« La
première phase de la domination de l'économie sur la vie sociale
avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine
une évidente dégradation de l'être en avoir. La phase présente de
l'occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés
de l'économie conduit à un glissement généralisé de l'avoir au
paraître, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige
immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité
individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la
puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement qu'elle
n'est pas, il lui est permis d'apparaître. [...]
Le
spectacle est une guerre de l'opium permanente pour faire accepter
l'identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à
la survie augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie
consommable est quelque chose qui doit augmenter toujours, c'est
parce qu'elle ne cesse de contenir la privation. S'il n'y a aucun
au-delà de la survie augmentée, aucun point où elle pourrait
cesser sa croissance, c'est parce qu'elle n'est pas elle-même au
delà de la privation, mais qu'elle est la privation devenue plus
riche. […]
La
satisfaction que la marchandise abondante ne peut plus donner dans
l'usage en vient à être recherchée dans la reconnaissance de sa
valeur en tant que marchandise : c'est l'usage de la marchandise se
suffisant à lui-même; et pour le consommateur l'effusion religieuse
envers la liberté souveraine de la marchandise. Des vagues
d'enthousiasme pour un produit donné, soutenu et relancé par tous
les moyens d'information, se propagent ainsi à grande allure. Un
style de vêtements surgit d'un film ; une revue lance des clubs, qui
lancent des panoplies diverses. Le gadget exprime ce fait que, dans
le moment où la masse des marchandises glisse vers l'aberration,
l'aberrant lui-même devient une marchandise spéciale. Dans les
porte-clés publicitaires, par exemple, non plus achetés mais dons
supplémentaires qui accompagnent des objets prestigieux vendus, ou
qui découlent par échange de leur propre sphère, on peut
reconnaître la manifestation d'un abandon mystique à la
transcendance de la marchandise. Celui qui collectionne les
porte-clés qui viennent d'être fabriqués pour être collectionnés
accumule les indulgences de la marchandise, un signe glorieux de sa
présence réelle parmi ses fidèles. L'homme réifié affiche la
preuve de son intimité avec la marchandise. Comme dans les
transports des convulsionnaires ou miraculés du vieux fétichisme
religieux, le fétichisme de la marchandise parvient à des moments
d'excitation fervente. Le seul usage qui s'exprime encore ici est
l'usage fondamental de la soumission. »
La
Société du Spectacle, Guy
Debord
La
Société du Spectacle
Guy
Debord
Guy
Debord (1931-1994) a suivi dans sa vie, jusqu'à la mort qu'il s'est
choisie, une seule règle. Celle-là même qu'il résume dans
l'Avertissement
pour la troisième édition française de son livre La
Société du Spectacle : «Il
faut lire ce livre en considérant qu'il a été sciemment écrit
dans l'intention de nuire à la société spectaculaire. Il n'a
jamais rien dit d'outrancier.»
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