vendredi, mai 04, 2012

Obama, sa maman et la religion





Les Américains sont un peuple religieux, c'est un truisme. Selon les études les plus récentes, 95 % d'entre eux croient en Dieu, plus des deux tiers appartiennent à une Église, 37 % se considèrent comme des chrétiens engagés et ils sont considérablement plus nombreux à croire aux anges qu'à l'évolution. La religion ne se limite pas pour eux aux lieux de culte. Des livres proclamant la fin des temps se vendent par millions d'exemplaires, des airs de musique chrétienne sont en bonne place sur la liste des best-sellers musicaux et de nouvelles églises géantes sortent chaque jour de terre, semble-t-il, dans les banlieues des grandes métropoles, fournissant toutes sortes de services allant de la garderie aux rencontres pour personnes seules en passant par le yoga et les cours de gymnastique Pilates. George W. Bush rappelle souvent que le Christ l'a transformé et les joueurs de football pointent un doigt vers le ciel après chaque essai, comme si Dieu, de la touche céleste, choisissait les combinaisons de jeu.

Bien sûr, cette ferveur n'est pas nouvelle. Les Pères Pèlerins sont venus sur nos côtes pour échapper aux persécutions religieuses et pratiquer librement leur branche particulière d'un calvinisme strict. Le « réveil » évangélique a plusieurs fois balayé le pays et les vagues successives d'immigrants ont fait appel à leur foi pour ancrer leur vie dans cet étrange Nouveau Monde. Le sentiment et le militantisme religieux ont donné naissance à plusieurs de nos mouvements politiques les plus puissants, de l'abolitionnisme aux droits civiques et au populisme d'un William Jennings Bryan.

Pourtant, si vous aviez demandé il y a cinquante ans aux commentateurs sociologiques les plus éminents quel était l'avenir de la religion en Amérique, ils vous auraient sans nul doute répondu qu'elle était sur le déclin. La religion à l'ancienne dépérissait, victime de la science, de niveaux d'éducation plus élevés dans la population et des merveilles de la technologie, arguait-on. Les gens respectables continuaient à aller à la messe tous les dimanches, les brandisseurs de bible et les guérisseurs par la foi continuaient à parcourir le circuit du « réveil » religieux dans le Sud, la peur du « communisme athée » contribuait à nourrir le maccarthysme et le « péril rouge », mais, d'une manière générale, la pratique religieuse traditionnelle — et à coup sûr le fondamentalisme — était considérée comme incompatible avec la modernité, comme un refuge des pauvres et des illettrés contre les duretés de l'existence. Mêmes les croisades monumentales de Billy Graham étaient traitées par les experts et les universitaires comme un curieux anachronisme, le vestige d'un temps qui n'avait rien à voir avec des tâches sérieuses comme la gestion d'une économie moderne ou la conception d'une politique étrangère.

Lorsque les années 1960 arrivèrent, un grand nombre des dirigeants des Églises classiques, protestante et catholique, avaient conclu que pour survivre les institutions religieuses devaient s'« adapter » à une époque changeante en modifiant la doctrine en fonction de la science et en définissant un évangile social s'attelant aux préoccupations matérielles, inégalités économiques, racisme, sexisme, militarisme américain.

Que s'était-il passé ? En partie, on a toujours exagéré le refroidissement du zèle religieux américain. À cet égard au moins, la critique conservatrice de l'« élitisme de gauche » est en grande partie fondée : retranchés dans les universités et les grands centres urbains, les universitaires, les journalistes et les pourvoyeurs de culture populaire n'ont tout bonnement pas su comprendre le rôle que les formes d'expression religieuse continuaient à jouer dans la population, d'un bout à l'autre du pays. L'incapacité des institutions culturelles à comprendre le besoin de religion de l'Amérique a contribué à développer dans le domaine spirituel un esprit d'entreprise sans égal dans les autres pays industrialisés. Poussé hors de vue mais vibrant encore de vitalité dans tout l'intérieur du pays et la Bible Belt, un univers parallèle a émergé, un monde fait non seulement de « réveil » religieux et de ministères prospères mais aussi de télévisions, de radios, d'universités, de maisons d'édition et de distractions chrétiennes, permettant aux croyants de rejeter la culture populaire de la même façon que celle-ci les rejetait.

La répugnance de nombreux chrétiens évangéliques à s'engager en politique — leur concentration intérieure sur le salut individuel et leur volonté de rendre à César ce qui lui appartient — aurait peut-être duré éternellement s'il n'y avait eu les bouleversements sociaux des années 1960. Dans l'esprit des chrétiens du Sud, la décision d'une lointaine Cour fédérale de mettre fin à la ségrégation semblait aller de pair avec ses décisions de supprimer la prière à l'école : c'était un assaut sur plusieurs fronts contre les piliers traditionnels de la vie sudiste. Dans toute l'Amérique, le mouvement féministe, la révolution sexuelle, l'affirmation de soi croissante des gays et des lesbiennes et, d'une manière déterminante, la sentence de la Cour suprême dans l'affaire Roe contre Wade semblaient constituer un défi direct aux enseignements de l'Église sur le mariage, la sexualité et le rôle propre de l'homme et de la femme. Se sentant attaqués et tournés en ridicule, les chrétiens conservateurs estimèrent qu'il ne leur était plus possible de s'isoler des grands courants politiques et culturels du pays. Et si c'est Jimmy Carter qui a introduit le langage du christianisme évangélique dans la politique moderne, le Parti républicain, en portant l'accent sur la tradition, l'ordre et les « valeurs familiales », était le mieux placé pour moissonner cette vague de chrétiens évangéliques éveillés à la politique et les dresser contre l'orthodoxie de gauche.

Inutile de répéter ici comment Ronald Reagan, Jerry Falwell, Pat Robertson, Ralph Reed et, finalement, Karl Rove et George W. Bush ont mobilisé cette armée de fantassins du Christ. Il suffit de souligner que les chrétiens évangéliques blancs sont aujourd'hui (avec les catholiques conservateurs) le cœur et l'âme de la base du Parti républicain, un noyau de partisans constamment mobilisés par un réseau de chaires et de médias que la technologie n'a fait qu'amplifier. Ce sont leurs thèmes — la lutte contre l'avortement, contre le mariage homosexuel, la prière à l'école, le « dessein intelligent », Terri Schiavo, l'affichage des Dix Commandements dans les tribunaux, l'éducation à la maison, les bons de scolarité et la composition de la Cour suprême — qui font souvent la une des journaux et constituent l'une des principales lignes de faille de la politique américaine. Chez les Américains blancs, la ligne de partage la plus déterminante pour l'adhésion à un parti ne passe pas entre hommes et femmes, entre ceux qui résident dans les États « rouges » et ceux qui vivent dans les États « bleus », mais entre ceux qui vont régulièrement à la messe et ceux qui n'y vont pas. Les démocrates s'efforcent d'avoir la religion de leur côté, alors même qu'un noyau de notre électorat demeure obstinément laïc dans son orientation et craint — à juste titre — que le programme d'un pays s'affirmant vigoureusement chrétien ne laisse aucune place à leurs choix de vie.

Mais l'influence politique grandissante de la droite chrétienne n'explique par tout. Si la Majorité morale et la Coalition chrétienne se sont nourries du mécontentement de nombreux chrétiens évangéliques, ce qui est plus remarquable, c'est la capacité de l'évangélisme non seulement à survivre mais à prospérer dans une Amérique moderne, high-tech. Alors que les Églises protestantes traditionnelles perdent toutes des fidèles, les Églises évangéliques se développent, suscitent chez leurs membres un niveau d'engagement et de participation qu'aucune autre institution américaine n'atteint.

Il y a à cette réussite diverses explications allant de l'habileté en marketing au charisme des dirigeants. Mais leur succès traduit aussi un besoin du produit qu'ils vendent, une faim de spirituel qui va au-delà de toute question ou cause particulière. Chaque jour, semble-t-il, des milliers d'Américains vaquent à leurs occupations quotidiennes — ils déposent leurs enfants à l'école, se rendent au bureau, prennent l'avion pour une réunion d'affaires, font les courses au centre commercial, s'efforcent de suivre leur régime — et s'aperçoivent qu'il leur manque quelque chose. Ils se rendent compte que leur travail, leurs biens, leurs distractions, leurs activités ne leur suffisent pas. Ils veulent avoir le sentiment d'un but, de quelque chose qui les soulagera d'une solitude chronique ou les élèvera au-dessus du fardeau de la vie quotidienne. Ils ont besoin de savoir que quelqu'un là-haut se soucie d'eux, les écoute, qu'ils ne sont pas simplement voués à rouler sur une autoroute menant au néant.

Si je suis à même de percevoir ce mouvement vers un engagement religieux plus profond, c'est peut-être parce que c'est une route que j'ai parcourue.

Je n'ai pas été élevé dans une famille croyante. Mes grands-parents maternels, originaires du Kansas, ont baigné dans la religion dès leur enfance : mon grand-père a été élevé par des grands-parents baptistes très croyants après que son père a disparu sans laisser d'adresse et que sa mère s'est suicidée ; les parents de ma grand-mère — qui occupaient une place un peu plus haute dans la hiérarchie de la société des petites villes de la Grande Crise (son père travaillait dans une raffinerie de pétrole, sa mère était institutrice) — étaient des méthodistes pratiquants.

Mais pour les mêmes raisons peut-être que mes grands-parents finiraient par quitter le Kansas pour s'installer à Hawaï, la foi n'a jamais pris racine dans leur cœur. Ma grand-mère était trop rationnelle et trop têtue pour croire à quelque chose qu'elle ne pouvait ni voir, ni sentir ni toucher. Mon grand-père, le rêveur de la famille, avait cette sorte d'âme agitée qui aurait pu trouver refuge dans une croyance religieuse s'il n'avait eu d'autres traits de caractère — un esprit rebelle, une incapacité totale à réfréner ses appétits, et une grande tolérance à l'égard des faiblesses des autres — qui l'empêchaient de trop s'impliquer dans quelque domaine que ce soit.

Cette combinaison — le rationalisme intransigeant de ma grand-mère, la jovialité de mon grand-père, son incapacité à juger les autres et lui-même trop sévèrement — s'est transmise à ma mère. Sa propre expérience d'enfant sensible et studieuse grandissant dans de petites villes du Kansas, de l'Oklahoma et du Texas n'a fait que renforcer ce scepticisme hérité. Elle n'avait pas gardé un bon souvenir des chrétiens qui peuplaient sa jeunesse. Parfois, elle évoquait à mon intention les prédicateurs sentencieux qui rejetaient les trois quarts de la population du monde comme des païens ignorants condamnés à une damnation éternelle et qui, dans un même souffle, affirmaient que la terre et les cieux avaient été créés en sept jours, malgré toutes les preuves géologiques et astrophysiques du contraire. Elle se rappelait les bigotes, toujours promptes à éviter ceux qui se révélaient incapables de satisfaire à leurs propres critères de décence alors même qu'elles s'efforçaient désespérément de cacher leurs sales petits secrets personnels, et les bigots, qui proféraient des injures racistes et tiraient de leurs ouvriers tout le profit possible.

Pour ma mère, la religion organisée habillait trop souvent l'étroitesse d'esprit du manteau de la piété et enveloppait la cruauté et l'oppression dans la cape de la vertu.

Cela ne signifie pas qu'elle ne m'ait donné aucune instruction religieuse. Dans son esprit, une connaissance des grandes religions du monde constituait un élément indispensable d'une éducation complète. Dans notre foyer, la Bible, le Coran et la Bhagavad-Gita voisinaient sur les étagères avec des livres de mythologie grecque, scandinave et africaine. À Pâques ou à Noël, ma mère m'emmenait parfois à l'église comme elle m'emmenait au temple bouddhiste, dans un sanctuaire shintoïste ou sur un site funéraire ancien d’Hawaï. Mais elle me faisait comprendre que ces échantillons religieux ne demandaient aucun engagement soutenu de ma part : ni exercices d'introspection ni auto-flagellation. La religion est une expression de la culture humaine, m'expliquait-elle, elle n'est pas sa source, elle n'est qu'une des nombreuses façons — et pas nécessairement la meilleure — par lesquelles l'homme tente de gérer l'inconnaissable et de saisir les vérités profondes de notre vie.

En somme, ma mère voyait la religion avec les yeux de l'anthropologue qu'elle deviendrait : un phénomène à traiter avec le respect mais aussi le détachement adéquats. En outre, dans mon enfance, je fréquentais rare-ment des gens qui auraient pu me proposer une vision différente de la foi. Mon père était presque totalement absent puisqu'il avait divorcé de ma mère quand j'avais deux ans. De toute façon, bien qu'il ait été élevé dans la foi musulmane, il était devenu un athée endurci lorsqu'il avait rencontré ma mère et il considérait la religion comme une superstition comparable au charabia des sorciers qu'il avait vus dans les villages kényans de son enfance.

Ma mère s'est remariée avec un Indonésien à l'esprit tout aussi sceptique, un homme pour qui la religion n'était pas particulièrement utile pour faire son chemin dans le monde, et qui avait grandi dans un pays mêlant à l'islam des restes d'hindouisme, de bouddhisme et d'anciennes traditions animistes. Pendant les cinq années que j'ai passées en Indonésie avec mon beau-père, j'ai fréquenté d'abord une école de quartier catholique puis une école majoritairement musulmane. Dans les deux cas, ma mère se préoccupait moins de mon initiation au catéchisme ou de mes interrogations sur le sens de l'appel du muezzin à la prière du soir que de me faire apprendre mes tables de multiplication.

Pourtant, malgré le laïcisme qu'elle professait, ma mère était à de nombreux égards la personne la plus éveillée à la spiritualité que j'aie connue. Elle avait un instinct infaillible pour la gentillesse, la charité et l'amour, et passait une grande partie de sa vie à se fier à cet instinct, parfois à son détriment. Sans le secours de textes religieux ou d'autorités extérieures, elle a grandement contribué à instiller en moi des valeurs que beaucoup d'Américains apprennent au catéchisme : honnêteté, empathie, discipline, gratification différée, travail. Elle s'indignait de la pauvreté et de l'injustice, et méprisait ceux qui y étaient indifférents. [...]

Tout d'abord, j'ai été attiré par la capacité de la tradition religieuse afro-américaine à stimuler les changements sociaux. Par nécessité, l'Église noire a dû secourir la personne entière. Par nécessité, l'Église noire se payait rarement le luxe de séparer salut individuel et salut collectif. Elle a dû jouer pour la communauté le rôle de centre aussi bien politique, économique et social que spirituel. Elle a saisi dans son essence l'appel biblique à nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus et défier les puissants. Dans l'histoire de ces luttes, j'ai pu voir dans la foi plus qu'un simple réconfort pour ceux que la vie a usés, plus qu'un rempart contre la mort : la foi a été un agent actif, tangible, dans le monde. Dans la vie quotidienne des hommes et des femmes que je rencontrais chaque jour à l'église, dans leur capacité à « trouver un moyen dans l'absence de moyens », à maintenir l'espoir et la dignité dans les situations les plus difficiles, je voyais le Verbe se manifester.

C'est peut-être dans cette connaissance intime des duretés de la vie, dans l'enracinement de la foi dans la lutte que l'Église noire historique m'a offert une deuxième prise de conscience : avoir la foi ne signifie pas que vous ne doutez pas ou que vous relâchez votre emprise sur ce monde. Longtemps avant qu'il devienne à la mode chez les évangélistes de télévision, le sermon noir typique reconnaissait volontiers que les chrétiens (pasteurs compris) pouvaient éprouver la même cupidité, le même ressentiment, la même luxure et la même colère que tout le monde. Les gospel songs, les pieds qui frétillent de bonheur, les larmes et les cris, tout cela traduisait une libération, une reconnaissance et finalement une canalisation de ces sentiments. Dans la communauté noire, les limites entre pécheurs et élus étaient plus souples ; les péchés de ceux qui allaient à l'église n'étaient pas très différents des péchés de ceux qui n'y allaient pas et on pouvait donc en parler avec humour tout en les condamnant. Vous aviez besoin de venir à l'église précisément parce que vous étiez de ce monde et non pas séparé de lui ; riche, pauvre, pécheur, élu, VOUS aviez besoin d'embrasser le Christ précisément parce que vous aviez des péchés à expier : parce que vous étiez humain et que, dans votre voyage difficile, il vous fallait un allié pour niveler les pics et combler les vallées, pour rendre droits tous ces chemins tortueux.

C'est à cause de cette vision nouvelle — l'engagement religieux n'exigeait pas de moi de suspendre toute pensée critique, de me désengager du combat pour la justice économique et sociale ou plus généralement de me retirer du monde que je connaissais et que j'aimais — que j'ai enfin pu descendre un jour l'allée centrale de la Trinity United Church of Christ et me faire baptiser. C'était plus un choix qu'une révélation : les questions que je me posais n'ont pas disparu par magie. Mais là, en m'agenouillant sous un crucifix dans le South Side de Chicago, j'ai senti l'esprit de Dieu me faire signe. Je me suis soumis à Sa volonté et je me suis engagé à découvrir Sa vérité.

Barack Obama


La maman des poissons

Les personnes nouvellement converties sont appelées pisciculi (« petits poissons »). Les penseurs chrétiens soulignent également que, lors du Déluge originel, les poissons furent épargnés par la colère divine, et ils assimilent parfois les chrétiens, au moment du baptême, précisément à des poissons.


jeudi, mai 03, 2012

La vision politique de Gandhi





Laissant derrière lui la crise qui sévit en Europe, Lanzan del Vasto arrive en Inde en 1937 et se rend auprès de Gandhi.

« A une civilisation dont le trait caractéristique est la lutte du prolétariat et de la bourgeoisie, Gandhi veut opposer une culture dont le fondement soit l'accord de la paysannerie et de l'artisanat.

Pour que subsiste une civilisation divisée comme la nôtre, il faut que l'État affirme toujours plus fortement sa prépondérance, soit qu'il admette la lutte des classes et maintienne l'alternative des partis, soit qu'il abolisse un des extrêmes, mate l'autre et réalise l'unité à son propre profit.

Le but principal du Gouvernement tel que le conçoit Gandhi, c'est de se rendre de moins en moins nécessaire : c'est de créer des conditions telles qu'on se puisse passer de lui. « Le meilleur gouvernement, a dit Goethe, est celui qui nous enseigne le mieux à nous gouverner nous-mêmes. » Il est clair que la puissance de l'État augmente en proportion de l'incapacité des hommes à s'appliquer la loi sans qu'on les y force, tandis que l'habitude de la soumission à la force éteint le jugement et le contrôle de soi et aggrave le mal. Dans le régime gandhien au contraire, la plus large autonomie administrative viendrait partout corroborer l'autarcie économique, de sorte que les autorités de chaque village acquerraient des droits presque souverains.

Le système est celui qui a dominé dans l'Inde pendant des millénaires. C'est celui qui a dominé en Chine et en Égypte, dans tous les empires millénaires. C'est grâce à lui que ces grands peuples pensifs et pacifiques ont pu se constituer des institutions inébranlables, garder des traditions primordiales, conduire à maturité leur culture, devenir pour les autres peuples les sources véritables de toute culture. Nous les éphémères, nous les intermittents, nous les accidentels, nous ne devons pas oublier que nous ne possédons rien de bon qui n'ait été conçu, connu et pratiqué, des siècles auparavant, par ces peuples-là et qui ne nous ait été transmis par tels intermédiaires qui s'attribuèrent l'honneur de l'invention.

Ces empires sans doute ont entretenu de puissantes dynasties théocratiques et militaires, ont soutenu des guerres, ont subi des invasions dévastatrices. Mais ni la fortune des armes ni la forme du gouvernement ne regardaient la vie pratique et spirituelle du village qui opposait à toutes les vicissitudes extérieures un fond immuable. Le tribut payé aux uns ou aux autres, le laboureur se trouvait quitte et pouvait assister en spectateur aux querelles des princes, et même à l'arrivée successive des conquérants.

Même les Mongols musulmans, maîtres sanguinaires et détestables, avaient respecté cet heureux ordre de choses et se contentaient d'en profiter. Il a fallu la venue des Anglais — beaucoup moins inhumains d'ailleurs, et moins tyranniques — pour gâter le pays de fond en comble. Ce n'est pas le fardeau, pourtant non léger, du Gouvernement impérial, ce n'est pas l'armée avec ses canons, qui ont consommé cette ruine :
C'est le camelot avec sa valise. […]

On ne comprendra rien à la politique de Gandhi si l'on ignore que le but de sa politique n'est pas une victoire politique mais spirituelle.

Tel qui sauve son âme ne sert pas seulement lui-même : la division qui subsiste entre les corps ne sépare point les âmes : tel qui sauve son âme sauve en vérité l’Âme, amasse un bien qui appartient à tous : suffit que les autres s'en aperçoivent pour en profiter. Tel part de l'autre bout et s'appliquant à servir les autres sauve son âme. Les Hindous appellent ce genre d'hommes un Karma-yoguî, un ascète de l'Action. Ils le figurent comme un sage siégeant dans la pose de la méditation et tenant une épée au poing. Gouverner peut être une manière de servir autrui et de sauver son âme. Chasser de l'Inde les Anglais constituerait une ambition bien mesquine et banale pour un si grand sage que Gandhi. Son but est de délivrer le peuple de ses maux (dont les Anglais sont le moindre, et le plus apparent). Son but est de délivrer son âme de l'ignorance : de vivre, c'est-à-dire d'essayer la vérité. [...]

« Résistance passive », c'est ainsi qu'on entend communément parler de la politique de Gandhi. La nommer ainsi, c'est déjà se disposer à n'y rien comprendre. Il suffit pour cela qu'on donne à « passif » le sens d' « inerte » et qu'on imagine qu'il s'agit de je ne sais quelle « force d'inertie », nouvelle forme sans doute de la fameuse « paresse orientale » ; ou bien qu'on s'en rapporte au fameux « fatalisme oriental » et qu'on y voie une résignation à l'injustice comme à un malheur que Dieu envoie.

La résistance non-violente que dirige Gandhi se montre plus active que la résistance violente. Elle demande plus d'intrépidité, plus d'esprit de sacrifice, plus de discipline, plus d'espérance. Elle agit sur le plan des réalités tangibles et agit sur le plan de la conscience. Elle opère une transformation profonde en ceux qui la pratiquent et parfois une conversion surprenante de ceux contre lesquels on l'exerce. »

Lanzan del Vasto





L'art de gouverner d'Ashoka




mercredi, mai 02, 2012

L'institution du mal





Le mal dans l'histoire et la société

Le mal ne trouve pas seulement son expression dans la volonté individuelle, mais se manifeste dans l'ensemble des entreprises collectives (politiques et historiques) de vie en commun. Peut-être s'y manifeste-t-il d'ailleurs plus clairement et plus radicalement, un peu comme la justice de l'âme, selon Platon, devait être rendue visible dans la justice de la Cité.

C'est d'abord sous la forme de la violence que le mal entre dans l'histoire. Certes, la violence n'est pas le mal puisqu'elle n'a pas d'abord un sens moral (elle est plus un effet qu'une intention). Mais il n'est pas douteux non plus, qu'au niveau historique, la violence, en tant qu'elle est un pouvoir que l'homme exerce sur l'homme, constitue la manifestation par excellence du mal moral. Il convient avec Freud d'en établir la genèse psychique, mais aussi de se demander ce qui fait de la sphère politique l'occasion privilégiée du mal.

L'idée selon laquelle l'histoire humaine constitue le sol dans lequel s'enracine et s'exprime le mal, est paradoxalement liée à l'idée d'un sens positif de cette même histoire. Il faut bien, en effet, placer ses espérances dans le devenir des hommes, supposer un progrès de l'humanité au cours du temps, pour que le mal historique puisse être repéré dans ce qui, à chaque fois, remet en cause cette évolution. C'est ce qu'illustre parfaitement la pensée de Hegel qui comprend l'histoire comme le développement progressif de la conscience que prennent les hommes de leur propre liberté.

S'interroger sur le mal dans l'histoire, c'est donc pour Hegel s'interroger sur les apparentes discontinuités dans ce progrès vers le bien. Plus concrètement, le simple fait que les révolutions faites au nom de la liberté se révèlent meurtrières devient problématique. Une théodicée historique consiste donc en la justification de ce qui, dans l'histoire, semble contredire la puissance de la raison ; elle s'élabore autour d'une réévaluation du négatif sans lequel il n'existe aucune dynamique de progrès (pas de libération sans guerres de libération).

On comprend, dans ces conditions, que l'histoire ait pu être considérée comme la religion moderne en ce sens que toutes les espérances réservées à l'au-delà ont été transposées au monde humain. Au nom de l'histoire, comme précédemment au nom de l'harmonie de l'univers décrétée par Dieu, le mal doit être justifié et ne pas apparaître comme absurde.

Malgré toutes les difficultés d'une telle conception, elle permet au moins d'inscrire le mal dans une problématique anthropologique : si le mal apparaît dans l'histoire, c'est qu'il est une réalité proprement humaine. Cette perspective a été radicalisée par Hobbes pour qui le mal n'est que le résultat d'une convention. À l'état de nature, en effet, le droit d'un individu coïncide avec la puissance de ses désirs ; il est donc impossible qu'il commette une injustice puisqu'aucune loi admise par tous n'est à même de distinguer le bien du mal.

Dire que le mal est conventionnel, c'est dire qu'il n'apparaît que dans la société, qu'il n'a de sens que juridique. Le mal ne précède donc pas la loi, il correspond seulement à ce que la loi interdit (il a fallu, ainsi, attendre le commandement divin « Tu ne tueras pas » pour que le meurtre soit reconnu comme une faute). L'homme se révèle être dépendant de l'institution politique jusque dans l'évaluation individuelle de ses conduites. Cet aspect nous invite à nous interroger sur le rapport entre l'institution politique et le mal, non plus en ce sens que la première définirait le second par la loi, mais plutôt parce qu'elle peut elle-même être pervertie.

Qu'est-ce que le mal politique

Pour savoir s'il existe une forme de mal spécifiquement politique, il faut d'abord s'interroger sur la nature du politique comme tel. Or le lien politique se caractérise par l'exigence de rationalité que les hommes veulent introduire dans leurs rapports. Autrement dit, la communauté politique (aujourd'hui l'État) constitue une médiation indispensable à la vie en commun : c'est pour donner sens et efficacité à leurs conduites collectives que les hommes se réunissent sous des lois.

Mais, et c'est ici qu'intervient le problème du mal, ces lois s'appliquent nécessairement sous la forme de la contrainte. Le pouvoir (potentiellement violent) est l'auxiliaire inévitable de la rationalité politique à laquelle il est un peu comme la volonté à l'entendement, à savoir la force capable de réaliser le droit. C'est tout le sens du paradoxe politique : sur une exigence intrinsèquement bonne — la volonté de rationaliser les liens humains —, se greffe un risque permanent, celui de voir la force l'emporter sur le droit pour autant que le droit, par lui seul, ne peut s'imposer.

L'aliénation politique désigne donc le processus par lequel l'État perd le sens de ce qui le définit pour ne plus se réduire qu'a un complexe de violence et de contrainte. On peut radicaliser une telle conception en isolant plus précisément encore la spécificité du mal politique. Au politique est en effet lié un type particulier d'attente, d'espérance même, celle de réaliser sur terre le meilleur des mondes. Dès lors que cette espérance se présente comme savoir, dès lors que la prétention à améliorer l'homme devient exigence de le transformer, le politique adopte le point de vue de la théodicée, c'est-à-dire qu'il nie en l'homme tout ce qui résiste à cette transformation.

C'est là une forme d'empiétement de la sphère publique sur la sphère privée, caractéristique des régimes totalitaires. La liberté de l'individu est niée au nom d'un idéal de perfection incompatible avec la finitude humaine. L'État prend en quelque sorte la place de Dieu : il veut modeler l'homme à son image. Ce type particulier de perversion (un idéal qui aboutit à sa négation) nous invite à nous interroger sur le sens et les limites des diverses ripostes possibles au mal humain.

Michaël Foessel





mardi, mai 01, 2012

Aliénation et libération de l'homme





Les révolutions qui naissent en Europe en 1848 (au moment où Marx et Engels publient le Manifeste du parti communiste) sont le résultat d'un enchevêtrement d'aspirations à la fois antiféodales et démocratiques, nationales et sociales. La lutte dans laquelle Marx et son ami Engels se sont engagés est plus précisément dirigée contre le système économique et politique du capitalisme. Il s'agit pour eux d'unifier le mouvement communiste naissant et de se préparer à prendre le pouvoir dans une société où régnera enfin l'égalité. Comme l'exploitation capitaliste n'a pas de frontières et que « les ouvriers n'ont pas de patrie », le mouvement de libération ne pourra être qu'international. Cette libération ne sera donc pas la libération de tel peuple particulier, mais la libération de tous les hommes, quelles que soient leurs nationalités.

La philosophie de Marx dans ses écrits de jeunesse

La critique de la religion

Marx reprend à son compte la « révolution théorique » de Feuerbach qui avait consisté à dénoncer l'aliénation religieuse : dans la religion, l'homme projette hors de lui sa véritable essence et se perd dans un monde illusoire qu'il a lui-même créé, mais qui finit par le dominer comme une puissance étrangère. Parce que l'homme cherche une compensation à sa misère et à sa limitation, il se fuit lui-même et se réfugie dans « la réalité fantastique du ciel ». Mais l’Être suprême qu'il trouve dans la religion n'est que son « propre reflet », et ce qu'il adorait jusqu'à présent dans la crainte et le tremblement n'est en définitive qu'une image irréelle de lui-même.

Généralisation de la critique

La religion n'est cependant pas la seule illusion de l'au-delà. Cette illusion existe « aussi sous ses formes profanes » qu'il faut également dénoncer. La « critique du ciel » doit se transformer en « critique de la terre ».

Critique de la philosophie

En suivant toujours Feuerbach, Marx considère la philosophie comme un travestissement de la religion. Elle « n'est autre chose que la religion mise en pensées et développée par la pensée ». L'Absolu des philosophes est le refuge de la transcendance religieuse.

Critique de la politique

Les jeunes hégéliens ont eu raison d'englober la politique, le droit, la morale, en bref toute la culture, dans la sphère des représentations religieuses ou théologiques. C'est dans cet esprit que Marx critique la politique dans ses premiers écrits théoriques (Critique de la philosophie du droit public — été 1843 —, Question juiveautomne 1843 —, Introduction à la philosophie hégélienne du droit — janvier 1844).

Si la démocratie apparaît bien comme un progrès par rapport au despotisme et représente ainsi la vérité de la vie politique, elle garde toutefois en elle une dimension d'au-delà : subsiste en elle un dualisme entre la vie réelle que l'homme mène dans la société civile (qui est le domaine de la réalité socio-économique, la seule réalité que conçoit Marx) et la vie fantastique que mène le citoyen dans le ciel politique, dans un monde qui ne peut être qu'irréel, illusoire (parce qu'au-delà du monde pratique du travail, de la production).

L'homme et la nature

Après la critique du caractère illusoire de toutes ces formes de la vie humaine (religieuse, philosophique, politique), on est en droit de se demander : que reste-t-il de l'homme ?

Pour répondre, Marx, dans un premier moment, suit à nouveau Feuerbach. Ce qu'il considère avant tout chez l'homme, c'est son appartenance à la nature. (C'est évidemment ce qui reste après cette vaste critique du ciel.) L'homme dont il s'agit ici est donc l'homme « réel, charnel » — non pas l'homme « spiritualiste, abstrait » de l'idéalisme — qui participe à la bienheureuse unité de la nature et qui est en rapport avec l'univers tout entier par ses besoins physiques. Comme la plante et l'animal, l'homme a donc besoin d'objets matériels pour manifester ses forces essentielles. Et ainsi, plus il a besoin de ces objets, plus il est enraciné dans les profondeurs de la nature, et plus il participe à la perfection de sa propre nature.

Dans un deuxième moment, Marx prend ses distances par rapport à Feuerbach. Pour Marx en effet, on ne peut en rester à la nature telle qu'elle se présente immédiatement (c'est-à-dire avant toute intervention humaine), car alors elle n'existe pas de façon adéquate à l'essence humaine.

L'unité de l'homme avec la nature, il ne faut pas la chercher dans l'idée matérialiste de notre appartenance passive à la vie aveugle de la nature. Elle se manifeste plutôt dans les actions par lesquelles l'homme se dresse contre la nature et la soumet à sa volonté. Cela veut dire que cette unité n'est pas immédiate, donnée une fois pour toutes, mais historique. L'« essence humaine » de la nature signifie qu'à travers le combat de l'homme contre elle, c'est la nature elle-même qui arrive progressivement à la plénitude de son être.

L'aliénation

Si par les besoins qu'il éprouve l'homme s'identifie à tous les autres êtres naturels, c'est par le travail, par la production qu'il se distingue du reste de l'univers. Le travail n'est pas une simple activité économique, d'une valeur inférieure par rapport à d'autres activités, il est la vocation essentielle de l'espèce humaine. « C'est en façonnant le monde des objets que l'homme se révèle comme un être générique. Sa production est sa vie générique créatrice », écrit Marx dans la Contribution à la critique de l'économie politique.

Par conséquent, l'histoire « réelle », c'est-à-dire le développement économique et le progrès de la domination technique de la nature par l'homme, n'est pas extérieure à la vie intérieure de l'homme. Au contraire, «l'histoire de l'industrie et l'existence objective atteinte par l'industrie sont le livre grand ouvert des forces essentielles de l'homme, la psychologie humaine devenue matériellement sensible ».

Essence et existence

Mais voilà qu'en face de l'homme — le producteur — se trouve son propre produit sous la forme d'un objet « étranger » et tout-puissant (comme le Dieu de la religion que critique Feuerbach), à savoir le capital. Car qu'est-ce que le capital ? Du travail « accumulé », matérialisé, mort, transformé en objet indépendant, converti en propriété privée. C'est l'essence même de l'homme qui lui fait face comme un objet extérieur, et dont il est dépossédé.

Toute la philosophie de Marx est là. Dans le capitalisme, l'existence de l'homme se trouve opposée à son essence car, en travaillant, l'homme n'a plus pour fin de réaliser son essence, mais son essence (le travail) devient pour lui un simple moyen pour assurer son existence. Sa vie individuelle est en conflit avec sa vie générique, et l'aliénation consiste en ceci que le travailleur ne se reconnaît pas dans son produit.

C'est pourquoi l'aliénation finira quand l'homme se sera réapproprié son essence (Wesen, en allemand) qui s'oppose à lui dans le capital, et qui n'est en somme que du travail ayant été (gewesen, selon un jeu de mot propre à Hegel). Les oppositions du capitalisme trouveront leur solution dans le communisme.

Les écrits de la maturité

Réfutation du matérialisme vulgaire

Ce que Marx reproche au matérialisme vulgaire, c'est de ne pas tenir compte de l'histoire et du pouvoir transformateur qu'a l'homme sur les choses. Le monde sensible qui nous entoure n'est pourtant pas donné une fois pour toutes : la matière est toujours déjà devenue matière première de l'activité humaine, ou matière seconde créée par la technique, façonnée par la praxis. C'est ce que n'a pas vu Feuerbach qui en reste à un matérialisme « vulgaire », qui condamne l'homme à la passivité, capable seulement de réceptivité à l'égard de l'objet (cf. les Thèses sur Feuerbach). Or la praxis a une fonction essentielle qui est de « modifier historiquement la nature » ; loin de n'avoir qu'une fonction utilitaire, elle est « le fondement de tout le monde sensible tel qu'il existe actuellement ».

Praxis et théorie de l'idéologie

La vérité de l'homme se situe dans sa vie productive, dans la praxis, et non dans l'esprit comme le pensait Hegel. Et dans la mesure où l'homme devient conscient de soi, il ne peut que prendre conscience de son véritable être : il ne peut que « refléter » le processus de son développement pratique (Marx pose ainsi les bases de son matérialisme historique). En dehors de sa vie pratique, qui donne la mesure de son enracinement terrestre, la conscience tombe dans l'illusion et l'aliénation idéologique : la « théorie pure », la religion, la théologie, la philosophie, la morale, etc., n'ont pas de vérité intrinsèque.

Marx penseur de la technique

Pourquoi la conscience fuit-elle le monde réel de la praxis pour se réfugier dans l'idéologie ? Cohérent avec lui-même, Marx pense que c'est là la conséquence du fait que le travail de l'homme ne domine pas encore totalement la nature. L'homme n'a donc pas encore développé la totalité de ses forces productives. C'est pourquoi il est tenté de chercher son essence au-delà de cette vie pratique imparfaite. Il faut en conclure que Marx fait du progrès technique la mesure de toute l'histoire : l'homme s'affirme en fonction de l'efficacité de ses instruments de production.

Les trois grands types d'individualité et la division du travail

Marx peut alors distinguer dans les Grundrisse (1857- 1858) trois grands types d'individus, et par conséquent trois formes de société et trois époques. (On remarquera au passage que les sociologues appellent « individualiste » la méthode de Marx, qui est pourtant le penseur du communisme. Chez lui, l'individu est au premier plan : « des individus produisant en société — donc une production d'individus socialement déterminée : tel est naturellement le point de départ de la science », Introduction critique de l'économie politique, 1857.)

Premier type d'individualité

Il y a d'abord l'homme primitif dont l'individualité se fond dans la communauté à laquelle il adhère comme une abeille à son essaim.

Deuxième type d'individualité

Un « certain accroissement de la productivité » (l'homme devenant capable de produire plus que ce dont il a besoin) fait sortir l'homme de la communauté primitive, et la division du travail qui apparaît assigne à l'individu une seule et unique tâche. Mais cette division du travail enlève à l'homme la possibilité de développer la totalité de ses capacités et de participer à l’œuvre productive de la collectivité entière. Il n'est pas encore une individualité pure, une personne, mais est comme l'animal, simple représentant de son espèce : la catégorie professionnelle ou la classe à laquelle il appartient et qu'il n'a pas choisie.

Tant que la coopération entre les hommes n'est pas organisée par les hommes eux-mêmes, librement associés et selon un plan d'ensemble, mais qu'elle est imposée par la nature qui répartit les hommes selon ce que chacun se trouve apte à faire, alors l'homme est aliéné et ne peut parvenir à une affirmation complète de sa personnalité.

Troisième type d'individualité

Le troisième type d'individualité est celui de l'« homme total ».

Il correspond au communisme qui clôt la « préhistoire de l'humanité » dont le capitalisme était l'aboutissement suprême. Or, qu'a fait le capitalisme ? Il a poussé le processus de division du travail à l'extrême : le travailleur est devenu une « parcelle » de lui-même. Mais en même temps, il a étendu considérablement le pouvoir de l'homme sur la nature : la révolution industrielle a développé l'activité et mis au jour une totalité d'instruments de production.

Le progrès considérable de la technique annonce la fin des idéologies, la disparition de la religion, et prépare l'avènement de l'« homme total », qui redevient possesseur des instruments de production au terme d'une lutte de classes opposant dans sa dernière phase prolétaires et capitalistes, et qui pourra donc exercer toutes les activités, développer la totalité de ses capacités. C'est ainsi qu'on le verra faire aujourd'hui ceci, demain cela, chasser le matin, pêcher l'après-midi, faire de l'élevage le soir, philosopher après dîner, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, pâtre ou philosophe. Plus de division du travail. Plus d'opposition entre l'individu et l'espèce : l'« homme total » du communisme pourra tout ce que peut son espèce.

Conclusion : un schéma posthégélien

L'articulation qui sous-tend la pensée de Marx est à mettre en rapport avec la progression logique hégélienne : universalité — particularité — singularité. Chez Hegel, l'universalité même, à savoir le Concept (Dieu) d'où proviennent tous les concepts, se perd (autrement dit, s'incarne) dans la particularité naturelle de la matière et des êtres vivants avant de renaître en l'homme comme esprit singulier, c'est-à-dire capable de dire « je ».

Ce schéma subit une modification chez les successeurs de Hegel. Chez Kierkegaard, le moment de la particularité naturelle se trouve au début, correspondant au stade esthétique, tandis que l'universel caractérise le stade éthique, le singulier revenant au stade religieux où l'homme se trouve seul devant Dieu.

Cette modification se retrouve chez Marx : au stade précapitaliste, en conséquence de la division du travail, le travail apparaît comme qualifié, particularisé : selon le sexe, l'âge, la diversité des forces physiques, la situation géographique... C'est le moment de la particularité naturelle.

Avec le capitalisme, l'homme découvre ce qui constitue la valeur d'échange d'un produit. Ce par quoi des choses aussi diverses que du blé, du tissu ou une maison sont commensurables, c'est la quantité de travail humain nécessaire à leur production. L'homme prend alors conscience de son essence universelle, générique : le travail.

Le communisme enfin représente l'accès à la singularité humaine dans « l'homme total » qui, au-delà de la division du travail, récapitule en lui la totalité de la praxis humaine.

Emmanuel Pougeoise & Jean-Michel Ridou




Écrits philosophiques

Si Marx fascine tant les philosophes, c'est peut-être parce qu'il a si vigoureusement dénoncé l'illusion de "la philosophie", le "discours de la mauvaise abstraction", toujours idéaliste même sous des dehors matérialistes, et toujours stérile malgré sa grandiloquence. Pourtant, à n'en pas douter, comme le montrent les cent textes rassemblés dans cette anthologie, pris dans les œuvres de jeunesse et surtout dans Le Capital et ses brouillons, l’œuvre de Marx est d'une éclatante richesse philosophique.

L'introduction de Lucien Sève revisite le corpus marxien et expose pour la première fois avec précision le réseau catégoriel d'ensemble qui constitue le fond de la "Logique du Capital" : essence, abstraction, universalité, objectivité, matière, forme, rapport, contradiction dialectique, histoire, liberté... Outre l'introduction et les notes qui accompagnent chacun de ces textes, un index des concepts philosophiques détaillé contribue à faire de ce volume un précieux instrument de travail et de culture.

lundi, avril 30, 2012

Regard sur l'utopie




Fictions historiques et conjonctures utopiques

Toute réflexion sur l'utopie butte inévitablement sur un problème préliminaire et incontournable, celui de sa définition. Comme cela arrive souvent dans les sciences humaines, l'ennui consiste non pas dans le manque de définition mais dans leur trop-plein. En proposer une nouvelle, n'annule guère celles qui existent d'ores et déjà ; en quelque sorte, nous sommes condamnés d'accepter le terme utopie avec sa polysémie notoire. Car le phénomène n'est pas uniquement sémantique ; l'utopie est un phénomène culturel protéiforme. La polysémie, voire la confusion terminologique, traduit, à sa manière, les multiples aspects de l'utopie ainsi que de multiples fonctions que les utopies ont assumées au long de l'histoire. Quel rôle revient aux utopies dans la vie collective, dans l'histoire sociale, politique et culturelle ? Quel est leur impact sur les mentalités, l'imaginaire social en particulier, sur les projets politiques ? Exercent-elles un rôle déterminant, représentent-elles le «moteur de l'histoire » (pour reprendre le titre pompeux d'un colloque sur les utopies) ? Seraient-elles assez puissantes pour accéder au pouvoir (pour paraphraser le titre d'un ouvrage sur l'histoire de la ci-devant Union Soviétique) ? Ou représentent-elles uniquement des textes littéraires, parmi tant d'autres, qui se distinguent par leurs structures et paradigmes narratifs spécifiques ? L'histoire des utopies est-elle essentiellement culturelle et sociale (comme le proposait Mannheim, dans le sillage de Marx et de Lukacs), ou bien serait-elle surtout une histoire littéraire ? Ou peut-être ces deux approches ne s'excluent pas mais se complètent ? Certaines époques, autant de «moments historiques », offrent-elles aux utopies un vaste champ d'action, tandis que dans d'autres conjonctures leur rôle est beaucoup plus restreint et leur champ d'action beaucoup plus réduit ? Pour contourner ces incontournables questions de définition et de méthodologie, j'ai choisi de prendre comme point de départ un livre de Roy Lewis, The Extraordinary Reign of King Ludd, traduit en français sous le titre La véritable histoire du dernier roi socialiste. C'est un récit autobiographique, à la première personne, sorte de mémoires, du roi George Akbar Ier, dernier roi d'Angleterre et roi des Indes, né le 4 août 1914 (aucun coup de canon n'a pourtant marqué cette date, une journée comme les autres !), et qui régna de 1929 à 1949. Progressivement, nous découvrons l'histoire de l'Europe et du monde pendant un siècle, de 1848 à 1948, ouvert par une révolution socialiste et achevé par une contre-révolution libérale.

En effet, tout se joue en 1848-1849, période charnière marquée par la conjonction des idées nouvelles et des bouleversements politiques. À cette époque, la réunion de quatre grands courants de pensée a rendu possible, voire inévitable, l'instauration de nouvelles institutions sociales. D'abord, le luddisme, du nom de Ned Ludd, ouvrier qui, à la fin du XVIIIe siècle, lança des mouvements des artisans, en particulier des drapiers et des tisserands, contre les machines et leur conséquences : la paupérisation, le chômage, etc. Deuxième facteur : le socialisme, réaction contre le capitalisme et le système industriel, imaginé par Owen, Fourier et John Stuart Mill, comme réforme sociale juste, mettant fin à l'exploitation de l'homme par l'homme, il trouva sa forme militante dans le Manifeste communiste de Marx et Engels, tandis que d'autres formules d'idée socialiste furent avancées par les mouvements chartistes et coopératifs. Troisième composante : le romantisme, ses craintes prémonitoires à l'encontre de la science et de la technologie qui vont séparer l'homme de Dieu et de la nature, craintes qui s'expriment notamment à travers le renouveau religieux, en réaction à la Révolution française. De ces mêmes craintes est également révélateur le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne de Marie Shelley (1817). Finalement, le quatrième facteur : la théorie de l'évolution. Formulée dans les années 1840 par Darwin, elle a connu une large diffusion, après la mort prématurée de son auteur, suite à la publication posthume de ses manuscrits. Les espèces, affirme Darwin, naissent et évoluent en fonction de leur aptitude à survivre dans des écosystèmes où les populations croissent toujours plus rapidement que les réserves alimentaires. Presque aussitôt cette théorie fut jugée applicable à l'évolution des machines à vapeur et des techniques nouvelles d'automatisme (Herbert Spencer,Thomas Henry Huxley). Quelques éminents mathématiciens ont démontré la possible accession des machines à la faculté de penser, ce qui entraînerait, inévitablement, l'asservissement des hommes aux machines et à leurs capacités croissantes. Les hommes, disaient-ils, ont inventé une espèce nouvelle qui risque de les supplanter. Alors, suite à ces découvertes capitales, un groupe d'hommes clairvoyants fonda le Mouvement pour le contrôle de l'évolution mécanique. C'était là une philosophie systématisée, une vision de l'avenir qu'attendaient les luddistes, les chartistes, les socialistes et les mouvements coopératifs confier à un trust universel, composé des meilleurs savants, mathématiciens, etc., la propriété exclusive, au nom de l'humanité, de toutes les découvertes scientifiques et innovations technologiques, à charge de ne les mettre en circulation que lorsqu'elles produisent des emplois et des améliorations des conditions d'existence, sans entraîner aucun désastre social : ni chômage ni destruction de l'environnement naturel. Ainsi est née l'idée de l' Inpatco, International Patent Convention, sur laquelle nous aurons à revenir.

Ces idées et visions de l'avenir n'auraient pas marqué le cours de l'histoire, si elles n'étaient pas inscrites dans un contexte révolutionnaire. Mais la révolution de 1848 n'aurait-elle pas sombré dans l'oubli, comme tant d'autres révoltes, si les révolutionnaires ne l'avaient parachevée par des institutions donnant corps aux nouvelles idées et représentations ? Rappelons rapidement les événements. L'année 1848 s'est ouverte sur une Europe affamée, déchirée par les contradictions sociales, marquée par un chômage galopant et par la misère urbaine. En février, éclatent les premiers troubles Paris s'embrase et l'insurrection populaire fait tomber la monarchie de Louis-Philippe. Le sort de la révolution restait pourtant fort incertain ; il se joua en Angleterre. Dirigée par les chartistes, à Londres, une énorme manifestation populaire pacifique est réprimée par l'armée ; des femmes et des enfants meurent écrasés. Mais les vaillants soldats (les Redcoats) refusent de tirer sur le peuple et retournent leurs armes contre les officiers. Londres est en flammes, le West End brûle ; les maisons des riches sont saccagées. L'insurrection se propage dans le pays entier ; les aristocrates résistent dans leurs châteaux mais, après d'âpres combats, ils sont vaincus. Victorieux, le peuple anglais vole au secours des révolutionnaires en France et, ensuite, partout en Europe. La bataille décisive a lieu en Hongrie, à Vilagos, entre l'armée russe, support de la contre-révolution, et les armées révolutionnaires coalisées. Une célèbre charge de la Brigade légère anglaise contre les cosaques de Paskievitch emporte la victoire. Le tsar abolit le servage et entame des réformes démocratiques : c'est l'ère de la perestroïka et de la glasnost. La Pologne retrouve son indépendance ; en Italie, après la prise de Naples par des volontaires, commandés par Garibaldi, les Autrichiens se retirent ; une république unifiée est proclamée sous la double souveraineté de Mazzini et de Pie IX qui s'est hâté de revêtir les idées libérales de sa jeunesse. Les révolutionnaires allemands, Marx et Engels en tête, libèrent l'Allemagne, elle aussi réunifiée (d'ailleurs, la monarchie et les Habsbourg sont conservés). Ainsi, comme l'avaient prévu Marx et Engels, la révolution prolétarienne et socialiste triomphe d'abord dans le pays le plus industrialisé et le plus urbanisé, en Angleterre. Partout, le capitalisme se retire et le nouvel ordre social s'installe : en Europe, d'abord, et, par la suite, aussi aux États-Unis (épisode historique assez complexe : conséquence de l'aide apportée par l'Europe socialiste aux États nordistes qui, sous la présidence de Lincoln, combattaient les esclavagistes sudistes).

Instaurées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, quelles sont ces nouvelles institutions politiques et sociales ? Démocratie socialiste et coopérative, telle est leur caractéristique globale. Pour des raisons d'opportunité, en particulier afin de conserver des rapports privilégiés avec l'Inde, sur l'instigation de Disraeli, la monarchie anglaise est conservée, mais le roi.— pour être plus exact : le camarade roi — ne dispose plus d'aucune prérogative. Le gouvernement est représentatif, le suffrage est universel et, en particulier, les femmes ont le droit de vote et jouissent de tous les droits civiques. Le régime est laïc, mais la liberté de conscience est assurée et, en particulier, sont préservés les droits de chacune des trois grandes religions : le christianisme, l'islam et l'humanisme. Responsable devant le parlement, le gouvernement a pour chef un premier ministre (vers 1948 c'est un certain Lloyd-Georges). Malgré les pressions des marxistes, socialistes fondamentalistes, la propriété privée est conservée. Tout le monde travaille, et les travailleurs sont organisés et représentés par des guildes de métier ainsi que par des conseils de coopératives (il existe un Comité central des coopératives, avec lequel le gouvernement doit compter et cultive des rapports assez délicats et complexes). Le socle et le pivot de tout le système socio-économique exerce un contrôle rigoureux sur le progrès technologique : grâce à l'Inpatco, qui régente les brevets, la technique n'a guère dépassé le niveau atteint dans les années cinquante du XIXe siècle. Ainsi, le socialisme en vigueur est solidaire de la civilisation du charbon, de la fonte et de la machine à vapeur. Le pays reste essentiellement agricole ; la croissance urbaine est contrôlée ; l'industrie est artisanale ou coopérative. Roulant à une quarantaine de kilomètres à l'heure comme au milieu du XIXe siècle, les trains relient les grandes villes ; il existe aussi de rares voitures à vapeur, lourdes et peu maniables, roulant à la même vitesse sur des routes étroites et défoncées. Toutefois, dans les villes, on se déplace à bicyclette, ou en coche à cheval. Entre les producteurs, entre les pays, il n'existe aucune concurrence : l'autarcie maximale forme le principe de base de l'économie, à tous ses niveaux. La vie est heureuse et harmonieuse ; le système est communément accepté par la population ; à l'école primaire, le jeune roi, avec tous les enfants, chante joyeusement, souvent en dansant la ronde, l'hymne Nous allons co-co-coopérer, ainsi que la Marseillaise. Évidemment, l'existence et le bon fonctionnement de cette société heureuse tiennent à l'efficacité du contrôle du progrès technologique. Or, l'International Patent Convention, l'Inpatco, l'assure sans faille. Comme nous l'avons observé, cet organisme a la propriété exclusive de tous les brevets d'innovation technique et ne les délivre qu'a condition que leur mise en application n'entraîne pas de conséquences négatives sur l'environnement, l'emploi, l'égalité sociale, etc. L'Inpatco est une institution internationale qui forme un second gouvernement : ses membres se recrutent parmi les gens les plus talentueux en sciences et en techniques (on appelle ces élites des Incas). L'Inpatco dispose de réserves, villes et territoires, dont l'accès est interdit aux non-Incas, où il réalise et teste les brevets. Ainsi, en 1948, anniversaire centenaire du Pacte, grâce notamment aux travaux d'un certain Edison, on y trouve de l'électricité (hors réserves, on en est toujours à l'éclairage à gaz ou aux lampes à pétrole), des voitures rapides équipées d'un moteur à essence, même des avions. Or, en ce mi-vingtième siècle, s'élèvent des voix contestant l'Inpacto et son monopole. Parmi les contestataires se distinguent, en particulier, des femmes. Ce socialisme, protestent-elles, est un système qui profite aux hommes et exploite les femmes. Certes, elles jouissent des droits civiques. Mais elles sont toujours assujetties à cuisiner avec des casseroles, salissantes et crasseuses, à récurer sans cesse ; elles blanchissent le linge à la main, avec du mauvais savon qu'elles fabriquent elles-mêmes, elles décapent la graisse avec de la pierre ponce, bref, en plus de leur travail, elles assurent tous les travaux domestiques les plus pénibles. Or, des rumeurs circulent selon lesquelles, dans les réserves de l'Inpatco, il existe de meilleurs savons et de meilleures lessives, des fours électriques, des réfrigérateurs, des machines qui lavent automatiquement le linge, bref, des inventions qui soulageraient la vie des femmes, et que les Incas ne mettent pas en circulation. Cette contestation n'est pas exclusivement féminine : dans le pays se forme un mouvement clandestin et subversif, LNF, Laissez-nous faire, qui s'inspire des idées d'un certain docteur Popek, philosophe viennois. Dans des brûlots qui circulent sous le manteau, il demande la libération de toutes les nouveautés techniques, la suppression de l'Inpatco et la liberté pour les initiatives individuelles.

Arrêtons-nous là : suivre les péripéties de la révolution libérale pacifique qui a mis fin à un siècle socialiste, instaurant une société de consommation, de concurrence et de progrès technologique, nous éloignerait de nos interrogations initiales.

L'utopie, ou, si l’on veut, l'anti-utopie, de Roy Lewis abonde en allusion et en clins d’œil à ses antécédents classiques: Swift (les savants fous et dominateurs), Orwell (le «parti intérieur»). Elle va nous servir à dégager quelques particularités et fonctions de l’utopie. Ainsi, dans ce récit d’une histoire-fiction, l’utopie socialiste s’affirme d’abord comme critique radicale de la société existante, machiniste, urbaniste et individualiste, de ses contradictions et effets néfastes, injustices et malheurs. A partir de cette critique et dans ses prolongements, l’utopie élabore un projet positif, imagine de nouvelles institutions politiques et sociales qui remédieraient au mal et assureraient une vie en commun plus heureuse. L’utopie ne se contente pas de réformes partielles ; elle avance un projet global de transformation sociale, impliquant la transformation du système politique et socio-économique, voire un changement de culture et de civilisation. Remarquons que dans l'histoire-fiction de Lewis ces mènes caractéristiques sont communes à la fois à l’utopie socialiste et à l’utopie libérale, celle qui critique la société collectiviste et promet une société d’abondance, de consommation, de progrès technique et d’essor de l'initiative individuelle. Remarquons finalement que dans cette histoire fictive, les deux utopies, chacune à sa manière, ont tenu leurs promesses: l’une et l’autre ont réussi à installer un nouvel ordre social et culturel. Cependant, une fois leurs projets respectifs mis en pratique, toutes les deux ont des effets pervers, imprévus et déplorables. La société socialiste assure la paix, préserve l'environnement et supprime le paupérisme, au prix de son immobilisme et de son conservatisme. La société libérale apporte le progrès technique et libère les énergies individuelles, mais au prix de l'inégalité, de la pollution et d’une concurrence déchaînée. Émancipées de leurs pénibles labeurs domestiques, les femmes ne passent-elles pas leur temps libre dans les cabinets cosmétiques et autres salons de beauté ?

Le pastiche de Lewis offre également un modèle des rapports entre utopie et histoire. Toute seule, l’utopie n’oriente pas le cours de l'histoire : en fonction de son contexte, elle répond aux attentes et espoirs collectifs, ou bien cesse d’y répondre. Toutefois, aucune utopie ne comporte en elle le scénario historique à la réalisation duquel elle a éventuellement contribué : aucune utopie ne prévoit son propre destin historique, son propre avenir. Évidemment, l’histoire contée par Roy Lewis est une histoire fictive, un jeu intellectuel. D'ailleurs, dans sa préface, Lewis annonce d'emblée qu'il va raconter une histoire possible, un scénario élaboré par un gigantesque ordinateur qui, à partir de données réelles, reconstruit toutes les histoires possibles, tous les scénarios que l'histoire n'a pas réalisés. Aujourd'hui, à titre d'hygiène intellectuelle, les historiens eux-mêmes font parfois appel à des « histoires hypothétiques », remède préventif contre un finalisme dissimulé sous un déterminisme trop rigide. Ainsi ont-ils imaginé, par exemple, des scénarios historiques hypothétiques à partir des événements contingents et pourtant lourds en conséquences : l'invention du chemin de fer retardée d'un quart de siècle ; le refus du gouvernement anglais d'entrer en guerre en août 1914 ; la mort de Staline retardée d'une dizaine d'années, etc. L'histoire comporte toujours sa part d'aléatoire et d'imprévisible. De toute façon, ce sont autant de jeux intellectuels ; mais la représentation utopique d'une société imaginaire comporte également un élément de jeu. À l'imagination sociale, l'utopie offre un espace ludique et, depuis Thomas More, la fiction utopique est inséparable de sa fonction ludique sur laquelle nous aurons à revenir. Toutefois, les rapports entre l'utopie et la politique se nouent également par le truchement de l'imaginaire : les utopies ont amplement contribué à la formation de l'imaginaire politique moderne et, à leur tour, elles s'en sont abondamment nourries. En effet, en politique, l'utopie « met au jour une relation particulière entre fiction et action : elle est d'une part projection imaginaire dans l'espace fictif institué par le texte du récit, d'autre part projet de réalisation qui tend à passer dans l'expérience historique, projet qui, en même temps, doit se nourrir de fiction ».

Entre histoire-fiction et récit utopique s'installe facilement un jeu de miroirs et de complicité dont Roy Lewis tire magnifiquement profit. Dans une histoire fictive, les rapports entre les multiples facettes de l'utopie et les événements imaginés sont indéfiniment modulables, en quoi consiste précisément l'un des plaisirs de ce jeu intellectuel. Dans l'histoire réelle, où nous sommes confrontés à des scénarios qui se sont effectivement réalisés, dégager la part de l'utopie et, en particulier, l'impact de celle-ci sur la politique, est une affaire autrement plus complexe et beaucoup moins amusante. Avec regret, j'abandonne donc le domaine ludique et je passe à une conjoncture historique réelle, à savoir celle dans laquelle se trouvait l'imaginaire utopique il y a deux cents ans, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Choix qui s'explique, elle autres, par l'attraction, d'ailleurs assez mystérieuse, que les dates « rondes » exercent sur notre imagination. Après un temps de purgatoire, l'utopie ne revient-elle pas aujourd'hui à la mode en raison de ce nouveau siècle et ce nouveau millénaire dans lesquels nous entrons ?

En 1800, année qui clôt le XVIIIe siècle, l'utopie offre le paysage d'un champ de ruines.

En 1797, après un interminable procès, le plus long de toute la décennie révolutionnaire, Babeuf, condamné à mort, rate son suicide et il est guillotiné. La « conjuration pour l'égalité » qu'il dirigeait constituait une tentative désespérée de réunir une nostalgie politique à un rêve social : une petite minorité militante se proposait de renverser le régime directorial, de rétablir la dictature révolutionnaire, à l'instar de celle de l'an II, et d'instaurer une société égalitaire et collectiviste.

La conjuration, dont une cinquantaine de membres sont jugés avec Babeuf, est le produit de la décomposition de la mouvance sans-culotte et du personnel terroriste de l'an II. La revanche est la grande passion thermidorienne. Les conjurés se recrutent parmi les victimes de la revanche thermidorienne qui, après avoir croupi dans les prisons, brûlent de prendre, à leur tour, leur revanche sur les revanchards. La Révolution les a d'abord propulsés dans la carrière politique ; elle a éveillé leur enthousiasme et leur a fait connaître le goût grisant du pouvoir, pour, par la suite, les exclure et les enfermer dans une marginalité politique et sociale. Ainsi se sentent-ils trahis : si la Révolution n'a pas tenu ses promesses initiales, si elle a débouché sur un régime où une aristocratie des riches et des politiciens a remplacé les ci-devant nobles, c'est qu'elle a été détournée de ses buts ; c'est que, au détriment de l'action directe du peuple, l'exigence démocratique a été réduite au simple déroulement des épisodes électoraux. Il revient donc aux patriotes avancés de poursuivre la révolution et de l'amener à bon port. Pour une partie des conjurés, le recours à la terreur se combina avec un rêve social : la prise du pouvoir ouvrirait au peuple la voie de l'« égalité réelle » et du « bonheur commun ».

Déjà avant la Révolution, le jeune Babeuf a été séduit par les écrits sur la régénération du genre humain et le moyen d'assurer son bonheur. Lors de son procès, il se réfère constamment au Code de la nature de Morelly (à l'époque, ce texte était attribué à Diderot) ainsi qu'au Discours sur les origines de l'inégalité de Rousseau. Tout le mal vient de l'inégalité ainsi que de la division des biens en un «mien » et un «tien ». Une organisation collective de la société, la suppression de la propriété privée et la distribution égalitaire de richesses mettraient donc fin à la misère populaire et amèneraient nécessairement la justice et la félicité publique. L'expérience de l'année révolutionnaire prouve qu'une telle vie en commun est praticable puisque, à une échelle jusqu'alors inédite dans l'histoire, la République a réuni des centaines de milliers de citoyens-soldats, dont les moyens d'existence et le mode de vie sont assurés par l'État et qui, tous ensemble, dignes émules de la Nation, offrent le modèle d'une communauté vertueuse et héroïque.

Le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799) sonne le glas de la démocratie et, partant, relègue aux oubliettes l'utopie citoyenne. Depuis quatre-vingt-neuf l'imaginaire révolutionnaire accorde une place de choix aux représentations d'une cité nouvelle à construire. Multiples et diverses, elles réservent une importance particulière à l'image idéale du « citoyen », figure emblématique à la fois de l'espace démocratique et du processus révolutionnaire. La Nation régénérée doit être une communauté de citoyens éclairés, connaissant leurs droits et leurs devoirs, aptes à faire des choix en matière publique et décidés à sacrifier leur vie à la patrie. À l'égard d'elle-même, de la génération présente et des générations futures, la Nation a également le devoir de former les citoyens, en particulier par l'intermédiaire de son système d'éducation publique.

Être citoyen, c'est d'abord être homme libre, jouir pleinement de ses droits inaliénables, notamment de la sécurité de sa personne et de ses biens ainsi que de la liberté d'opinion et de parole. Quelles que soient ses origines, aristocratiques ou démocratiques, tout pouvoir qui porte atteinte à ces droits est despotique et illégitime. Toutefois la liberté citoyenne ne se limite pas à la jouissance des droits individuels ; elle comporte encore d'autres dimensions. Être citoyen, c'est aussi, voire surtout, faire partie intégrante du peuple souverain et, par conséquent, participer pleinement à la formation et à l'exercice de sa volonté. Il est donc du devoir du citoyen de s'engager dans la vie publique et dans l'action politique ; on est citoyen ensemble, avec d'autres agissant solidairement afin de promouvoir l'égalité et la justice sociale. Être citoyen, c'est encore affirmer la Nation contre ses ennemis, déclarés et dissimulés, et contre leurs complots néfastes. Multiples et divers, les modèles révolutionnaires du citoyen ont en commun une valorisation du politique et du civique, de l'implication de l'individu dans la chose publique. Ils divergent cependant pour ce qui est des formes de ce civisme, qui connaît ainsi une version jacobine et une version libérale. L'une insiste sur la prééminence de l'intérêt public, sur l'identification de l'individu à la Nation, sur le rôle centralisateur et formateur de l'État, sur l'enthousiasme révolutionnaire et sur les pratiques militantes ; l'autre met l'accent sur l'autonomie et les droits fondamentaux de l'individu ainsi que sur la diversité des opinions, condition de la liberté, sur la formation de l'opinion publique et le bon fonctionnement des institutions représentatives, sur la liberté de la presse et sur les suffrages électoraux.

La forme la plus complète et la plus rationaliste de l'utopie citoyenne se trouve certainement dans les écrits politiques et pédagogiques de Condorcet, en particulier dans son ouvrage posthume publié en 1795, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. La Cité nouvelle est celle de la raison citoyenne, héritière des progrès des Lumières ; le citoyen est une construction à la fois politique et culturelle : la démocratie comporte en elle des exigences culturelles tandis que l'instruction a une vocation pédagogique.

Déjà pendant les dernières années du Directoire, l'utopie citoyenne a été fort malmenée : les coups d'État et la fraude électorale non seulement délégitimaient le pouvoir en place, mais jetaient le discrédit sur les institutions républicaines elles-mêmes. Après le 18 brumaire, le régime consulaire demeure formellement une république et, pour un temps, dans les rapports officiels, le titre de citoyen est de rigueur. Néanmoins, de plus en plus autoritaire, le nouveau pouvoir n'a guère besoin de l'utopie citoyenne : c'est un fatras qui ne peut que le gêner. Du civisme républicain Bonaparte ne garde que le sens de l'État, le seul élément qu'il juge réutilisable. La Révolution terminée, le pays souffre d'un déficit d'ordre public et non pas d'activisme politique. Les acquis de la Révolution se résument au droit de propriété, aux garanties en matière de sécurité individuelle ainsi qu'a l'égalité devant la loi ; tout le reste n'est que galimatias et chimère.

Ainsi, tout se passe comme si, à l'issue de la Révolution, tout un paradigme utopique, réunissant dans un même discours l'éloge de la modernité, la volonté de rationalisation de la vie publique et la confiance dans la perfectibilité de l'homme, avait épuisé ses ressources. Le livre phare qui ouvre le nouveau siècle n'est pas une utopie niais le Génie du christianisme. Le Concordat et le retour de l'Église dans la vie publique contribuent, certainement, au succès retentissant de l’œuvre. Cependant, tout en exaltant les beautés du christianisme et en affirmant avec force le retour du religieux, Chateaubriand répond aussi à un autre besoin profond : il appelle au retour de la tradition. Au-delà de la déchirure révolutionnaire, il rétablit les continuités ; au temps éclaté de la tourmente, il oppose la durée ; contre le goût pernicieux de l'innovation, il exalte les valeurs consacrées par la succession des siècles ; contre une raison critique et tourmentée, il défend les certitudes de la foi et le sens intime de l'infini. Les anticipations du futur sont abstraites, chimériques et stériles ; privé de sa mémoire, aveugle, l'homme se perd dans sa vie ; fidèle à son passé, un peuple retrouve ses ressources vitales. Au-delà du XVIIIe siècle, celui de la modernité sceptique et de Voltaire, le siècle qui s'annonce va renouer avec le XVIIe, le siècle de Bossuet et de Racine, de la foi et de la grandeur nationale.

Brossé à traits trop rapides, ce tableau demanderait à être complété, nuancé et relativisé. La perception de tout paysage, en particulier d'un paysage historique et culturel, dépend beaucoup de la position de l'observateur, de la distance à laquelle il se campe, ainsi que de l'attention qu'il prête respectivement aux détails et à la vue d'ensemble. Le temps apporte du recul. Plus on s'éloigne du XVIIIe siècle, moins sa fin se présente comme une home et plus elle rappelle une passerelle qui réunit les rivages du temps. La conspiration babouviste marque la réunion de l'utopie et de l'action révolutionnaire, et, de ce fait, annonce l'avènement des révolutionnaires, ces acteurs politiques nouveaux qui allaient peupler le XIXe siècle. Avec le 18 brumaire, la Révolution n'est guère terminée ; au-delà de l'épisode napoléonien, elle s'impose comme modèle de changement social, global et radical, tandis que le républicanisme ne cesse de rechercher ses sources dans l'utopie citoyenne. L'ombre projetée par des utopies en mines occulte les utopies qui s'annoncent : en 1797, Saint-Simon publie La lettre d'un habitant de Genève, et, en 1808, Fourier fait paraître sa Théorie des quatre mouvements, livres à peine remarqués sur le moment.

En guise de conclusion enjambons deux siècles, et risquons quelques interrogations sur le statut de l'utopie aujourd'hui. Nous manquons, évidemment, du recul que seul le temps apporte. Comment savoir à quelle distance réussir la bonne prise de vue ? Comment être assuré que nous ne prenons pas un gros plan, centré sur un détail, pour une vue panoramique? La comparaison avec le début du XIXe siècle est certes séduisante, à condition toutefois d'éviter les anachronismes : entre les époques, au-delà des analogies apparentes ressortent des différences essentielles ; à travers les âges, l'identité même de notre objet n'est guère acquise : son évolution tourmentée ainsi que ses configurations capricieuses font problème.

Dans le paysage culturel et idéologique de ce début d'un nouveau siècle se retrouvent également des ruines des utopies ; toutefois, les débuts de siècles se succèdent mais ne se ressemblent pas. Dans leur chute, les régimes totalitaires entraînent également les utopies qui exaltaient leur avenir, pages les plus noires dans l'histoire séculaire des utopies... Les utopies fascistes et l'utopie nazie n'ont pas survécu à la fin de la deuxième guerre mondiale tandis que l'implosion de l'empire soviétique a sonné le glas de l'utopie communiste. Grand vainqueur de la guerre froide, le système libéral ne favorise guère l'imagination utopique. L'idéologie libérale se distingue en effet par sa méfiance à l'égard du volontarisme politique et de tout projet social global. Flexibles et pragmatiques, les sociétés libérales se refusent à planifier leur avenir, leur régime de temporalité valorise très fortement le présent. À condition de laisser les individus agir librement, selon leurs intérêts et dans le respect réciproque de leurs droits, donc dans le cadre de l'État de droit, l'interaction des agents sociaux, à l'instar de la «main invisible » de l'économie de marché, est censée assurer la répartition équitable, selon les performances individuelles, des richesses et des prestiges. Il revient au pouvoir public de faire respecter les règles du jeu économique, de préserver les conditions favorables à la reproduction du système et de tâcher de corriger, le cas échéant, les effets sociaux négatifs de ses déficiences. Comme la recherche du bonheur, droit individuel inaliénable, l'avenir est surtout une affaire personnelle. Derrière les constructions sociales appelées à aménager le futur se cacherait toujours l'État, l'accroissement de ses interventions et réglementations, toujours suspect de dérive totalitaire. Autrefois, au XIXe siècle, cette forte valorisation du présent se mariait à une certaine idéologie productiviste ainsi qu'à la foi dans le progrès civilisateur : le travail industriel et l'invention technologique seraient ainsi créateurs de sens et de valeurs morales positives. D'une époque à l'autre, les sociétés libres, de plus en plus performantes, feraient également progresser la civilisation, et, de ce fait, ne cesseraient de s'améliorer. Aujourd'hui, débarrassé de ce bagage idéologique, le libéralisme, le plus souvent, s'accommode des prévisions conjoncturelles à court ou à moyen terme. Au début du XXe siècle, en 1914, « le monde n'était certainement, ni plus juste ni plus humain, qu'a la fin de ce même siècle. Il l'était peut-être même moins mais il espérait dans un avenir meilleur, car il avait globalement confiance dans le Progrès. Aujourd'hui, en dépit des innombrables découvertes scientifiques et techniques, nous ne croyons plus en ce dernier. » Le temps où nous vivons souffre d'un singulier déficit d'avenir.

L'essor de la société de consommation accentue cette dévalorisation du futur. Le consommateur est incité à profiter le plus largement et le plus rapidement des biens et des services offerts par le marché : les campagnes publicitaires aiguisent ses désirs et curiosités, le poussant à les satisfaire immédiatement, à ne pas remettre à demain ce qu'on peut acheter aujourd'hui. L'abondance des produits et l'innovation permanente provoquent la reproduction élargie des besoins, l'effet de la mode rend rapidement obsolète les modèles anciens tandis que le progrès technologique crée des besoins inédits. Le consommateur est censé vivre dans un éternel présent immédiat. Par ailleurs, la révolution informatique a converti les représentations utopiques ainsi que les scénarios imaginaires de l'histoire, du passé et de l'avenir, en autant d'objets de consommation courante. De cette mutation, d'ores et déjà, l'imagination utopique subit les conséquences. Depuis toujours, avons-nous signalé, l'utopie a cultivé des liens secrets avec le ludique et le fantastique. En témoigne, en particulier, le texte paradigmatique de Thomas More, récit d'un voyage imaginaire et de la découverte d'une terre inconnue, jeu intellectuel et érudit. Nous avons beaucoup perdu de la dimension ludique de l'utopie. À ses amis humanistes, Thomas More offrait en effet un livre divertissant, voire franchement drôle. Il en est ainsi du déchiffrement de la toponymie utopique : Amaurote, la capitale des Utopiens, serait la Ville-mirage ? le fleuve Anydre, c'est le Fleuve-sans-eau ; le vocable clé du texte, Utopie, désigne à la fois une terre de nulle part et le pays du bonheur.

À leur tour, la littérature fantastique et la science-fiction cultivent leurs rapports avec l'utopie. Ainsi, la science-fiction réunit souvent l'extraordinaire à l'utopique. Les voyages dans le temps et dans l'espace font découvrir des mondes étranges, voire des civilisations extraterrestres. Ces sociétés imaginaires disposent de connaissances et de technologies extraordinaires, et de ce fait, elles affrontent des défis inédits, en particulier, les conséquences morales et sociales perverses de l'essor des sciences et des techniques. La révolution informatique, de son côté, fait basculer les représentations de l'altérité sociale et les scénarios du futur dans le domaine du jeu et du virtuel : lors d'un jeu interactif chacun est libre d'aménager, de construire et de démolir des civilisations et des empires virtuels, de refaire des batailles anciennes et de livrer des guerres nouvelles. Sur le marché et sur la Toile, on trouve le tout, le meilleur et le pire, des jeux qui stérilisent l'imagination sociale et d'autres qui la stimulent. Pourtant, résorbé dans le virtuel, l'imaginaire utopique se voit ainsi réduit à ses aspects purement ludiques.

Sur les rapports entre l'utopie et les conséquences culturelles de la révolution informatique, une dernière observation. Nous assistons, semble-t-il, à deux phénomènes simultanés : d'une part, la mondialisation de la communication et de l'économie et, d'autre part, l'éclatement de l'utopie en tant que représentation globale, voire totale, de l'altérité sociale. Le contrecoup de la mondialisation n'est pas une représentation d'une antimondialisation globale, sorte de réédition moderne de l'utopie conservatrice et romantique, mais plutôt, la prolifération des revendications et des utopies partielles : air propre, agriculture saine, égalité pour telle ou telle catégorie d'exclus ou de laissés pour compte de la grande mutation, etc. Il suffit, en effet, d'observer les manifestations contre les effets pervers de la mondialisation on n'y revendique pas l'Égalité mais des égalités, non pas la Justice mais des justices. Ces utopies partielles ne fusionnent pas en une représentation globale, mais se mettent en réseau, plus ou moins passagèrement, en configuration variable, sans hiérarchie ni ordonnance évidente. Tout se passe donc comme si l'imagination utopique recherchait pour elle de nouvelles formes de sa présence dans un monde en mutation. Quel sera donc l'avenir de l'utopie? À son seuil, aucun siècle ne livre les secrets de son devenir. Même pas aux utopistes.

Bronislaw BACZKO

Regards sur l'utopie

Un tabou pèse sur l'utopie, qu'il soit résumé par la célèbre phrase de Margaret Thatcher : " There is no alternative ", ou qu'il soit conforté par l'échec des premières tentatives historiques de sortie du capitalisme. A l 'âge de l'utopie aurait ainsi succédé celui du désenchantement plus ou moins résigné. Cependant, l'utopie n'a-t-elle pas un fondement anthropologique et ne naît-elle pas du pouvoir dont l'homme dispose pour se dégager de l'immédiat et du factuel afin d'inventer de nouveaux possibles ? Et plutôt que d'opposer utopie et désenchantement, ne convient-il pas, comme l'a suggéré Claudio Magris, de les convier à cheminer ensemble comme Don Quichotte et Sancho Panza ? Le désenchantement serait une forme d 'ironie apte à protéger l'utopie en la retenant de s'abîmer dans de fatales illusions. Inversement, l'utopie tiendrait le désenchantement à l'abri du nihilisme désabusé et du cynisme. Si l'utopie est le " savoir de l'espérance ", comme le disait Ernst Bloch, elle renvoie aussi à la nécessaire ouverture du sujet aux tendances et latences de l'être, aux affects de l'attente, à tout ce qui, en nous, refuse l'absolutisation du présent et " le faux réalisme qui prend la surface de la réalité pour la réalité tout entière ".




La véritable histoire du dernier roi socialiste

Imaginons : en 1848, une révolution socialiste a imposé au monde civilisé un paradis égalitaire où les citoyens vivent depuis à l'abri des dangers d'une industrialisation débridée et de progrès corrupteurs. Dans certains pays comme l'Angleterre, le nouveau régime n'a cependant pas renoncé à... la royauté. C'est le destin de ces étranges souverains, dont le règne devait durer un siècle - jusqu'à la contre-révolution de 1949 qui signa l'avènement du progrès technique et de la consommation à outrance -, que raconte ici le dernier monarque socialiste, George Akbar I, roi d'Angleterre et empereur des Indes à la verve irrésistible.

Une fable philosophique pleine d'humour, d'humanisme et de sagacité, qui examine les mérites et les désastres comparés des utopies communisantes, du progrès et du libéralisme effréné.








Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...