L’œuvre
de Meyrink pose toutes sortes de problèmes au spécialiste des
doctrines et des pratiques dites « occultes » ; il est facile de se
rendre compte que toutes sortes de traditions secrètes s'y sont
rencontrées : la Kabbale juive, tout d'abord, qui était alors très
répandue dans le Ghetto de Prague — ce quartier si mystérieux
rassemblé autour de la vieille synagogue et du cimetière israélite,
où se trouve la tombe du rabbin Lôw, le constructeur du légendaire
Golem ; l'alchimie aussi mais, aussi, d'autres doctrines, plus
troubles, empruntées à la Théosophie de Mrs Besant, à
l'enseignement de l'initié hindou Ramana Maharishi (le maître de Paul
Brunton) et à certaines loges paramaçonniques se réclamant de
l'ésotérisme égyptien.
Le Pr
Scholem a reproché à Meyrink son syncrétisme, préjudiciable, à
ses yeux, à la pureté de la tradition rabbinique, mais il
reconnaît, néanmoins, le grand intérêt « occulte » du roman «
Le Golem ». […]
« Le
Golem » est, de tous les ouvrages de Meyrink, le plus célèbre et,
sans conteste, l'un des plus fascinants. Trois artistes se sont
essayés à l'illustrer : Hugo Steiner, Fritz Schwimheck, Alfred
Kubin. Il a fait l'objet d'une traduction française remarquable.
« Le
Golem » peut, si l'on veut, être rangé parmi les chefs-d’œuvre
de l'expressionnisme ou, encore, du « réalisme magique » ; mais
c'est, en fait, un roman inclassable, dont l’originalité est
éclatante ce roman est une vaste épopée du Ghetto de Prague, où
le réalisme, la satire sociale, le mystère, l'insolite se mêlent à
l'analyse psychologique et, même aux expériences mystiques. Réalité
et irréalité s'interpénètrent sans cesse : au réalisme le plus
décidé, le plus cruel, se mêlent des visions, des rêves, des
illuminations qui sont la synthèse d'éléments mystiques juifs,
slaves, germaniques et, même « égyptiens ».
La
légende du rabbin de Prague et de son « Golem », cet homme
artificiel formé d'argile et animé à l'aide de formules
kabbalistiques, n'est que le prétexte de l'ouvrage : le « Golem »
du chef-d’œuvre de Meyrink n'est pas, en fait, cette sorte de
statue animée : le « Golem » de Meyrink c'est, d'une part, une sorte
de « Matérialisation », d'égrégore de l'âme collective du
Ghetto ; c'est, d'autre part, le « double » du héros : il permet à
Pernath de prendre conscience de la nécessité de purifier, de «
délivrer » son moi singulier. Meyrink a voulu montrer que le but à
rechercher par l'initié. est d'être un citoyen des deux mondes —
un homme qui, tout en vivant ici-bas, participe à l'au-delà.
Toute
l'action du « Golem » — et Dieu sait qu'elle est complexe,
entrecroisée d'intrigues amoureuses, financières, policières ! —
se déroule à Prague, et le vieux Ghetto de cette merveilleuse cité,
les vieilles ruelles pleines de mystère y sont décrits avec un
réalisme hallucinant. Mais, chez Meyrink, Prague n'est pas seulement
la cité de ce nom : c'est un lieu sacré, un lieu d'initiation ; «
Le Golem » décrit, en même temps que les aventures d'Athanase
Pernath dans le vieux Prague, les pérégrinations de Gustav
Meyrink dans les secrets de l'âme ; Prague devient un
gigantesque symbole. destiné à montrer à l'initiable la voie qui
mène à l'éducation supérieure de l'âme. On peut rappeler, à ce
propos, qu'il existe une Égypte mythologique, avec ses villes
et ses sanctuaires — une sorte de « double » céleste de l’Égypte
terrestre. On retrouve d'ailleurs de telles « géographies mythiques
» dans toutes les traditions ésotériques (à commencer par la «
Jérusalem céleste » de saint Jean).
Par
ailleurs, le Ghetto de Prague n'est pas, dans le roman de Meyrink une
réalité passive : c'est un véritable être collectif. Les vieilles
maisons, les vieilles ruelles semblent dotées d'une vie louche et
inquiétante :
« J'eus
l'impression, remarque le héros au chapitre IV (« Prague »), que
toutes les maisons se raidissaient devant moi, avec de perfides
visages pleins d'une méchanceté indicible. Les portes : des gueules
béantes et noires, auxquelles manquait la langue. Des gorges qui à
chaque instant pouvaient jeter un cri strident, si perçant, si
haineux, qu'il devait causer l'effroi jusqu'au plus profond de notre
être ». […]
L'un des
thèmes favoris de Meyrink est le sommeil dans lequel vit
l'âme qui n'a pas encore été illuminée. Voici, à cet égard, les
paroles que le romancier met dans la bouche de l'archiviste Chemajah
Hillel, initié aux secrets de la Kabbale :
«
Lorsque l'homme se lève de son lit, il croit avoir secoué le
sommeil sans savoir qu'il devient la proie de ses sens et la victime
d'un sommeil nouveau, plus profond encore que le précédent, auquel
il a échappé. Il n'existe qu'un vrai état de veille, celui duquel
tu t'approches maintenant ».
Le
chapitre IX, « Spectres », est l'un des plus profonds, des plus
significatifs de tout le livre. On y voit Maître Pernath parvenir, à
la suite de pérégrinations souterraines (le labyrinthe joue, ne
l'oublions pas, un rôle dans beaucoup de légendes initiatiques),
dans la chambre secrète à la fenêtre grillagée. Le héros y
découvre les vêtements du Golem, et un vieux jeu de Tarots.
Survient alors l'une des scènes les plus extraordinaires, au cours
de laquelle l'une des cartes du jeu de tarots — le Pagad —
devient le « double » du héros :
« Je
restai là accroupi, des heures et des heures — immobile — dans
mon coin, le squelette raidi par le froid avec des habits étrangers
et moisis. Et lui vis-à-vis : moi-même ».
Le thème
du « double » se retrouvera au chapitre XIX, quand Pernath, sorti
de prison, retrouve le Ghetto bouleversé par la pioche des
démolisseurs :
« ...je
me retournai tout à coup et : MON IMAGE SE TROUVAIT SUR LE SEUIL,
MON SECOND MOI, DANS UN MANTEAU BLANC, UNE COURONNE SUR LA TETE ».
Au même
chapitre se retrouve le symbolisme du Pendu :
« Je
veux sauter sur le barreau de la grille, la manque, perds l'appui de
la corde. Un instant je reste suspendu, la TÊTE EN BAS, LES JAMBES
CROISEES, entre le ciel et la terre ».
Dans un
article, Réflexions sur les Tarots et essai d'interprétation
(1956), notre ami Louis Bresson fait remarquer à propos de l'arcane
XII, le Pendu, symbole du Sacrifice initiatique :
« C'est
cette vie active ou tout au moins la primauté de cette vie, qu'il
abandonne dans son sacrifice volontaire, symbolisé par les jambes
croisées en forme de quatre, signe astrologique de Jupiter,
dispensateur des biens matériels ».
Pour
Meyrink, porte-parole de toutes les traditions initiatiques, l'homme
ordinaire n'est pas libre :
« Un
noir soupçon me prit alors : n'en serait-il pas de nous, simples
mortels, comme des papiers ? Peut-être qu'un vent insaisissable nous
pousse ça et là et détermine nos actions, tandis que, dans notre
naïveté, nous croyons dépendre de notre propre et libre arbitre.
Si en nous la vie n'était autre chose que le tourbillon énigmatique
d'un vent ? ». Et la rançon de la Connaissance, c'est la haine, la
jalousie des profanes : voyez le passage où Pernath, revêtu des
vêtements du Golem est poursuivi par la foule haineuse et terrifiée.
La
Kabbale indique la clef du salut, mais, cette clef, chacun
doit la découvrir par soi-même :
«
Pensez-vous donc, remarque l'archiviste Hillel que nos écrits juifs
soient mis en consonnes simplement par bon plaisir ? — Chacun
doit soi-même trouver
les voyelles mystérieuses qui, à lui seul, révèle le sens exact
— le mot vivant ; ne doit pas se figer en dogme mort ».
Cette
vérité est corroborée par le Tarot. Et Meyrink, pour mieux
préciser sa pensée, nous rappelle une vieille légende des rabbins
kabbalistes :
« La
tradition raconte que trois hommes descendirent un jour dans le
royaume des ténèbres ; l'un devint fou, le second aveugle ; seul le
troisième, Rabbi ben Akiba, revient sain et sauf à la maison et dit
qu'il se serait rencontré lui-même ».
Le «
second moi », symbolisé par le Golem, est comme le leitmotiv de
tout le roman :
« Elle
[la feue épouse de l'archiviste Hiller] se disait fermement
convaincue qu'il [le Golem] avait été sa propre âme, laquelle,
échappée de son corps, lui avait fait face un instant et l'aurait
fixée avec les traits d'une personne étrangère ».
L'initiation
fait de l'homme un être différent de ses semblables, séparé d'eux
par une solitude radicale :
« Comme
quelqu'un qui se trouve, tout à coup, transporté dans un immense
désert de sable, je me rendis compte en une fois de la solitude
profonde et gigantesque qui me séparait de mes semblables ».
Et
Pernath nous dit encore « Alors renaît en moi la légende du Golem
mystérieux, cet homme artificiel que jadis au Ghetto, un rabbin
kabbaliste avait créé de l'élément et voué à une présence
automatique sans pensée, en lui mettant un mot magique entre les
dents. Et comme le Golem, à l'instant où on lui retira de la bouche
cette syllabe secrète, redevint une rigide statue de terre, ainsi
doivent s'évanouir je crois — ces personnages au moment où on
effacera de leur cerveau ou une idée minuscule, ou une habitude sans
but, ou une attente résignée ». […]
Mais le
problème le plus énigmatique que Meyrink a voulu traiter dans son
roman est celui de l'unité existant entre certaines âmes,
qui, bien que réparties entre diverses personnalités corporelles,
sont, en fait, une seule et même. âme (la métapsychique a retrouvé
ce vieux problème, qu'elle appelle « polypsychisme »). Il
convient, à ce propos, de méditer cette phrase, qui est beaucoup
plus lourde de conséquences qu'elle ne le paraît :
« Si
je ne me trompe pas, il [Pernath] passait à son époque pour un fou.
Une fois il prétendait s'appeler.., attendez donc, oui Laponder ! Et
ensuite il se fit passer pour un certain Charousek ».
Gustav
Meyrink a médité sur les secrets de la « scission » (Spaltung)
des âmes humaines, illustrée par les trois personnages,
apparemment distincts. d'Athanase Pernath, de Charousek et de
Laponder. Il existe, entre certaines âmes, une étrange symbiose,
qui montre que la même entité psychique peut être dissociée entre
diverses personnalités corporelles. Meyrink est allé, d'ailleurs,
plus loin encore, et a redécouvert un grand secret traditionnel :
l'illumination soudaine permet de reconnaître qu'un lien
secret unit les hommes.
Dans sa
doctrine de l'illumination. Meyrink a retrouvé l'enseignement des
divers ésotérismes, et il y aurait de très intéressants
parallèles à faire avec de nombreuses traditions. Rappelons, en
particulier, ce que nous dit Mme Alexandra David-Néel à propos des
méthodes illuminatrices des initiés tibétains :
«
...l'initié aux enseignements secrets considère ses vies
précédentes comme étant multiples. Non point multiples seulement
dans une succession qui se prolonge dans le temps, mais multiples en
directions différentes, en épisodes coexistants, en rayons divisés
émanant de multiples faisceaux de forces — faisceaux que nous
dénommons individus ».
La
clef de toute illumination est à rechercher dans l'âme humaine
elle-même. Villiers de l'Isle-Adam nous le rappelle, dans Axel :
« Car tu possèdes l'être réel de toutes choses en ta pure
volonté, et tu es le Dieu que tu peux devenir — Oui, tel est le
dogme et l'arcane premier du réel Savoir » — « Tu n'es que ce
que tu penses : pense-toi donc éternel » — « Le tombeau de
Salomon, c'est la poitrine même de celui qui peut concevoir la
Lumière-incréée »
Sous une
forme très différente mais, au fond, voisine, cette idée se
retrouve chez l'un des maîtres de l' « insolite », Marcel Béalu :
« La
plupart des hommes ne voient pas parce qu'ils sont trop accoutumés à
voir... Il faut déplacer le regard, changer l'angle de vision pour
que la vérité essentielle apparaisse dans un nouveau relief. Donner
à chacun regard à sa mesure, puisqu'il est impossible de
transformer le monde à la mesure de chaque regard... ».
En
somme, l'auteur du « Golem » n'a fait que retrouver le point de
départ même de l'expérience illuminatrice.
Serge
Hutin
Le
Golem
Quatrième
de couverture :
1915.
Tandis que la Première Guerre mondiale ensanglante l'Europe, un
auteur quasiment inconnu publie son premier roman, qui connaît un
succès foudroyant. Placé sous le signe du Golem, cette créature
d'argile façonnée jadis par un rabbin, et qui revient hanter la
ville tous les trente-trois ans, le livre ressuscite la Prague du
tournant du siècle : Prague et son ghetto, rasé quelques années
avant la guerre par des autorités soucieuses d' "
assainissement ". Dans ses rues tortueuses où sont tapis des
êtres fantastiques, dévorés par la passion et la haine, des crimes
se commettent, tandis que les couples dansent dans des cabarets
sordides. La folie sourd des vieilles pierres... elle poisse les
songes et les souvenirs, elle sème sous les pas des passants des
arcanes indéchiffrables. jusqu'où le narrateur ira-t-il pour se
libérer de son emprise et connaître enfin son destin ?