité
de la métaphysique il n'y a qu'un pas pour un esprit vulgaire. Voilà
ce qui fait qu'une intuition de ce point de la réflexion, qui vient
parfois aux hommes sans la conscience des étapes intermédiaires qui
m'y portent, les a souvent entraînés à ce jugement de
l'impossibilité de la métaphysique. C'est que pour eux Dieu est
l'objet de la métaphysique. Si l'on ne peut, soutiennent-ils avec
une apparence de bonheur, atteindre par la métaphysique à l'idée
dont elle fait son objet, c'est que l'esprit doit se l'interdire.
Erreur dont l'ingénuité a connu une incroyable fortune. Outre
qu'elle liait la métaphysique à un objet qui lui est étranger,
elle se réclamait d'un pragmatisme inconscient qui ferait sourire.
Il se trouve que les hommes ont pendant près d'un siècle accepté
comme seule raisonnable cette idée qui constitue un véritable
suicide de l'esprit. Tout raisonnement bâti sur le même modèle,
mais qui n'aurait pas l'esprit seul pour matière paraîtrait
monstrueux, indigne, et ferait traiter de fou celui qui reproduirait
la démarche habituelle du positivisme. Celui-ci n'est point un
sophisme nouveau. Les idéalistes l'avaient rencontré en leur temps,
l'avaient vaincu pour eux-mêmes. Un simple détour, cette fausse
modestie du roseau pensant qui semble toujours du meilleur aloi,
suffisait à ramener dans toute sa force une difficulté déjà
résolue. Toute la philosophie moderne, et celle-là même qui s'est
opposée au positivisme, en a été atteinte et viciée. Un esprit
philosophique n'a d'autre recours que de la ranger parmi les formes
les plus grossières de l'erreur, les syllogismes condamnés par la
philosophie aristotélicienne, et à ne plus s'en préoccuper.
Si le problème de la divinité n'est
pas comme on l'a à tout hasard avancé l'objet de la métaphysique,
si la métaphysique elle-même n'est pas une impossibilité logique,
quel est donc l'objet de la métaphysique ? Les idéalistes avaient
aperçu que la métaphysique n'est pas l'aboutissement de la
philosophie, mais son fondement, et qu'elle n'était point distincte
de la logique. Il y a, dans ce second point, une acceptation de
synonymie, qui est inacceptable. Si la logique est la science des
lois de la connaissance, et si ces lois sont incompréhensibles en
dehors de la métaphysique, à quoi je souscris, il ne s'en suit pas
que ces lois soient la métaphysique, mais évidemment que la
métaphysique étant la science de l'objet de la connaissance ce
n'est qu'en elle que la logique s'exerce et développe ses lois. Je
me ferai mieux entendre en disant que la logique a pour objet la
connaissance abstraite, et la métaphysique la connaissance concrète.
Il s'en suit, pour parler le langage de l'idéalisme et démêler les
voies de l'erreur dans ce système, qu'il ne saurait y avoir de
logique de la notion ni de métaphysique de l'être. Que seules ces
conceptions, filles des erreurs mêmes que les idéalistes
combattaient, ont entraîné Hegel à cette construction qu'il nomme
La Science de l'Essence, qui est un intermédiaire inutile,
qui lui permet de passer de la logique à la métaphysique, alors
qu'il les a primitivement mêlées. Il suffisait de maintenir leurs
individualités.
La logique est la science de l'être,
la métaphysique la science de la notion. Si nous pouvions accéder
directement à la conception métaphysique, la logique ne serait
aucunement nécessaire à notre esprit. La logique n'est qu'un moyen
de nous élever à la métaphysique. Elle ne doit pas l'oublier. Dès
qu'elle cesse d'avoir cette valeur, dès qu'elle s'exerce à vide,
elle perd toute valeur. C'est par la voie logique que nous accédons
à la métaphysique, mais la métaphysique enveloppe à la fois la
logique, et reste distincte d'elle.
La notion, ou connaissance du concret,
est donc l'objet de la métaphysique. C'est à l'apercevoir du
concret que tend le mouvement de l'esprit. On ne peut imaginer un
esprit dont la fin ne soit pas la métaphysique. Fût-il le plus
vulgaire, et tout obscurci par le sentiment de l'opinion. C'est à
quoi l'esprit tend, et peu importe qu'il atteigne ce qu'il ne sait
pas qu'il cherche. Une philosophie ne saurait réussir. C'est
à la grandeur de son objet qu'elle emprunte sa propre grandeur, elle
la conserve dans l'échec. Aussi dans l'instant que je constate celui
de l'idéalisme transcendantal, je salue cette entreprise, la plus
haute que l'homme ait rêvée, comme une étape nécessaire de
l'esprit. Dans sa marche vers le concret qu'il ne s'embarrasse pas
pourtant de l'assentiment passager donné à un système. Il n'y a
pas de repos pour Sisyphe, mais sa pierre ne retombe pas, elle monte,
et ne doit cesser de monter.
Louis Aragon, « Le paysan de
Paris ».
Lundi 31 décembre 2012, France Inter
rediffuse l'émission du 21 novembre 2012 consacrée à Aragon :
Le paysan de Paris
Ce
livre est né d'un sentiment inédit du paysage parisien. Comme un
paysan ouvrant à tout de grands yeux, le poète nous apprend à voir
d'un regard neuf les passages, les boutiques des coiffeurs à bustes
de cire, les bains, les immeubles les plus ordinaires, les affiches,
les extraits de journaux, semblables aux collages des peintres. Deux
morceaux célèbres du livre, Le
Passage de l'Opéra
et Le Sentiment de
la nature aux Buttes-Chaumont donnent
l'éveil à «la lumière moderne de l'insolite».
Deux
autres textes essentiels du Paysan de Paris : Préface
à une mythologie moderne
et Le Songe du
paysan,
en sont à la fois l'introduction et la conclusion, le point de
départ et le point d'arrivée d'une pensée prise dans sa variation.
Né
à Paris le 3 octobre 1897, Aragon rencontre Breton et Soupault avec
qui il fonde la revue Littérature en 1919. Il adhère au parti
communiste en 1930, préside avec Jean Paulhan et Elsa Triolet à la
fondation du Comité National des Écrivains et avec Jacques Decour à
celle des Lettres françaises. Il meurt à Paris le 24 décembre
1982.