Le
ver est dans le fruit
«
La maçonnerie, c’est l’Internationale de la combine ! »
Michel Bakounine
Quelque
chose ne tourne pas rond chez les maçons. En théorie, et bien
souvent en pratique, la franc-maçonnerie sert à « polir la pierre
», rendre l’homme meilleur, la société plus fraternelle. Elle
peut servir aussi de laboratoire d’idées. Mais, si les corrompus
ne représentent qu’une infime minorité des quelque 130 000 frères
français, bon nombre de corrompus se trouvent être maçons ou
anciens maçons.
Pas
le moindre paradoxe, explique l’un d’entre eux, fondateur d’un
site Internet dissident : « Les réseaux de corruption pourraient
très bien prospérer au sein d’une association de pêche ou un
club de pétanque, mais il se trouve que la maçonnerie et son goût
du secret leur conviennent parfaitement. »
Maçons
aux affaires
Longtemps
aux avant-postes dans l’arène politique, avec cinq présidents
maçons sous la IIIe République, quatre Premiers ministres sous la
IVe, ils se sont repliés en coulisses sous la Ve. Valéry Giscard
d’Estaing, François Mitterrand ou Jacques Chirac n’en étaient
pas, mais leurs entourages respectifs, souvent en charge des basses
besognes, en étaient truffés. Citons pour exemple Victor Chapot,
responsable du financement des campagnes électorales de VGE. Ou des
électrons libres, comme Guy Penne, François de Grossouvre ou
Roger-Patrice Pelat, dans l’orbite de Mitterrand. Quant à Chirac,
petit-fils de maçon, son fief électoral de la mairie était plus
qu’un bastion : les deux tiers de ses adjoints municipaux en
étaient, la fraternelle des fonctionnaires de l’Hôtel de Ville
comprenant 500 membres. Plus modestement, Nicolas Sarkozy s’était
contenté de désigner un frère pour chef de cabinet, en la personne
de Laurent Solly, mais pouvait compter sur son vieux compagnon de
route (dans
tous les sens du terme), Patrick Balkany. Clin d’œil à la IVe
République, François Hollande a pour sa part nommé un frère à
Matignon (même s’il n’est plus très assidu en loge) en la
personne de Manuel Valls.
Les
maçons sont essentiellement à l’œuvre dans la collecte de fonds
des partis politiques. La pompe à finances du PS, Urba, a été
fondée en 1973 par Guy Marty, puis dirigée par Gérard Monate, puis
concurrencée par la Sages de Michel Reyt. Trois membres du Grand
Orient de France (GO, tendance laïque et de gauche). Monate et Reyt
ont achevé leur sacerdoce par un épuisant tour de France des
tribunaux correctionnels. Au RPR, la tâche est confiée aux frères
de la Grande Loge nationale française
(GLNF, tendance déiste et de droite), affublée du sobriquet Grand
Lobby des nettoyeurs de fonds. Comme Jean-Claude Méry, chargé de
racketter les entreprises candidates à un marché public avec la
mairie de Paris. Ou Didier Schuller, son homologue des
Hauts-de-Seine. Au Parti républicain, Jean-Pierre Thomas (trésorier
en titre), Renaud Donnedieu de Vabres (bras droit de François
Léotard) et Serge Hauchart (homme à tout faire du PR) ont également
payé de leurs personnes : trois membres de la GLNF condamnés au
pénal. Même au sein du très chrétien CDS, la tâche sera confiée
à un frère, François Froment-Meurice, fatalement condamné. Seul
le PC ne s’est jamais appuyé sur les maçons pour assurer ses fins
de mois, en souvenir de cette sentence sans appel de Bakounine : «
La maçonnerie, c’est l’Internationale de la combine ! »
Même
les scandales ne concernant pas directement un financement politique
n’échappent pas à la mainmise des frères. Dans l’affaire Elf,
Alfred Sirven et André Tarallo en sont, tout comme Pierre Falcone
dans l’Angolagate.
Maçons
en affaires
Au
plan local, la litanie des affaires – sur fond de marchés publics
truqués – comporte également son lot de maçons, essentiellement
sur la Côte d’Azur mais pas seulement. Car au plan local, des
loges ad hoc permettent
de réunir des frères en tous genres, chacun apportant sa touche
particulière. Comme en témoigne la composition de La Constance
Catalane, atelier des Pyrénées-Orientales affilié à la GLNF, qui
recense tous les ingrédients faisant les bons réseaux : un
fonctionnaire de l’Équipement (très utile pour les permis de
construire), des promoteurs en quantité, des banquiers pour financer
les chantiers, des gendarmes (ça peut toujours servir), plus
quelques musiciens et peintres afin de donner un vernis culturel. Un
avocat parisien raconte sa surprise lors de son initiation. Comme de
coutume, on lui a bandé les yeux pendant le rituel d’introduction.
À son terme, retrouvant la vue et découvrant l’aréopage qui
l’entourait, il n’a pu réprimer ce cri du cœur : « Ce n’est
pas une loge, c’est une rafle ! » La plupart de ses nouveaux
frères étaient mis en examen dans des affaires financières.
Après
la « tenue » (le cérémonial au sein d’une loge), place aux «
agapes » (une bonne bouffe entre amis, les épouses étant exclues).
« C’est à table qu’on s’échange services et combines,
témoigne un ancien ministre membre du GO, et c’est vraiment
demandé directement, sans aucune précaution oratoire. » Mieux
qu’une loge traditionnelle, une « fraternelle » : foin des
rivalités entre grandes obédiences nationales, elle rassemble des
frères de tous horizons, débarrassés de toute contingence
ésotérique. « C’est parfait pour le business, témoigne le
membre d’une fraternelle parisienne. Il n’y a jamais de tenues,
simplement des repas d’affaires. C’est leur seul objet social, on
y discute sans vergogne. »
La
gestion des scandales
Un
temps déstabilisées, les obédiences gèrent les scandales comme
elles peuvent. Au Grand Orient, sous l’égide du criminologue Alain
Bauer et de ses successeurs, le ménage interne a plus ou moins
été fait. Mais il n’est pas à l’abri d’une rechute : dans
l’affaire du Carlton à Lille, six des huit mis en examen sont
maçons, dont quatre du GO. Certes, il ne s’agit pas de corruption,
plus prosaïquement de proxénétisme. Mais tout de même…
À
la GLNF, c’est la bérézina. Près de la moitié des frères ont
claqué la porte, les effectifs passant de 43 000 à 25 000 au
tournant des années 2010. L’une de ses figures emblématiques,
Alain Juillet, hiérarque des services de renseignement, a créé une
obédience parallèle en avril 2012, la GLAMF. Son discours inaugural
dit tout : « Après ces années de plomb, où nous étions regardés
comme des suppôts d’un affairisme politisé, où la fraternité
n’était qu’un camouflage, il faut revenir à la vraie
maçonnerie. On ne devient pas franc-maçon pour faire des affaires
en tous genres. » D’autres dignitaires ont multiplié les
diatribes courroucées : « La GLNF, objet de la dérision et de
l’opprobre publics, est en danger de mort. » « L’obédience
s’enfonce chaque jour davantage dans l’arbitraire et le ridicule,
il est impossible de cautionner passivement les multiples déviations.
»
Comment
réagit la GLNF ? Elle exclut à tour de bras le moindre dissident,
s’enferme un peu plus dans sa tour d’ivoire. Entre 2007 et 2012,
son Grand Maître, François Stifani, avocat d’affaires dans le
civil, s’accroche à son maillet tel un forcené. Les AG annuelles
(baptisées « convents ») tournent à la foire d’empoigne où des
opposants hurlent à sa démission, Stifani faisant mine de donner le
change : « Je vous prie de garder la dignité d’homme et de maçon,
ne donnez pas une image déplorable de notre obédience. » La GLNF
doit être placée sous administration provisoire, une première dans
l’histoire maçonnique. Stifani sera finalement exclu de la GLNF
pour l’ensemble de son œuvre, autre première pour un ancien Grand
Maître. Jean-Pierre Servel, encore un avocat azuréen, a pris sa
suite. Un visionnaire, à en croire son discours prononcé lors de
l’intronisation de son prédécesseur : « Veuillez pardonner mon
impertinence, mais peut-être est-ce le moment de s’interroger,
sous la forme d’un divertissement tournant vite à la tragédie,
sur ce qu’il adviendrait dans l’hypothèse où tel Grand Maître,
perdant la raison (je ne m’adresse bien sûr plus à vous),
violerait l’Ordre. À l’évidence, notre Constitution n’a pas
prévu pareille calamité. Le problème ne se posera pas. »
Fatalement,
la litanie des petites corruptions ordinaires a repris son cours
naturel. Septembre 2013 : mise en examen pour trafic d’influence
d’un membre de la GLNF à l’occasion de l’attribution du port
sec de La Ciotat (en compagnie d’Alexandre Guérini). Novembre 2013
: mise en examen pour trafic d’influence d’un proche du maire de
Cannes, ex-membre de la sinistre loge Laurent le Magnifique,
caricature du grenouillage à la mode GLNF, pour avoir perçu des
fonds d’une boîte de nuit après renouvellement de sa concession
sur trente ans. Février 2014 : mise en examen pour corruption d’un
haut fonctionnaire de la préfecture de police de Paris, faisant
sauter les PV des sociétés de location de voitures. « Trafic
d’indulgences », traduiront les initiés. Comme l’a relevé le
blog de L’Express « La lumière », consacré aux dessous
de la maçonnerie, ce flic était « Assistant Grand Porte Glaive »
de la GLNF, autrement dit ministre bis de la Justice interne. Le ver
est décidément dans le fruit.
Renaud
Lecadre
Pour
en savoir plus :
-
Renaud Lecadre, Ghislaine Ottenheimer, Les frères invisibles,
Albin Michel, 2001.