samedi, février 04, 2012

Le paradoxe de la révolte





La révolte, ou le fait de se révolter, renvoie à l'image du retournement brutal d'un homme ou d'un groupe pour faire face à un maître (ou à un système) devant lequel on ne supporte plus de « filer doux ». Il s'agit d'un coup d'arrêt à la soumission qui pose le problème de la légitimité d'un pouvoir ou d'un ordre qui a dépassé les limites jugées acceptables. C'est un refus agi qui ouvre une crise où entreront en compte les rapports de force (équilibrés ou non) et les perspectives d'un après fondamentalement différent, ou possiblement destructeur pour le révolté. La révolte longtemps sourde, si elle n'est qu'un ressenti, éclatera en paroxysme dès qu'elle sera agie. Il y faut du courage, de l'exaltation, de la colère et de l'indignation.

Et c'est l'indignation qui fait le lien avec une acception complémentaire du mot : l'adjectif « révoltant » ou le fait de « se sentir révolté » recouvrent un registre éthique. Dans les deux cas (se révolter ou se sentir révolté) on retrouve la notion d'un refus de l'inacceptable et, implicitement ou non, la référence à un autre ordre, à d'autres règles, à une possible et nécessaire alternative. En cela les révoltés ne sont pas des factieux qui, eux, ne rêvent pas d'un autre ordre, mais d'une alternative dans l'appropriation du pouvoir.

C'est en ce sens aussi que la révolte est souvent le moteur puissant de l'entrée dans des groupes sectaires : le monde complexe dans lequel nous vivons, fait d'inégalités, de passivité, engendre chez certains une révolte contre l'inacceptable. Et c'est alors le paradoxe : la révolte qui, comme nous le verrons, est gage de liberté, engendre dans ces groupes l'allégeance la plus inconditionnelle.

La révolte n'est pas un état d'esprit chronique. Il ne s'agit pas de ce qu'on appelle un esprit révolté, qui est systématiquement contre en s'imaginant ainsi, bien à tort, qu'il manifeste son identité et une personnalité intéressante. La révolte, c'est une rupture liée à une passivité antérieure, plus ou moins consciente, plus ou moins acceptée, qui s'exprime surtout dans le discours. La révolte est une crise, c'est une prise de conscience qu'on a atteint le seuil de l'intolérable. Comme toute les crises, elle est souvent douloureuse, elle peut être violente, vécue dans la colère. Mais le passage de l'état de passivité plus ou moins complaisante ou résignée à une volonté active peut emprunter des voies très différentes. Celui qui reste dans un état de colère n'a pas acquis sa liberté. Un exemple prendre une arme et exécuter l'auteur ou le responsable de l'intolérable est et restera un attentat. Ce n'est pas justifiable. Celui qui est dans une situation d'intolérable, de persécution (on peut penser à la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à des conflits plus récents) et prend les armes, connaît une révolte positive. Il a dominé sa colère et entend gagner sa liberté.

C'est dire que la révolte, pour être positive, est liée à l'apprentissage de la liberté. Celui qui dit je fais ce que je veux » fait en réalité n'importe quoi. Il n'a rien gagné, ne gagnera rien : il reste un trublion. La crise de révolte doit déboucher sur un état de conscience accrue. Qu'est-ce que je dois faire, vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis des autres, non pas pour le jugement qui va être porté sur moi, mais pour le jugement que je porterai moi-même sur mes actes. Autrement dit, la révolte, ça se mérite. Il faut apprendre à la dominer, à la canaliser comme on apprend à gérer sa liberté. Et dans ce cas-là, elle permet d'avancer.

Les jeunes gens sont les premiers à ressentir et à mettre en œuvre la révolte dans des comportements d'opposition individuelle ou dans des manifestations collectives. De nombreuses raisons pour cela : générosité et disponibilité plus grandes, confiance dans les effets d'un changement radical, libération longtemps attendue de la tutelle des adultes, sentiment de ne pas avoir grand-chose à perdre, critique radicale à l'égard de règles, de structures, de systèmes dont ils ne sont pas les auteurs et enfin, et surtout, exigence éthique non résignée d'un monde plus juste.

« Contre qui, contre quoi pouvais-je me révolter ? » a écrit Sartre dans Les Mots. L'absence du Père le privait de l'expression classique de la jeunesse : la révolte contre le modèle paternel. Ainsi, dans nos sociétés occidentales contemporaines (et là seulement) la jeunesse s'incarne dans sa révolte, dans son opposition au Père, voire dans son opposition à l'ensemble de la société. Et le constat habituel de la société et des parents tient en cette phrase désabusée : « Il faut bien que jeunesse se passe. » Pourtant ce conflit de générations peut prendre des formes diverses.

Ce qui distingue la révolte de la rébellion, c'est sa focalisation : une cause à défendre a été trouvée, un système explicatif du monde, qu'il soit religieux, philosophique, politique, écologique ou humanitaire. La rébellion individuelle, elle, n'explique rien. Elle est épidermique, sans cause claire, violente et incohérente. Elle n'explique rien des causes du refus du modèle qu'elle exprime. Elle ne construit rien. Telle une fièvre, elle saisit, transforme, la plupart du temps temporairement, les jeunes. D'autres ne la quitteront pas ou en paieront longtemps les conséquences : petits délinquants transformés en repris de justice, passionarias survivant dans le délire psychotique. La révolte construit : elle construit celui qui la porte, elle construit les motifs du refus, elle construit un projet. C'est pourquoi ce sont souvent les plus brillants, les plus doués d'une génération qui choisissent la révolte. Rejetant père, maîtres, modèles et société, ils courent le risque de s'enfermer dans des explications simplistes d'un monde trop complexe, dont ils refusent l'analyse fine.

Beaucoup s'en sortent : « Je est un autre », disait le Rimbaud révolté. Leur révolte les a transformés, fait autres. Construits par elle, construits contre la société, ils s'adaptent et inventent de nouveaux modèles. Mais certains ne s'autonomisent pas de leur révolte : ils restent enfermés dans des mondes sectaires, dans leurs univers simples. Ils deviennent alors les fanatiques de la nouvelle génération. « Cours, petit homme, le vieux monde est derrière toi » (W. Reich). Cette rupture avec le « vieux monde », si caractéristique de la jeunesse des pays industrialisés depuis le XIXe siècle, est la garantie de l'inventivité, de la fécondité de la nouvelle génération. Mais dans le monde qui est aujourd'hui le nôtre, la révolte est de moins en moins tolérée : on préfère les hommes soumis aux hommes debout. Cela garantit la stabilité, mais à terme cela stérilise la société.

Vue du côté du pouvoir, la révolte est presque une maladie. On souligne son coût, ses dangers, son inanité face à ce qui est défini comme nécessaire et inéluctable. Les griefs les plus fréquents sont ceux d'un manque de réalisme et de patience de la part des révoltés. La violence est stigmatisée. Or, curieusement, la plupart des révoltes naissent d'un ressenti de violence subie. Bien plus qu'une construction logique et raisonnée de ce qui pourrait être, la révolte est d'abord un cri : Assez ! Assez d'une soumission sans contreparties perceptibles, assez des règles apparemment arbitraires, assez d'une Loi énoncée mais surtout transgressée, assez de dirigeants se disqualifiant les uns les autres, assez de l'absence de perspectives. Même si elle emprunte souvent des voies « peu réalistes », la révolte est une reprise de l'initiative. Pourtant, la révolte comporte un coût et des risques. La position de refus de l'état des choses a maintes fois conduit à un « ordre nouveau » peu enviable par rapport au précédent. Elle a souvent désigné des hommes et des organisations en faisant l'impasse sur les mécanismes pervers qui subsisteront dans la nouvelle construction.

Nous avons vu que la révolte pouvait être un coup d'arrêt, un sursaut moral, un refus d'une hiérarchie, d'un maître ou d'un système, un déni de légitimité, une condition pour l'instauration d'un ordre différent, une affirmation d'autonomie libératoire. Nous savons aussi qu'elle peut être destructrice, violente, voire meurtrière pour ses acteurs eux-mêmes et qu'elle peut aboutir à un renforcement de ce qu'elle visait à changer. Or, la révolte n'est pas le refus de toutes contraintes, mais un rejet de contraintes jugées illégitimes. Retrouver une légitimité des contraintes ne se limite sûrement pas à « mieux communiquer ». Concernant les jeunes dans leur parcours vers l'état adulte, on peut faire l'analogie avec un processus initiatique. Pour entretenir les conditions d'une « révolte permanente » mais médiatisée dans des échanges constructifs, il appartient aux adultes que nous sommes de légitimer autrement que par des discours les contraintes inévitables demandées aux jeunes au cours de ce processus initiatique. Il ne s'agit pas d'obtenir une soumission moutonnière, mais bien de présenter des modèles mobilisateurs (au plan des personnes, des idéologies, de l'éthique), modèles qui prennent en compte les refus et révoltes légitimes des jeunes. Le traitement social de la révolte n'est pas de la réprimer ou de l'encourager pour que d'autres en paient le prix, mais bien de la partager dans une implication commune contre l'inacceptable.

Toute analyse un peu fine des phénomènes sectaires montre que le groupe sectaire s'appuie sur les motivations de ses futurs adeptes et répond aux demandes que notre société a cessé de remplir : besoin d'initiative, besoin de donner, de se mobiliser, besoin de croire (faut-il rappeler la crise des idéologies et la crise des églises traditionnelles ?), besoin de progresser et d'être reconnu en dehors de valeurs marchandes... Les révoltés sont alors une cible de choix pour les groupes sectaires. Nous avons vu que ce sont souvent les meilleurs d'une génération qui se caractérisent par leur révolte ; ainsi s'explique un aspect autrement inexplicable du recrutement des groupes sectaires : ces groupes, malgré l'information et la prévention faite par les associations, les médias et les institutions républicaines, recrutent chez les chercheurs, les médecins, les étudiants les plus sérieux. Ils se croient non manipulables, parce que critiques vis-à-vis du monde et de la société. Ils sont manipulés par leur désir de changement et par l'alternative radicale qui leur est offerte.

La position intellectuelle et philosophique d'encouragement à la révolte doit prendre en compte de la part de ses partisans, dont nous sommes, le coût qui sera payé par ceux qui se révolteront. En se plaçant du point de vue de ceux qui ont mission, mandat ou obligation de faire fonctionner les institutions : parents, éducateurs, politiques, policiers, militants, on pourrait avancer que la révolte est une chose trop précieuse, et aussi trop risquée pour les jeunes, pour qu'on la provoque par imprévision ou par incompétence. Trouver et proposer des voies et des voix pour la révolte et leur donner une force et un pragmatisme réels est peut-être le devoir le plus impératif des adultes envers les plus jeunes. A défaut, c'est la violence sans objet, sinon sans raison, qui deviendra le mode obligé des transactions, ou bien certains retrouveront la voie de la soumission au sein de groupes dangereux, mafieux ou sectaires.

Anne Fournier et Michel Monroy, La dérive sectaire.



La dérive sectaire

Nous avons souhaité nous démarquer de nombreux ouvrages concernant les " sectes " : témoignages, investigations, cris d'indignation de parents ou de proches, et tenter une analyse dépassionnée du phénomène, grâce à une nombreuse documentation et notre expérience de terrain. Nous avons voulu identifier et interpréter les mécanismes d'allégeance, la construction d'un univers-prothèse, les emprunts faits par les groupes au domaine thérapeutique, religieux, éthique, et le détournement de ces emprunts. Au terme de ce travail, nous avons trouvé des groupes " totalitaires " dans leurs discours, leurs structures, leur vision de l'humanité. Et une interrogation majeure : qu'est donc devenue notre société pour sécréter ces groupes où certains se trouvent temporairement mieux qu'à l'extérieur ?


Cliquer sur la vignette pour feuilleter le livre.
 

Anne Fournier, agrégée d'histoire et diplômée de l'IEP de Paris est expert auprès de la Mission interministérielle contre les sectes.
Michel Monroy est psychiatre, ancien chef de service hospitalier.
Ils ont publié ensemble, entre autres, Les sectes (Milan, Essentiel) et Figures du conflit (PUF, Le Sociologue).

Dessin :
Yslaire, Sambre, Liberté, liberté...

vendredi, février 03, 2012

Les sectes





L’Église de scientologie est condamnée pour escroquerie en bande organisée. Ses deux structures parisiennes, le Celebrity Centre et sa librairie SEL, écopent d'une amende de 600 000 €.

Les sectes ne sont pas des associations parmi d'autres, comme les autres. Elles ne sont pas tolérables. Elles portent la mort en elles. Elles ont assassiné mon fils. Elles ont assassiné ou détruit moralement bien d'autres jeunes gens. Je pourrais ici multiplier les exemples et les preuves. A quoi bon ? On les trouvera en suffisance dans le livre d'Alain Woodrow, Les Nouvelles Sectes. Il date de quelques années, et certaines des sectes dont il décrit l'activité ont pu perdre de leur influence au profit de nouvelles. Mais peu importent le nom et les dogmes des unes et des autres : le racolage, le lavage de cerveau, l'escroquerie, l'exploitation et la destruction de l'homme sont les mêmes chez la plupart, à quelques nuances près. […]

Au fond, qu'est-ce que c'est, une secte ? Littré en donne deux définitions : « 1) ensemble de personnes qui font profession d'une même doctrine ; 2) particulièrement, ensemble de ceux qui suivent une opinion accusée d'hérésie ou d'erreur. » Plutôt vague, n'est-ce pas ? La définition 1 couvre pratiquement n'importe quel « ensemble » humain : la 2, qui se veut plus restrictive, n'en couvre pas moins tout « ensemble » mis en accusation (par qui ?) pour ses opinions, ce qui revient à désigner toutes les minorités religieuses, politiques, littéraires, scientifiques, sans compter les majorités lorsqu'elles sont attaquées elles-mêmes. Cela fait beaucoup de monde.

En réalité, le mot secte, si pâle en lui-même à en croire les dictionnaires, est recoloré, et de quelles couleurs violentes, par son dérivé sectaire. On évoque l'intransigeance, le fanatisme, la férocité bornée, la fureur hallucinatoire, le mysticisme hagard et forcené, et quoi d'autre encore ? Il est vrai que ces qualifications peu amènes ne se rencontrent jamais que dans l'esprit des observateurs extérieurs ; les adeptes, eux, vanteraient plutôt la ferveur de leur foi, leur certitude de détenir la vérité, leur courage, leur pureté... Jamais en tout cas ils ne se disent ni ne se sentent membres d'une secte ; ils ne se connaissent que comme fidèles d'une religion, de la seule vraie religion de la terre (Bien entendu, la religion peut fort bien être d'ordre politique, littéraire, artistique, etc.).

Cette conviction-là, elle est aussi celle de tous les fidèles de toutes les religions ; seul le point d'application change. En fait, toute religion a commencé par être secte : à savoir, un petit groupe d'hommes qui se coupent de la communauté en raison d'une divergence d'opinion. Secte juive aux origines que le christianisme, secte chrétienne que le mahométisme, secte catholique que le protestantisme, secte socialiste que le communisme. Bien entendu, pour avoir la force de s'arracher à la rassurante opinion commune, il faut une belle dose de tonus intime ; d'où la virulence et l'agressivité de la secte à ses débuts. Ensuite, si elle s'étend dans l'espace et persiste dans le temps, elle accède peu à peu au rang supérieur de religion ; de la même manière, accède au rang d'espèce une race animale qui se répand. Cependant, comme ce sont nécessairement des hommes ordinaires qui s'agglomèrent en masse aux premiers pionniers, elle s'amollit de leur apport, se détend, s'humanise; et enfin elle humanise son dieu même. La voilà mûre pour une nouvelle scission, et la secte Moon ou scientologique se détache du protestantisme, les sectes trotskistes ou maoïstes commencent à prospérer à partir de la religion stalino-léniniste. Le phénomène semble bien général, et il s'apparente étonnamment à l'évolution biologique.

On comprend alors l'embarras que les grandes religions actuelles éprouvent à l'égard de leurs filles, les sectes. Elles retrouvent en elles leur propre jeunesse ; simplement, les siècles leur ont mis, à elles, du plomb dans la tête. Mais elles les aiment bien, au fond ; c'est même pourquoi, jadis, quand on tenait les enfants serré, elles les châtiaient si rudement. Maintenant, les choses sont plus compliquées. Finie l'Inquisition ; il faut persuader, discuter. Sans issue : comment y en aurait-il une quand deux révélations aussi assurées l'une et l'autre s'opposent front contre front, à égalité ? J'ai vu Dieu, dit l'une, il ordonne ceci. J'ai vu Dieu, dit l'autre, il ordonne cela. Comment trancher ? Ainsi les vieilles religions ne sont plus en état de lutter contre les sectes. Sur la défensive à leur égard, elles sont en outre retenues par une espèce de connivence secrète. D'autre part, une vue plus haute du champ de bataille montre un jeu beaucoup plus complexe des forces en présence. Dans les siècles passés, l'apparition d'une secte se faisait par scission simple dans l'ancienne religion, et directement contre celle-ci. Aujourd'hui, l'incroyance intervient en tiers. C'est elle qui, dans un premier temps, vide peu à peu l'ancienne religion de son contenu et de sa force, et c'est essentiellement contre elle que se forme la secte, par réaction religieuse donc. Seulement, cette réaction-là va chercher sa source bien au-delà de l’Église établie, ressentie comme une coque creuse; jusque dans le fonds de croyances le plus primitif et le plus barbare de l'humanité. Comment expliquer autrement la sauvagerie sanglante de certaines sectes dont tout le monde conserve le souvenir ? Ce n'est pas un hasard si refleurissent aujourd'hui avec tant de vigueur des superstitions qu'on croyait enterrées depuis longtemps, comme l'imbécile astrologie. Je parlais dès mon début de régression infantile. Elle se manifeste au niveau collectif comme chez les individus. Privé d'espoir devant lui, l'homme, le jeune homme en particulier, se rue désespérément vers l'arrière pour se réfugier dans les plus vieux mythes des origines âge d'or ou béatitude amniotique. C'est à ce point que surgit la secte. Elle lui propose immanquablement, quelle que soit la sauce dogmatique, le bonheur total, immédiat, le bonheur même de l'inconscience dont il rêve. Étonnons-nous qu'il s'y jette de tout son élan aveugle ! Et que comptent encore, pour arrêter ce poulain emballé, les sermons des prêtres officiels, même quand ils s'efforcent à la démagogie, que comptent les arides raisonnements de la raison, que comptent les supplications des parents ! [...]

Finalement, tout le problème tient dans ce dilemme liberté ou salut. Respecter le principe de la liberté, c'est s'interdire d'agir efficacement contre les sectes, même les plus indiscutablement malfaisantes ; on pourra, au mieux, sanctionner tel agissement de telle d'entre elles qui se trouverait violer la loi; on ne pourra rien faire de décisif. Une jeune femme était tombée sous la coupe de la secte Moon. Sa famille vint la délivrer en forçant la résistance des gardes. Mais le lavage de cerveau avait été tel que la jeune femme, sitôt libre, n'eut rien de plus pressé que de regagner sa prison : elle y était, paraît-il, heureuse; heureuse de s'y détruire. Majeure, elle avait le droit de faire son choix.

La question est de savoir si la société ne perd pas sa raison d'être quand elle se désintéresse d'activités aussi évidemment pernicieuses. Le principe de liberté exige qu'elle laisse faire, et tant pis pour la casse. Le salut public l'interdit. Ou la liberté, ou le salut. Aux pouvoirs publics de décider. [...]

Si l'on juge conforme au bien public de mettre fin à la malfaisance des sectes, qu'on mette fin à cette malfaisance, même s'il faut pour cela bousculer le principe de liberté. [...]

Il paraît que la loi de 1901 sur les associations suffit, si on veut bien l'appliquer. Qu'on l'applique. En 1936, on a dissous les ligues fascistes. C'était une atteinte au principe de liberté, ce me semble. On a pourtant eu raison de la porter. Après 1968, on a dissous une organisation trotskiste, et on vient encore de dissoudre une organisation néo-fasciste. Qu'on dissolve donc les sectes dont la malfaisance crie un peu trop fort. Lesquelles ? Au gouvernement de décider, au Parlement d'approuver ou de désapprouver, c'est leur travail. Ces actes risquent d'être arbitraires ? Peut-être en effet. Mais c'est l'indulgence qui me paraît en ce moment excessive. Excessive et, de plus, dangereuse. Il y a dans les sectes, et probablement même parmi leurs dirigeants, un certain nombre d'inconscients ou de déséquilibrés qui font le mal, mais sans le vouloir et en croyant faire le bien. Il y en a aussi, je n'en doute pas, qui, très consciemment, très délibérément, exploitent la fragilité des jeunes à leur profit. Avec les régimes pseudo-diététiques qu'ils recommandent, ce sont leurs intérêts qu'ils soignent. Ces criminels-là, il faut les traquer, sans pitié, comme on traque les trafiquants de drogue. Sinon...

Roger Ikor




Dessins :
Le Dico des Sectes, Annick Drogou, Centre Roger-Ikor
http://www.prevensectes.com/pccmm.htm


jeudi, février 02, 2012

L'explosion démographique





Dès la plus haute antiquité, des sages et des économistes se sont penchés sur la question de l'accroissement de la population et ses incidences sur la structure et l'équilibre des sociétés humaines. Depuis Confucius, on se demande si un accroissement excessif des populations ne va pas entraîner des conflits en abaissant le niveau de vie des humains. Divers économistes avaient soutenu que l'humanité devait se maintenir à un niveau optimal de peuplement en fonction des moyens de subsistance. Il faut cependant attendre le XVIIIe siècle pour qu'un auteur aborde le problème démographique à l'état pur : c'est en 1798 que Thomas Robert Malthus publia son fameux Essay on the Principle of Population dans lequel il expose que l'homme accroît plus facilement son espèce que la quantité d'aliments disponibles. La courbe démographique, d'après lui, suivrait une progression géométrique, celle des subsistances une progression arithmétique.

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles les économistes expriment des opinions très divergentes sur ces questions. Si certains, comme Adam Smith, Jérémie Bentham, James Mill et J. B. Say, partagent dans l'ensemble les idées de Malthus et sont d'avis que l'accroissement de la population doit être limité, les pré-marxistes et les marxistes affirment que la surpopulation disparaîtra d'elle-même avec la société capitaliste.

Les problèmes démographiques ont des incidences très diverses, notamment sur les plans sociologiques et économiques, étant directement liés au volume des consommations et des productions. Aussi ont-ils donné lieu à des interprétations variées à l'infini. Nous nous garderons bien d'entrer ici dans ces controverses, notamment celles qui opposent les « malthusiens » et les « anti-malthusiens », l'économiste anglais se trouvant au centre de toutes ces polémiques. Mais il faut reconnaître en toute objectivité qu'en dépit d'erreurs manifestes, provenant notamment du développement du machinisme qu'il n'avait pas prévu, Malthus avait raison au moins sur certains points.

L'accroissement actuel des populations humaines dépasse largement les incidences sociales et économiques autour desquelles discutent philosophes et économistes. Il met en jeu l'existence même de notre espèce placée dans son contexte biologique.

Pour le naturaliste, ce phénomène a les caractères d'une véritable pullulation, comme certains animaux en présentent des exemples. Le problème est évidemment beaucoup plus complexe pour l'homme, chez qui des mobiles irrationnels, des concepts moraux et religieux, et des traditions anciennes modifient entièrement des données devenues de ce fait même extra-biologiques. Les faits demeurent néanmoins essentiellement les mêmes. Et quant aux perspectives futures, il y a lieu de penser que la cadence actuelle d'accroissement de la population, accélérée depuis une centaine d'années à peine, va se poursuivre dans l'avenir, sauf dans le cas d'une catastrophe ou sauf si l'homme prend vraiment conscience du péril qui le menace. Êtres humains doués de raison, proportionnant leur expansion aux moyens de subsistance, ou créatures proliférantes, dégradant leur propre habitat, il nous appartient de choisir ce que nous voulons être.

Nous ne craignons pas d'affirmer en liminaire que le problème de la surpopulation est le plus angoissant de tous ceux auxquels nous avons à faire face dans les temps modernes. Et peu d'entre nous en ont conscience, du fait de sa nouveauté et de tout l'obscurantisme qui en masque encore la gravité. L'excédent de population ne risque pas seulement de compromettre le sort de la flore et de la faune sauvage, il menace bien plus la survie de l'humanité tout entière, avec ce qui fait la civilisation et la dignité même de l'homme.

L'homme avant les temps modernes

Au cours des premières phases de leur histoire et même jusqu'à l'avènement des temps modernes, les populations humaines furent soumises d'une manière frappante aux lois générales de l'écologie. Leur densité était alors intimement liée à la capacité de production, facteur limitant très efficace. L'accroissement démographique était proportionnel à l'excédent d'espace et de nourriture disponibles. Les progrès techniques ont permis le défrichement de plus en plus rapide et aisé; ils ont augmenté les rendements pastoraux et agricoles, et, d'une manière parallèle, ont déterminé une augmentation des effectifs humains.

Au Paléolithique, les populations furent bien entendu très faibles et très largement dispersées.

La densité des peuples vivant de cueillette et de chasse à la période historique permet de se faire une idée sur ce point. C'est ainsi qu'avant l'arrivée des Européens, il y avait en moyenne 8 habitants par 100 km² en Australie (dans les zones peuplées) et 16 en Amérique du Nord.

Au cours du Néolithique — soit en 8 000 ou 7 000 avant J.-C., l'économie humaine s'établit sur de nouvelles bases dans le bassin méditerranéen oriental grâce au développement de l'élevage et de la culture. Un changement de palier quant aux aliments disponibles a permis une augmentation des effectifs. Les progrès de l'agriculture, l'endiguement et l'aménagement de terrasses (probablement aux alentours de 4 000 avant J.-C. dans la basse vallée du Nil et en Mésopotamie ; par ailleurs en Chine, dans la vallée du fleuve Jaune, et en Amérique du Sud et centrale) ont attiré de grandes concentrations humaines en certains lieux privilégiés.

Dans l'ensemble, les populations restèrent cependant faibles au cours de l'Antiquité. L'Empire romain comprenait environ 54 millions d'habitants à la mort d'Auguste en 14 après J.-C., avec une densité moyenne de 16 habitants au km² (l'Égypte avait alors 179 habitants au km², l'Italie environ 24). En Chine, sous les Han, soit au début de l'ère chrétienne, il y aurait eu environ 60 millions d'habitants (70 millions selon certains auteurs). L'Inde comptait entre 100 et 140 millions d'habitants à l'époque d'Ashoka, au IIe siècle avant J.-C.

Puis la population se multiplia par deux ou trois entre les premières années de l'ère chrétienne et le début des temps modernes, atteignant globalement de 500 à 550 millions au milieu du XVIIe siècle, ce qui implique un accroissement moyen annuel compris entre 0,5 et 1,0 pour mille En Europe une étroite corrélation entre l'augmentation de la population établie au nord des Alpes et des Carpathes et les progrès du défrichement, est clairement visible, simple cas particulier d'une loi écologique valable pour toutes les populations animales (accroissement des populations avec la surface habitable et la quantité de nourriture disponible). Loin d'être régulier, cet accroissement décrivit d'énormes fluctuations consécutives aux épidémies, aux guerres et à l'arrêt du défrichement et de l'entretien des cultures qui en furent les séquelles.

En Allemagne, les variations du taux de boisement, connues d'après des témoignages historiques précis, sont très nettement parallèles aux fluctuations des populations humaines.

En France, la population estimée à 6,7 millions au moment de la conquête romaine fut portée à 8,5 millions sous les Antonin, mais ne dépassa guère ce niveau jusqu'à Charlemagne. Puis elle augmenta d'une manière régulière, atteignant 20 millions environ au milieu du XIIIe siècle. Pendant la guerre de Cent ans, elle diminua d'un tiers ou même de moitié, puis elle augmenta à nouveau jusqu'au XVIe siècle pour diminuer ensuite pendant les guerres de religion. Ultérieurement l'augmentation lente, mais régulière, porta la population française à environ 18 millions en 1712 ; cette tendance se poursuivit jusqu'à la Révolution.

Des fluctuations semblables s'observent en Grande-Bretagne : comprenant un million d'habitants sous la domination romaine, 1,1 million en 1086 et 3,7 millions vers 1348, les épidémies de peste retranchèrent environ 40 % des effectifs de la population entre 1348 et 1377. Il en est de même de l'Allemagne (sa population a passé de 2-3 millions du temps de César à 17 millions au début du XVIIe siècle, parallèlement à l'augmentation des surfaces cultivées), et de l'Italie (sa population a passé de 7,1 millions au temps d'Auguste à 11 millions en 1560, restant à ce niveau jusqu'au début du XVIIIe siècle).

Des faits analogues se retrouvent en Asie, avec toutefois des fluctuations d'une plus grande amplitude ; les variations importantes et les soudaines et massives diminutions s'expliquent par les vicissitudes des grandes civilisations qui s'y sont succédées. C'est ainsi qu'à Ceylan, une civilisation agricole très évoluée, qui atteignit son apogée au XIIe siècle, déclina ensuite progressivement ; parallèlement la population passait d'environ 20 millions d'individus à 3 millions au début du XIXe siècle.

Jean Dorst, La nature dé-naturée.


La nature dé-naturée

L'explosion démographique, l'exploitation irrationnelle des richesses naturelles, les pollutions de l'atmosphère et des eaux - conséquences directes du progrès technique et industriel - accentuent de manière chaque jour plus dangereuse le divorce entre l'Homme et la Nature, entraînent un empoisonnement progressif de l'univers et la destruction de ressources vitales. Ce livre, véritable manifeste pour une écologie politique, constate, met en garde et propose des solutions dont l'application devient impérative.



mercredi, février 01, 2012

Plus rien ne sera comme avant





Nous vivons la plus grande mutation civilisationnelle depuis la Révolution française de 1789 et le triomphe de la société bourgeoise moderne qui s'était élevée sur les ruines de la société féodale. Or, prévient Jean Ziegler, « nous allons vers un reféodalisation du monde ». Des « sociétés transcontinentales privées » entretiennent la famine, détruisent la nature et abolissent la démocratie, elles étendent leur emprise sur le monde et veulent réduire à néant les conquêtes des Lumières.

Fondés sur la consommation et le gaspillage des ressources naturelles, la barbarie économique et le féodalisme oligarchique ne sont pas une fatalité. Il est encore temps de remettre en question le mythe de la croissance infinie.


Pendant pratiquement toute l'histoire de l'humanité, les guerres, les famines et les épidémies ont assuré un équilibre démographique et préservé les ressources naturelles de la Terre. Mais, depuis un siècle, la population mondiale a triplé et devrait atteindre bientôt neuf ou dix milliards d'individus contre deux milliards en 1900.

La croissance infinie de la production et de la consommation dans le système capitaliste mondial ne semble-t-elle pas suicidaire ? La décroissance n'est-elle pas nécessaire dans nos sociétés surproductrices et surconsommatrices ?

Décroissance aussi de la natalité, que le capitalisme ne cesse d'encourager afin de faire tourner au maximum la machine économique. Il y a un siècle, les anarchistes, conscients de cette course à l'abîme, ne prônaient-ils pas, déjà, la contraception et le néomalthusianisme ?

« Le bonheur est désormais assimilé à la consommation, écrit J.-P. Tertrais. Les syndicats, comme le Medef, revendiquent la croissance » comme solution aux problèmes d'emploi et de pauvreté. Voir Du développement à la décroissance. De la nécessité de sortir de l'impasse suicidaire du capitalisme, par Jean-Pierre Tertrais (Éditions libertaires, 2006).

La boulimie de consommation est devenue effarante. « 20 % de la population consomme 80 % des ressources planétaires. » Or la déforestation, la disparition progressive de l'eau douce, la dégradation des sols, la disparition de nombreuses espèces animales, la pollution chimique conduisent Hubert Reeves à cette constatation désabusée : « Personne ne peut dire si notre planète sera encore habitable à la fin du siècle. »

Il fut un temps où la croissance énergétique se justifiait par le bien-être. Elle n'est plus inspirée aujourd'hui que par une volonté de profit et de pouvoir. Le rapport annuel de la Coca-Cola Corporation l'exprime en toute ingénuité : « Chacun de nous, dans la famille Coca-Cola, se réveille tous les matins en sachant que chacun des 7 milliards d'humains aura soif aujourd'hui [...]. Si nous faisons en sorte que ces 7 milliards de personnes ne puissent pas échapper à Coca-Cola, alors nous nous assurerons le succès pour de nombreuses années. »

Décroissance et capitalisme sont antagonistes, puisque le capitalisme ne peut survivre sans une croissance continue.

Michel Ragon



Du développement à la décroissance.
De la nécessité de sortir de l'impasse suicidaire du capitalisme.

Ici et là, dans les palais comme dans les chaumières, on commence à s'inquiéter. De l'épuisement de toujours plus de  ressources fossiles ou vivantes. De la fin du pétrole bon marché. Du réchauffement de l'atmosphère. De la fonte des pôles... Mais, c'est peu dire que ces inquiétudes, pour en rester au seul stade de l'inquiétude, sont à cent lieues de prendre la mesure de l'événement qui nous menace : la destruction à moyen terme des conditions de la vie sur cette planète. Ce livre, en énonçant toute une série de faits qui ne laissent aucun doute sur la gravité de la situation rompt délibérément avec cette attitude inconsciente ou criminelle. Idem quand il dénonce l'absurdité selon laquelle on pourrait ; croître indéfiniment (en termes de démographie, de production, de consommation...) dans un monde fini. Idem, encore, quand il démontre que la décroissance qui est la seule réponse à la situation actuelle ne pourra pas faire l'économie d'une rupture radicale avec un système capitaliste dont l'appétit de profit immédiats est shooté à l'exploitation et au pillage de toujours plus d'êtres humains et de choses. Idem, enfin, quand il nous explique que, sauf à faire le choix de la dictature, cette rupture doit se poser problème d'un changement de civilisation mettant clairement l'économique au service d'un politique, d'un social et d'un culturel fonctionnant à la liberté, à l'égalité, à l'autogestion et à l'entraide. On l'aura aisément compris, ce livre est de ceux, rares, qui vont à l'essentiel des choses. De ce fait il ne manquera pas de susciter l'adhésion ou la réprobation.
 
Reste, qu'avec le temps, personne n'échappera à ses conclusions.



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lundi, janvier 30, 2012

La franc-maçonnerie





Mélenchon est bien franc-maçon, c'est confirmé dans « Mélenchon le plébéien », le livre biographique des journalistes Lilian Alemagna et Stéphane Alliès consacré au tribun du prolétariat.

L'information ne surprend pas le conspirationniste Richard Pellegrin qui depuis quelques mois prophétise l'arrivée au pouvoir d'une coalition trotskiste-communiste, télécommandée par une inquiétante « élite de la franc-maçonnerie » œuvrant secrètement au contrôle du monde. Au XXe siècle, le spectre du communisme et le complot judéo-maçonnique étaient les thèmes de prédilection de l'extrême-droite.

Dès 1738, le pape Clément XII s'inquiétait de la prolifération de « certaines sociétés, assemblées, réunions [...] de francs-maçons dans lesquels des hommes de toute religion [...] s'engagent par un serment prêté sur la Bible, et sous les peines les plus graves, à cacher par un silence inviolable tout ce qu'ils font dans l'obscurité du secret ». Le Vatican condamne alors une première fois une société qui connaît depuis peu un essor considérable en Europe. Un an plus tôt, dans la France de Louis XV, les indiscrétions d'un membre de la fraternité sur les réunions clandestines de son ordre ont éveillé les soupçons du pouvoir royal. On raconte que dans ces assemblées, qu'on appelle des « loges », des hommes de conditions différentes — des bourgeois aux membres de la plus haute aristocratie, en passant par des ecclésiastiques — se côtoient et conversent ensemble de sujets variés selon des usages étranges, maniant des symboles et un langage hermétiques aux non-initiés. Pire encore, ces loges accueilleraient non seulement des catholiques, mais aussi des protestants, des juifs et même des « mahométans » ! En outre, des personnages illustres, souvent critiques de la société de leur temps, en font partie : Montesquieu, Choderlos de Laclos, La Fayette et même Voltaire. En ce siècle des Lumières, la franc-maçonnerie ne laisse pas indifférent.

La tolérance plutôt que la querelle religieuse

Cette fraternité pourtant est récente, née au XVIIe siècle dans un royaume d'Angleterre ravagé par des guerres de religion. C'est dans ce contexte que des hommes épris de tolérance fondent des espaces de libre parole ouverts à toutes les confessions. Pour des raisons encore difficiles à élucider, les fondateurs emploient le vocabulaire et les usages des anciennes corporations de maçons, dont les plus doués savaient jadis tailler la pierre tendre que l'on appelle free stone ; on les nommait les free stone masons ou freemasons, « francs-maçons ». Maniant la pensée et la parole plutôt que le marteau et le burin, les nouveaux maçons donnent naissance à une franc-maçonnerie non plus opérative mais spéculative, fondée sur des valeurs d'humanisme, de tolérance et de fraternité. Officiellement, l'acte fondateur de la franc-maçonnerie moderne date de 1717, lorsque quatre loges anglaises décident de fonder une Grande Loge d'Angleterre qui fédère toutes les loges du royaume. Quelques années plus tard, en 1723, le nouvel ordre se dote de constitutions encore en usage de nos jours, garantes d'un universalisme maçonnique.

Le Temple inachevé

Comme toute société initiatique, la franc-maçonnerie dispose d'un récit fondateur : c'est la légende d'Hiram présidant à la construction à Jérusalem du Temple de Salomon destiné à recevoir les tables de la Loi. Sur le chantier, les ouvriers étaient divisés en trois groupes selon leurs qualifications apprentis, compagnons ou maîtres. L'architecte du Temple, Hiram, avait pour habitude de parcourir quotidiennement son chantier et fut un jour surpris par trois compagnons qui cherchaient à lui arracher les secrets de la maîtrise. Devant son refus, ils le tuèrent et enterrèrent son corps. Depuis lors, le Temple demeure inachevé et les maçons sont censés travailler à son parachèvement constant, recherchant la parole perdue du maître. Les pères fondateurs de la franc-maçonnerie moderne ont revendiqué l'héritage de tous les maçons qui les auraient précédés, depuis les constructeurs de pyramides jusqu'aux bâtisseurs de cathédrales. Ils ont alors élaboré un parcours initiatique menant du grade d'apprenti à celui de maître, proposant les outils d'une possible amélioration de soi.

« Ici tout est symbole »

La franc-maçonnerie se pare d'une profusion de symboles, lesquels doivent permettre à des hommes et des femmes de se comprendre par-delà les barrières sociales. Si nombre de ces symboles sont hérités de la kabbale ou de l'hermétisme, le cœur du corpus symbolique provient des outils des tailleurs de pierre. Ainsi l'équerre et le compas sont-ils omniprésents : la première est associée à la rectitude morale tandis que le second fait référence à la mesure que tout maçon doit adopter dans son comportement. La truelle, le fil à plomb, le niveau viennent compléter ce tableau des outils opératifs. L'inspiration biblique de la maçonnerie est rappelée par les deux colonnes qui ornent l'entrée des loges, elles renvoient au Temple de Salomon, tandis que le plafond, peint en bleu, souligne son inachèvement et incite chaque maçon à travailler sur lui-même comme s'il était une pierre dans l'édifice de la fraternité humaine. D'autres symboles apparaissent : le soleil et la lune, car les maçons travaillent « de midi à minuit » ; le triangle, dont la forme ternaire invite au dépassement des contraires. Surmonté d'un œil, il fait référence à la connaissance et parfois au Grand Architecte de l'Univers, principe organisateur du monde auquel certains maçons donnent le nom de Dieu.

L'initiation et le travail maçonnique

L'initiation est le processus par lequel un profane (pro fanum, litt. « devant le Temple ») devient un initié (in itium, litt. « sur le chemin »). L'impétrant est reçu avec un bandeau sur les yeux et subit les épreuves de la terre, de l'eau, du vent et du feu avant de mourir symboliquement pour renaître franc-maçon : il est alors apprenti. Durant cette phase qui peut durer de quelques mois à plusieurs années, il doit conserver le silence afin de comprendre les règles de fonctionnement de la loge. Devenu compagnon, il exerce pleinement son droit de parole. Enfin, maître, disposant désormais de tous les outils symboliques nécessaires, il approfondit son engagement.

Le travail en loge constitue le moment fort de la vie maçonnique. Deux fois par mois, les maçons se réunissent lors de « tenues » durant lesquelles l'un d'eux présente un exposé ou « planche ». Les sujets directement politiques ou religieux sont généralement proscrits au bénéfice de l'analyse d'un symbole ou d'une valeur maçonniques. L'exposé est complété par une discussion. Après la clôture des travaux, les maçons se retrouvent souvent de façon moins formelle autour d'une table, lors des « agapes ».

Grades et hauts grades

Dès le XVIIIe siècle, il a semblé à certains francs-maçons que la stricte hiérarchie des trois grades était insuffisante. Par réel souci initiatique parfois, mais aussi par goût des titres, ils l'ont enrichie d'une pyramide de hauts grades. Ainsi, le Rite Écossais Ancien et Accepté, formalisé au début du XIXe siècle, et, désormais, le plus pratiqué dans le monde, comprend-il trente-trois grades : de l'apprenti (1er degré) au « souverain grand inspecteur général » (33e) en passant par le « grand élu de la voûte sacrée ou sublime maçon » (30e). Au-delà de ces qualificatifs ronflants, la création de degrés nouveaux a permis d'intégrer un certain nombre d'éléments étrangers à la maçonnerie des origines ; ainsi, nombre de titres évoquent-il les Templiers (« grand commandeur du Temple » au 27e degré) ou les Rose-Croix (« chevalier Rose-Croix » au 18e degré). Ces titres sont des emprunts, s'ils n'attestent d'aucune autre filiation que légendaire, ils ont néanmoins enrichi le patrimoine maçon-nique en références savantes ou illustres.

Entre complots et satanisme

En essaimant sur le continent au cours du XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie s'est diversifiée, et dans la France des Lumières par exemple, les rituels maçonniques s'imprègnent de l'imaginaire chevaleresque très en vogue. En terre protestante, les rois et les princes n'hésitent pas à intégrer des loges, tandis que dans les pays catholiques, l'opposition farouche de la papauté dresse bientôt l'Église contre les maçons, et partout elle est perçue comme une entreprise suspecte.

Dans ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, paru en 1797, l'abbé Augustin Barruel, ancien franc-maçon, affirme que la Révolution française résulte d'un complot maçonnique. Or, les réactions des maçons ont été très diverses en 1789, allant d'un soutien franc à la monarchie absolue jusqu'aux idées démocratiques les plus avancées. S'il est vrai que certaines loges maçonniques ont été le laboratoire d'une sociabilité relativement ouverte et le véhicule d'idées libérales, la maçonnerie dans son ensemble n'a fomenté aucun complot. D'ailleurs, la plupart des loges cessent de se réunir durant la Révolution. L'ouvrage de Barruel a contribué toutefois à ancrer dans les esprits l'idée que les frères conspirent à l'abri du secret. Paradoxalement, la thèse de Barruel est reprise au milieu du XIXe siècle par Louis Blanc, homme politique, historien et franc-maçon, dans son Histoire de la Révolution française. Les maçons d'alors, en plein combat pour la démocratie contre le second Empire, s'enorgueillissent ainsi du supposé engagement révolutionnaire de leurs prédécesseurs. La contrevérité a été érigée par les deux camps en version officielle !

En 1885, un dénommé Léo Taxil, ancien franc-maçon, anticlérical fraîchement converti au catholicisme, publie des révélations fracassantes. Dans son livre les Frères Trois-points, il soutient que la maçonnerie est d'essence satanique, que le diable en personne présiderait à certaines réunions tandis que les maçons se livreraient à des messes noires... Succès énorme ! Or, l'affaire tourne court lorsque l'auteur révèle trois ans plus tard que ses écrits tenaient tout bonnement du canular. Il n'empêche, les accusations de satanisme perdurent. C'est à la même époque que paraissent les Protocoles des Sages de Sion, un document forgé de toutes pièces par la police tsariste pour justifier les pogroms commis en Russie. C'est dans cet ouvrage que pour la première fois apparaît nettement l'idée du « complot judéo-maçonnique ». Les francs-maçons seraient les jouets d'une gigantesque conspiration orchestrée par les Juifs. Ces thèses, reprises tout au long du XXe siècle, serviront de prétexte aux gouvernements des États totalitaires pour persécuter les uns et les autres.

Une société dans son siècle

S'ils suscitent tant de suspicion — voire de haine — c'est que les francs-maçons n'ont pas manqué de s'engager dans le débat politique de leur temps et de se fondre parfois dans les sphères du pouvoir. Discrets pendant la Révolution, ils connaissent en France un vif regain durant l'Empire. Si Napoléon ne fut sans doute jamais initié, ses frères le seront, et Joseph Bonaparte devient en 1805 grand maître du Grand Orient, qui accueille aussi nombre de maréchaux et de ministres. Au XIXe siècle, les francs-maçons français sont majoritairement anticléricaux et participent aux combats de la République pour l'école, la laïcité, et sont très présents dans le personnel politique de gauche. La maçonnerie fait alors corps avec la politique laïque d'un Jules Ferry ou les mesures anticléricales d'un Émile Combes. Le poids de la franc-maçonnerie est tel que l'on considère que dans les rang du parti radical, trois sénateurs sur quatre et près de la moitié des députés sont frères. Cet engagement républicain explique la défiance dont les francs-maçons feront l'objet. Ainsi le parti communiste interdit-il en 1922 à ses membres d'être franc-maçon. De son côté, l'Église catholique réitère ses excommunications qui ne seront levées qu'en... 1983. Quant au régime de Vichy, montant en épingle les élucubrations d'un Léo Taxil, il lance une virulente campagne antimaçonnique et ordonne dès juin 1940 la dissolution des obédiences maçonniques françaises.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les rangs de la franc-maçonnerie sont décimés, et plusieurs décennies lui seront nécessaires pour se reconstituer. On estime aujourd'hui à plus de six millions ses effectifs, dont la grande majorité aux États-Unis. En France, les loges maçonniques rassemblent plus de cent vingt mille maçons et maçonnes fédérés en différentes obédiences : le Grand Orient, de tendance laïque, la Grande Loge, plus spiritualiste, la Grande Loge féminine ou encore le Droit humain, obédience mixte la plus importante. La Grande Loge nationale française, plus proche de la maçonnerie anglaise, se distingue par un esprit plus traditionaliste et conservateur.

À l'égard de cette société qui se veut discrète bien plus que secrète, la suspicion demeure. Perçue comme un vaste réseau d'entraide, elle suscite critiques et fantasmes autant que curiosité et fascination, le moindre dérapage de l'un de ses membres étant fortement médiatisé. Sans doute certains ont-ils cru pouvoir l'utiliser comme un club d'influence politique ou économique, mais si des réseaux existent bel et bien et si des frères ont eu maille à partir avec la justice, c'est que la franc-maçonnerie, profondément ancrée dans son temps, est en partie le reflet de celui-ci.

Les sociétés secrètes, ouvrage collectif.


Les sociétés secrètes



Dessin :

samedi, janvier 28, 2012

Quelle révolution ?





La révolution « Dansons la Carmagnole, Vive le son du canon ! »

Le début du XXIe siècle est marqué par des bouleversements considérables. L'effondrement de la société occidentale, la corruption des politiques, les inégalités croissantes, le marasme économique... provoqueront-ils la révolution ?

Un mystérieux Réseau Vercors déclare la République en danger et demande la mise en place d'un comité de salut public. Ce comité prendra des mesures quelque peu robespierriennes :

Présentation devant des tribunaux populaires de tous les parlementaires, des magistrats, des membres du corps préfectoral, de « l’ensemble des membres des exécutifs français ayant exercés des fonctions gouvernementales depuis 1992 ». Nicolas Sarkozy, accusé de haute trahison, sera jugé par la haute Cour.

Le comité de salut public rompra avec les USA et l'Angleterre et se rapprochera de la Chine, de la Russie et des pays arabes (accord de collaboration avec le monde arabe pour l'émanciper de tout contrôle de l'OTAN)...


Une mesure attire notre attention : le comité dissoudra toutes les congrégations religieuses. Cette décision ne choque pas les personnes qui partagent l'analyse de Frithjof Schuon :
« D'une manière générale, une des découvertes les plus décevantes de notre siècle est le fait que la moyenne des croyants sous tous les cieux, ne sont plus tout à fait des croyants ; qu'ils n'ont plus véritablement la sensibilité conforme à leur religion et qu'on peut leur raconter n'importe quoi. »

La révolution du silence

La spiritualité est une chose trop sérieuse pour être confiée aux religieux. A l'instar de la sexualité, la spiritualité devrait rester dans la sphère de la vie privée. Un spiritualiste protégé de l'emprise des prédicateurs, gourous, prophètes de tout acabit, a plus de chance d'accéder à un véritable état éveil.

Pour Krishnamurti, auteur de La révolution du silence, cet état est « l'état d'une conscience si totalement présente est semblable à celui où l'on se trouverait en vivant avec un serpent dans la chambre : on observerait tous ses mouvements, on serait très, très sensible au moindre bruit qu'il ferait. Un tel état d'attention est une plénitude d'énergie où la totalité de nous-mêmes se révèle en un instant ».

« Ce que Krishnamurti ne va cesser d'affirmer à partir de 1929, c'est qu'il faut se libérer de nos conditionnements, de tout ce qui nous construit et nous sclérose : illusions, croyances, préjugés ; pour pouvoir accéder à la vérité de la vie. […]

Il est très probable qu'il restera dans l'histoire comme un révolutionnaire spirituel, tant son message et sa pédagogie sont novateurs.

Krishnamurti révolutionne le monde spirituel. En effet, qu'elles soient orientales ou occidentales les religions sont embourbées dans leurs croyances, leurs rites et leurs répétitions. Cela a conduit au conformisme, à l'infantilisme et au mimétisme de la conscience spirituelle.

Krishnamurti a créé la rupture avec cela, en montrant d'abord l'exemple dans sa vie, quand il a tourné le dos à la Société Théosophique.

Le monde est chaotique, non pas depuis le vingtième siècle, mais depuis très longtemps, et la révolution à laquelle nous appelle Krishnamurti, n'est pas un changement politique ou économique ou religieux pour une amélioration ponctuelle, mais une profonde transformation des contenus même de notre conscience. On pourrait parler d'une véritable mutation.

Aujourd'hui, cet appel de Krishnamurti semble loin d'avoir été compris.

Le problème fondamental de son discours réside dans le fait qu'il ne donne aucune méthode. Et l'homme cherche des méthodes, ce qui aujourd'hui devient un vaste marché. Aujourd'hui, la spiritualité sortant des modèles religieux se trouve accaparée par le modèle commercial.

Or la vérité est incommunicable, elle ne peut être enseignée parce qu'il ne s'agit pas d'informations.

Ainsi au premier abord, Krishnamurti ne donne rien et ne veut rien donner, ce qui est frustrant pour qui cherche des trucs et des certitudes rassurantes.

Il se propose juste de créer chez son auditeur un choc, afin qu'il se réveille de lui-même. Encore faut-il qu'il en aie l'envie.

Toutefois, en étant attentif, à travers son discours, on peut comprendre que ce qui est proposé, c'est la liberté et l'autonomie. Là, il donne des clés pénétrantes pour éclairer la conscience. »

Patrick Vigneau, Découvrir Khrishnamurti .

Découvrir Khrishnamurti

Découvrir Khrishnamurti est un petit livre écrit par Patrick Vigneau qui précise un aspect fondamental :

« L'enseignement de Krishnamurti ne peut se lire comme une œuvre littéraire ou scientifique, uniquement avec son intellect. Il implique une attention, une ouverture, une présence qui seule peut provoquer une révolution intérieure. Car il s'agit d'un coup de balai de toutes les poussières intellectuelles du passé.

Il s'agit non de comprendre l'enseignement de Krishnamurti mais de se comprendre soi-même. »

Patrick Vigneau présente avec beaucoup de clarté des thèmes essentiels de l'enseignement de Krishnamurti. En outre, le livre comprend une biographie assez courte mais d'un grand intérêt.

Découvrir Khrishnamurti
Avant propos

« Voilà près de 30 ans que j’ai découvert Krishnamurti et sa parole continue à inspirer mon parcours de vie.

Dans ce petit livre, j’ai souhaité rassembler de manière relativement synthétique différents éléments de son enseignement afin d’en avoir une vision globale.

En effet beaucoup de personnes que je rencontre me disent parfois que la pensée de Krishnamurti est difficile à aborder pour un néophyte et me demandent souvent par quel livre commencer.

C’est en pensant à cette question que j’ai rédigé ces quelques chapitres. Je suis donc resté assez près de ses écrits.

Et j’espère que cela donnera envie d’aller lire ses livres, ses conférences, les biographies et témoignages qui lui sont consacrés.

J’ajoute aussi que Krishnamurti n’a jamais proposé à personne d’être son interprète. Loin de moi la volonté et la prétention d’expliquer son enseignement, je n’arriverais qu’à déformer ses propos.

Mais je souhaite simplement apporter ma petite contribution à la diffusion d’une parole qui assurément marque une profonde rupture avec un enseignement spirituel traditionnel parfois incohérent. 

Parole qui a révolutionné ma conscience et ma vie. 
»



Patrick Vigneau
Éditions l'Originel :


Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...