dimanche, juillet 24, 2011

Breivik, la tuerie de masse et la mort de Dieu





Quand André Breton, encore tout jeune, déclara que l'acte surréaliste le plus simple serait de descendre dans la rue et de tirer au hasard sur les passants, il anticipait sur ce que quelques représentants des dernières générations devaient réaliser plus d'une fois après la seconde guerre mondiale, passant ainsi de la théorie à la pratique, et cherchant à atteindre, à travers l'action absurde et destructive, le seul sens possible de l'existence, après avoir refusé de voir dans le suicide une solution radicale pour l'individu métaphysiquement seul.
Julius Evola


Si l'on veut exprimer symboliquement le processus complexe qui a conduit à la crise par où passent aujourd'hui la morale et la vision de la vie, la meilleure formule est celle de Nietzsche : « Dieu est mort. »

Nous pouvons prendre la thématique de Nietzsche comme point de départ de notre propos, car elle n'a nullement perdu sa valeur d’actualité. On a dit avec raison que la personne et la pensée de Nietzsche ont aussi le caractère d'un symbole : « C'est pour la cause de l'homme moderne qu'on lutte ici, de cet homme qui n'a plus de racines dans le sol sacré de la tradition, qui oscille entre les cimes de la civilisation et les abîmes de la barbarie, qui est à la recherche de soi-même, c'est-à-dire qui s'efforce de trouver un sens satisfaisant à une existence complètement laissée à elle-même » (R. Reiniger).

Frédéric Nietzsche est celui qui, mieux que tout autre, avait prédit le « nihilisme européen », comme un avenir et un destin « qui s'annonce partout par la voie de mille signes et de mille présages ». Le « grand évènement, obscurément pressenti, la mort de Dieu », c'est le début de l'effondrement de toutes les valeurs. A partir de ce moment, la morale, privée de sa sanction, « est incapable de se maintenir », et l'interprétation et la justification que l'on avait données auparavant à toutes les normes ou valeurs disparaissent.

Dostoïevski avait exprimé la même idée en disant : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. »

« La mort de Dieu » est une image qui sert à caractériser tout un processus historique. Elle exprime « la mécréance devenue réalité quotidienne », cette désacralisation de l'existence, cette rupture totale avec le monde de la Tradition qui, apparues en Occident à l'époque de la Renaissance et de l'humanisme, ont pris, de plus en plus, dans l'humanité actuelle, les caractères d'un état de fait définitif, évident et irréversible. Cet état de fait n'est pas moins réel là où on ne le remarque pas encore distinctement parce que subsiste un régime de couvertures et de succédanés du « Dieu qui est mort ».

Il faut distinguer différents degrés dans le processus en question. Le fait élémentaire est une rupture ontologique : toute référence réelle à la transcendance disparaît de la vie humaine. Dans ce fait, tous les développements du nihilisme sont déjà virtuellement contenus. Après la mort de Dieu, et pour essayer de cacher celle-ci à la conscience, apparaît un premier phénomène : une morale désormais indépendante de la théologie et de la métaphysique et fondée sur la seule autorité de la raison, ce qu'on appelle la morale « autonome ». Du niveau du sacré – perdu dorénavant – l'absolu descend à celui de la morale purement humaine ; c'est le propre de la phase rationaliste du « stoïcisme du devoir », du « fétichisme moral ». C'est, entre autres, un des traits caractéristiques du protestantisme. Sur le plan spéculatif, cette phase est marquée ou symbolisée par la théorie kantienne de l'impératif catégorique, le rationalisme éthique, la « morale autonome ».

Mais, ayant perdu ses racines, c'est-à-dire le lien effectif et originel de l'homme avec un monde supérieur, la morale cesse d’avoir une base invulnérable; la critique a bientôt raison d'elle. Dans la morale « autonome », c'est-à-dire laïque et rationnelle, on ne peut plus opposer aux impulsions de la nature qu'un commandement vide et rigide, un « tu dois » - simple écho de l'ancienne loi vivante. Et, quand on cherche à donner à ce « tu dois » quelque contenu concret et à justifier ce contenu, le sol manque ; il n'y a plus aucun appui pour qui sait penser jusqu'au bout. Ceci s'applique déjà à l'éthique kantienne. En réalité, à ce stade, il n'est pas d'« impératif » qui n'en suppose un autre, non exprimé, qui n'implique pas que l'on attribue une valeur d'axiome à certaines prémisses implicites, tenant simplement à une équation personnelle ou à la structure de fait - acceptée - d'une société donnée.

Après le rationalisme éthique, la période de dissolution se poursuit avec l'éthique utilitaire ou « sociale ». Renonçant à trouver un fondement intrinsèque et absolu du « bien » et du « mal », on propose de justifier ce qui reste de norme morale par ce que recommandent à l'individu son intérêt et la recherche de sa tranquillité matérielle dans la vie sociale. Mais cette morale est déjà empreinte de nihilisme. Comme il n'existe plus aucun lien intérieur, tout acte, tout comportement devient licite lorsqu'on peut éviter la sanction extérieure, juridico-sociale, ou lorsque l'on y est indifférent. Rien n'a plus de caractère intérieurement normatif et impératif. Tout se réduit à se régler d'après les codes de la société, qui remplacent la loi religieuse renversée. Après être passé par le puritanisme et le rigorisme éthique, le monde bourgeois s'oriente vers des formes d'idolâtrie sociale et un conformisme fondé sur l'intérêt, la lâcheté, l'hypocrisie ou l'inertie. Mais l'individualisme de la fin du siècle dernier a marqué à son tout le début d'une dissolution anarchique qui s'est vite étendue et aggravée. Il a déjà préparé le chaos derrière la façade de tout ce qui est ordre apparent.

Limitée à des zones restreintes, la phase précédente avait été celle des héros romantiques : l'homme qui se sent seul devant l'indifférence divine, et l'individu supérieur qui s'affirme en dépit de tout, dans un cadre tragique, qui enfreint les lois communes, pas encore pour en contester la validité, mais pour revendiquer à son profit un droit exceptionnel à ce qui est défendu, au mal comme au bien. Sur le plan des idées, le processus s'épuise cependant chez un Max Stirner, qui voit dans toute morale la dernière forme de la divinité fétichiste à abattre. Dans cet au-delà qui subsiste à l'intérieur de l'homme et voudrait lui dicter une loi, il dénonce un « nouveau ciel », transposition insidieuse de l'au-delà extérieur, théologique, dont l'existence est niée. En surmontant le « dieu intérieur », en exaltant l'« Unique » sans loi qui confie « sa cause au néant », en s'opposant lui-même à toute valeur ou prétention de la société, Stirner marque la limite de la voie que les révolutionnaires sociaux nihilistes (ceux dont le mot nihilisme tire son origine) avaient déjà suivie, mais au nom d'idées sociales utopiques auxquelles ils croyaient toujours, au fond, idées de « justice », de « liberté » et d'« humanité » opposées à l'injustice et à la tyrannie qu'ils voyaient dans l'ordre existant.

Revenons à Nietzsche. Le nihilisme européen, annoncé par lui comme un phénomène général et non sporadique, attaque, outre le domaine de la morale au sens étroit, celui de la vérité, de la vision du monde et de la finalité. La « mort de Dieu » a ici pour effet d'ôter tout sens à la vie, toute justification transcendante à l'existence. La thématique nietzschéenne est bien connue : par besoin d'évasion, par défaut de vitalité, on avait inventé un « monde de la vérité », ou « monde-valeur », qui était détaché de ce monde-ci et lui était même opposé, qui lui conférait un caractère de fausseté et lui déniait toute valeur ; on avait inventé un monde de l'être, du bien et de l'esprit qui était la négation ou la condamnation de celui du devenir, des sens et de la réalité vivante. Ce monde fabriqué s'est défait ; on aurait découvert qu'il s'agissait d'une illusion - la genèse en aurait même été reconstituée, et l'on en aurait montré les racines humaines, « trop humaines », et irrationnelles. En tant que « libre esprit » et « immoraliste », la contribution de Nietzsche au nihilisme a consisté à ramener certaines valeurs « supérieures », « spirituelles », non seulement à de simples impulsions vitales, mais, dans la plupart des cas, aux impulsions d'une vie « décadente » et affaiblie.

Ainsi, seul demeure réel ce qui avait été nié ou condamné au nom de cet autre monde « supérieur », de « Dieu », de la « vérité », de ce qui n'est pas, mais doit être. La conclusion est que « ce qui devrait être n'est pas, et ce qui est, c'est ce qui ne devrait pas être ». C'est ce que Nietzsche appelle « la phase tragique » du nihilisme. C’est le commencement de la « misère de l'homme sans Dieu ». L'existence semble alors perdre toute signification, tout but. En même temps que tous les impératifs, toutes les valeurs morales, et tous les liens, s'effondrent tous les appuis. Nous trouvons de nouveau une idée analogue chez Dostoïevski lorsqu'il fait dire à Kirillov que l'homme n'avait inventé Dieu que pour pouvoir continuer à vivre - et donc, comme une « aliénation du moi ». Sartre définit brutalement la situation à laquelle on aboutit, lorsqu'il déclare que l'existentialisme n'est pas un athéisme dans le sens où il se réduirait à démontrer que Dieu n'existe pas. Ce qu'il affirme, « c'est que même si Dieu existait, rien ne serait changé ». L'existence est laissée a elle-même, dans sa réalité nue, sans aucun point de référence en dehors d'elle-même qui puisse lui donner un sens aux yeux de l'homme.

Il y a donc deux phases. La première est une sorte de rébellion métaphysique ou morale. Dans la seconde, les motifs mêmes qui avaient implicitement nourri cette révolte disparaissent, se dissolvent, deviennent illusoires pour un type d'homme nouveau – et c'est la phase nihiliste, ou spécifiquement nihiliste, dont le thème dominant est le sens de l'absurde, de l'irrationalité pure de la condition humaine.

Il faut dès à présent noter qu'il existe un courant de pensée et une « historiographie » dont le propre a été de présenter ce processus, tout au moins ses premières phases, comme quelque chose de positif, comme une conquête. C'est un autre aspect du nihilisme contemporain, avec, à l'arrière-plan, une sorte d'« euphorie du naufragé » inavouée. On sait que depuis le siècle des lumières et le libéralisme, jusqu'à l'historicisme immanentiste, d'abord « idéaliste », puis matérialisme et marxiste, ces phases de dissolution ont été interprétées et exaltées comme celles de l'émancipation et de la réaffirmation de l'homme, du progrès de l'esprit, du véritable « humanisme ». Nous verrons plus loin dans quelle mesure la thématique de Nietzsche relative à la période post-nihiliste se ressent, par ses mauvais côtés, de cette mentalité. Pour le moment, il convient de préciser le point suivant.

Aucun Dieu n'a jamais lié l'homme ; il n'y a pas que le despotisme divin qui soit une invention fantaisiste, mais aussi, dans une large mesure, celui auquel, selon les interprétations illuministes, le monde de la Tradition aurait dû son organisation, reçue d'en haut et dirigée vers le haut, son système hiérarchique, ses diverses formes d'autorité légitime et de puissance sacrée. Tout ce système trouvait au contraire son fondement véritable et essentiel dans la structure intérieure particulière, les capacités de récognition et les divers intérêts congénitaux d'un type d'homme qui a presque complètement disparu. L'homme, à un moment donné, a voulu « être libre ». On l'a laissé faire, on l'a même laissé trancher des liens qui le soutenaient plus qu'ils ne l'entravaient ; puis on l'a laissé tirer toutes les conséquences de sa libération, selon un enchaînement rigoureux, jusqu'à ce qu'il parvienne a l'état de choses actuel, où « Dieu est mort » (Bernanos dit : « Dieu s'est retiré ») et où l'existence devient le domaine de l'absurde, où tout est possible, où tout est licite. Seule a agi en tout cela ce qu'on appelle en Extrême-Orient la loi des actions et des réactions concordantes, objectivement, « par-delà le bien et le mal », par-delà toutes les petites morales.

Ces derniers temps, la rupture s'est étendue du plan moral au plan ontologique et existentiel. Les valeurs que l'on avait mises en doute hier et qu'ébranlait seule la critique de quelques précurseurs relativement isolés, perdent aujourd'hui toute consistance, dans la vie quotidienne, pour la conscience générale. Il ne s'agit plus de « problèmes », mais d'un état de fait qui fait paraître le pathos immoraliste des rebelles d'hier on ne peut plus anachronique et périmé. Depuis quelque temps, une bonne partie de l'humanité occidentale trouve normal que l'existence soit dépourvue de toute vraie signification et ne doive être rattachée à aucun principe supérieur, si bien qu'elle s'est arrangée pour la vivre de la façon la plus supportable, la moins désagréable possible. Ceci a toutefois pour contrepartie et pour conséquence inévitables une vie intérieure de plus en plus réduite, informe, précaire, instable et fuyante et la disparition rapide de toute droiture et de toute force morale.

Par ailleurs, un système de compensations et d'anesthésiants agit dans le même sens, et le fait de n'avoir pas été reconnu comme tel par la plupart des gens, ne lui enlève pas, pour autant, ce caractère. Un personnage d’E. Hemingway fait le bilan lorsqu'il dit : « Opium du peuple, la religion... Et aujourd'hui l'économie est l'opium du peuple, comme le patriotisme... Et les rapports sexuels ne seraient-ils pas aussi un opium pour le peuple ? Mais s'adonner à la boisson, c'est le meilleur des opiums : excellent, même s'il y en a qui préfèrent la radio, cet opium à bon marché. »

Toutefois, lorsqu'on pressent cette vérité, la façade chancelle, l'assemblage se disloque et, après la dissolution des valeurs vient un moment où l'on dénonce tous les succédanés auxquels on recourait pour suppléer à l'absence de signification d'une vie désormais laissée à elle-même. Alors apparaît le thème existentiel de la nausée, du dégoût, du vide ressenti derrière tout le système du monde bourgeois, le thème de l'absurdité de toute la nouvelle « civilisation » imposée à la terre. Chez ceux dont la sensibilité est plus aiguë, on constate diverses formes de traumatismes existentiels, on voit apparaître les états que l'on a qualifiés de « spectralité du devenir », de « dégradation de la réalité objective », d'« aliénation existentielle ».

Julius Evola, « Chevaucher le tigre ».


Evola et la révolte totale prônée par les traditionalistes





samedi, juillet 23, 2011

Deux textes de Shankara (Vivekacûdâmani & Aparokshânubhuti)





Le Chan/Zen, qui naquit en Chine au VIe siècle, présente de nombreuses similitudes avec le Vedânta.

Shankara (788-820), un des plus grands philosophes indiens, mena une existence errante, prêchant les doctrines du Vedânta advaitiste fondées sur la théorie de la Mâyâ (illusion) et sur le Connaissance (Jñâna) comme source de liberté et de libération des liens qui attachent le Moi. Il provoqua un renouveau de l'hindouisme après le recul lié au développement du bouddhisme.

Vivekacûdâmani

« Le diadème du discernement » ( Vivekacûdâmani), renferme cinq cent quatre-vingts versets. Après avoir énuméré les qualités dont l'aspirant doit faire preuve, Shankara indique le moyen de franchir l’océan des renaissances (samsâra). Il explique ensuite que l'âtman est au-delà des cinq gaines ou fourreaux (pañcakoça) qui enveloppant l'individualité : gaines du corps et de l'énergie vitale, gaines de l'esprit et de l'intellect, gaine enfin de la félicité.

Les rites amènent la purification de l'esprit et non la perception de la Réalité. La manifestation de la vérité est causée par la discrimination et point du tout par dix millions de rites. (11)

Il y a de bonnes âmes, calmes et magnanimes, qui font lever le bien autour d’elles comme le printemps. Ayant elles-mêmes franchi l’océan des naissances et des morts, elles aident les autres à le traverser, sans aucune pensée de récompense. (37)

Un père peut compter sur ses fils pour le débarrasser de ses dettes, mais il ne peut compter que sur lui-même pour sa libération. (51)

L’étude des Écritures est inutile aussi longtemps que la Réalité suprême n’est pas connue ; de même, quand cette Réalité est perçue, l'étude des Écritures devient inutile. (59)

La maladie ne quitte pas le patient s’il prononce simplement le mot : médecine, sans la prendre ; semblablement, sans pratiquer l'ascèse, on ne peut être libéré en prononçant le mot Brahman. (62)

Le moi éprouve du plaisir quand les objets des sens lui sont favorables, et il éprouve de la souffrance quand ils lui sont hostiles. Aussi bien plaisir et souffrance sont des propriétés du moi et non du souverain âtman. (105)

Comme le parfum du bois de santal, le parfum du Soi suprême est étouffé par la poussière de ces désirs véhéments et persistants (vâsanâ) qui ont imprégné notre esprit, il est perçu clairement quand il est purifié par le contact intime avec la connaissance. (274)

Le Soi est Brahmâ, le Soi est Vishnu, le Soi est Indra, le Soi est Shiva, le Soi est tout cet univers. Rien d’autre n’existe que le Soi. (388)

Regarder tout avec la même indifférence en ce monde plein de qualités et de défauts, naturellement divers, est un privilège de l'homme libéré. (433)

Comme le ciel, je suis au-dessus de toute contamination, comme le soleil, je suis différent des choses illuminées. Je suis immobile comme une montagne. je suis illimité comme l’océan. (499)

Quelquefois fou, quelquefois sage ; quelquefois revêtu de la splendeur d’un roi ; quelquefois doux, quelquefois dangereux comme un serpent ; quelquefois honoré, quelquefois méprisé, quelquefois inconnu, ainsi vit le sage toujours heureux de la félicité suprême. (542)


Aparokshânubhuti

« L'expérience directe du Soi » (Aparokshânubhuti) renferme cent quarante-quatre stances. C’est un manuel (prakarana) d'initiation. Le thème central de ce court traité est l'identité du Soi individuel (jivâtman) avec le Soi suprême ( paramâtman).

Les quatre qualifications préliminaires, telles que le renoncement, etc., peuvent apparaître chez les hommes grâce au culte du Seigneur Hari ( Vishnu), à leurs austérités, à l'accomplissement des devoirs relatifs aux différentes castes et périodes de l’existence. (3)

Le dégoût avec lequel on considère la fiente d’un corbeau – et cela à l'égard des objets des sens, depuis Brahmâ jusqu’aux choses inertes – voilà en vérité ce que l’on appelle le pur dégoût. (4)

Qui suis-je ?... D’où vient ce monde ?... Quel est son créateur ?... De quelle matière ce monde est-il fait ?... Voilà la façon dont on doit mener l’enquête (vichâra). (12)

De la même manière qu’un objet en or a toujours la nature de l'or, un être né du Brahman possède toujours la nature du Brahman. (51)

De même qu’il existe toujours une relation de cause à effet entre la terre et la jarre, semblablement, la même relation existe entre Brahman et le monde phénoménal. Ceci a été établi sur la foi des textes scripturaires et par le raisonnement. (66)

Transformant la vision ordinaire en une vision de connaissance, on doit regarder le monde comme le Brahman. Voilà la plus noble de toutes les visions, et non celle qui consiste à fixer son attention sur le bout de son nez. (116)
Les personnes qui sont très habiles à discuter du Brahman n’arrivent pas à la réalisation du Soi. Elles sont très attachées aux plaisirs du monde. Ces êtres naissent et meurent constamment par le seul fait de leur ignorance. (133) 

On doit d’abord chercher la cause par la méthode négative (vyatirekena) et ensuite la trouver par la méthode positive (anvayena), comme toujours présente dans l'effet. (138)


Shankara : La quête de l'être 

« De même qu'en ce monde un bloc de cristal assume fictivement diverses teintes de vert, de bleu, etc. quand il est au contact des objets qui ont cette couleur, de même la lumière du Soi se diversifie fictivement en vision, audition, etc. » Tel est le monde des apparences, celui que nous prenons pour vrai. Et tel est ce que Shankara ignorait et négligeait complètement, pour fixer la grande lumière de l'Absolu. Ce qui apparaît dans la lumière ne le concernait pas. Aventurier de l'être, sensible à sa seule lumière, Shankara, autrefois secret et accessible aux rares élus qui, par statut et appétit, pouvaient le comprendre dans une langue qu'on ne traduisait pas, est maintenant la référence de toutes les philosophies indiennes. Sa philosophie revisitée a été promue au rang de « philosophie indienne par excellence ». Les textes présentés dans cette anthologie, dégagés de la gangue des interprétations qui en ont émoussé le tranchant, témoignent principalement de l'actualité de l'expérience spirituelle de Shankara.


Michel Angot est sanskritiste. Il a notamment publié « L'Inde classique ».



Photo :
Le Shankarachârya de Kancipuram parmi ses disciples (1970)

L'attentat d'Oslo





Quelques jours avant l'attentat d'Oslo, Bouddhanar a mis en ligne un texte de Philippe Baillet à propos de la révolte totale (et meurtrière) de l'extrême-droite (traditionaliste) :

http://bouddhanar.blogspot.com/2011/07/evola-la-revolte-totale-pronee-par-les.html


Photo :
SS norvégien (un Untersturmführer du régiment Norge) et Anders Behring Breivik, le fondamentaliste chrétien responsable de l'attentat d'Oslo et de
 la fusillade de l'île d'Utoya.





vendredi, juillet 22, 2011

Les estivales de la question animale





Les estivales de la question animale se dérouleront du samedi 30 juillet au samedi 6 août 2011 à Marlhes (42), à 25 km de Saint-Étienne (Voir le programme ci-dessous).

Chaque année, ces rencontres donnent lieu à des discussions passionnantes et à d'intéressantes rencontres.

Les Estivales sont des rencontres d'échange de savoirs et d'informations, d'expériences et d'opinions, ouvertes à toutes les personnes qui s'intéressent à la question animale: particuliers, représentants de diverses associations, «intellectuels» et «militants de terrain», tenants d'approches philosophiques et stratégiques différentes... LIRE LA SUITE : http://question-animale.org/fr/projet.html


Samedi 30 juillet

accueil des participants

Dimanche 31 juillet

Un point sur l’action menée en Europe, et au Canada, qui a conduit à l’adoption du règlement européen fermant les portes de l’UE aux produits issus de la chasse aux phoques et autres pinnipèdes.

La droite et les animaux.

Lundi 1 août

La question animale en Colombie, plus particulièrement à travers la relation aux ânes dans la région nord atlantique.

Projection du court-métrage « Le compagnon déloyal » :
Les chiens sont-ils devenus les nouveaux maîtres des hommes, prêts à céder à tous leurs caprices et à dépenser des fortunes pour eux ?
Au-delà des apparences, quelle est la réelle nature sociologique de notre relation avec les canidés et quel lien éthique unit notre espèce à la leur ?

Projections d’autres courts-métrages :
  • Déchirement (expérimental)
  • Laissez l’iguane tranquille (Reportage)
  • Ludique macabre (Fiction)


Mardi 2 août

Réflexion sur le rôle des élevages bio, "éthiques", développement durable, etc. en tant que secteur crucial de l'esclavage animal. 
Les poules pondeuses en France : conditions de vie, lois, recherche scientifique, situation européenne…

Mercredi 3 août

La violence sociale à l'encontre du végétarisme pour les animaux. État des lieux et analyse de la végéphobie.

L’Initiative Citoyenne pour les Droits des Végétariens

Jeudi 4 août

Débat pour l’abolition de la viande : quelle pertinence ? quelles stratégies ?

Vendredi 5 août

Réflexions et discussions sur la sentience des invertébrés

Spécisme, sexisme, racisme. Intersectionnalité des discriminations.

Illustration :


Intuition & spontanéité





En observant le spiritualisme moderne, il apparaît que la manipulation mentale est pratiquée par la plupart des organisations qui prétendent être des voies de réalisation spirituelle. La philosophie libertaire, qui est au centre de plusieurs traditions orientales, y est presque toujours ignorée ou dévalorisée.

De nos jours, des gourous, qui imposent à leurs élèves des pratiques et des rites aliénants, invoquent l'école des Nātha sans préciser que :

Les Nātha visent à se libérer durant la vie. Les mesures prises en ce but sont simples. Ils ne préconisent ni les pratiques religieuses extérieures ni la connaissance des traités. Ils insistent uniquement sur une voie directe aussi brève que possible, celle que découvre le mystique en lui-même et jusque dans son propre corps, lieu privilégié de l'expérience, que celle-ci concerne la divinité, l'énergie ou l'univers.

A cette fin les Nātha recourent à un seul moyen : l'intuition et le sahajasamâdhi, l'absorption spontanée. On les appelle en conséquence « Sahajîya » adeptes de la spontanéité. Ils se caractérisent par la simplicité du cœur et de l'esprit. Grâce a au sahajasamâdhi la pensée s'absorbe dans la félicité, l'impression erronée d'objectivité et de dualité s'estompe et finalement disparaît.

Lorsqu'un tel samâdhi se répand dans toutes les activités journalières, le yogin, quelles que soient les circonstances, n'éprouve qu'une seule et même saveur (samarasa) qui imprègne l'univers entier.

Lilian Silburn, « La kundalini ».


La kundalini
L'énergie des profondeurs

La kundalinî, cet axe dressé au centre même de la personne et de l’univers, est à l’origine de la puissance de l’homme dont elle draine et épanouit les énergies. Plutôt que sur les pouvoirs extraordinaires habituellement décrits dans nombre d’ouvrages souvent très fantaisistes, l’auteur s’est attaché ici, suivant en cela les maîtres des écoles non-dualistes du Shivaïsme du Cachemire, à mettre l’accent sur l’apaisement qu’elle confère.

Si les témoignages et les études se multiplient actuellement sur ce sujet, ils restent trop souvent sans rapport avec la réalité sur l’expérience ; la plupart des phénomènes qu’on y trouve relèvent de troubles psychiques, de fantaisies de l’imagination ou de la tension due aux efforts d’une concentration trop prolongée…

L’auteur a réuni dans cet ouvrage des extraits relatifs à la kundalini et conformes à l’enseignement des écoles non dualistes Kaula, Trika et Krama afin de proposer une vue d’ensemble cohérente. Cette étude se présente donc sous la forme de traductions et d’explications de textes ; elle s’inspire essentiellement de l’œuvre capitale du grand mystique cachemirien du Xe siècle Abhinavagupta : le Trantrâloka (Lumière sur les Tantra) et de la glose qu’en fit Jayaratha. Un tel choix concerne les plus hautes initiations intérieures d’ordre mystique.

Il est à noter qu les textes choisis diffèrent des descriptions du Hathayoga et de nombreux Tantra shivaïtes, bouddhistes ou vishnouites habituellement exposés et mieux connus.




Lilian Silburn, directeur de recherches honoraire au C.N.R.S. est une des autorités les plus éminentes, dans le domaine du Shivaïsme du Cachemire et de l’œuvre d’Abhinavagupta. Elle est l’auteur de nombreuses traductions et études dont : le Paramârthasâra, la Bhakti dans le Shivaïsme du Cachemire (1964), le Vijñâna Bhairava (1961), la Mahârthamañjarî (1968), les Hymnes de Abhinavagupta (1970), Hymnes aux Kali (1975), Sivasûtra et Vimarsinî de Ksemarâja (1980), et La Lumière sur les Tantra, chapitres 1 à 5 du Tantrâloka d’Abhinavagupta. Elle a également dirigé et publié un volume consacré au Bouddhisme (1977).


Photo :
« Les sannyāsis du Gorakha Nātha portent plusieurs symboles qui les distinguent des autres sādhus, entre autres le petit sifflet (nādî) attaché à des fils de laine. »
R. BEDI




jeudi, juillet 21, 2011

Des chanteurs mystiques et libertaires





Le terme bengali « bâül » (hindî : bardâi) désigne des groupes de bardes itinérants et mendiants qui parcourent le Bengale en chantant des poèmes religieux.

Les bâüls jouent an Bengale un rôle dont on ne saurait se passer. On peut fort bien les montrer du doigt en disant : « ...des fous enivrés de Dieu... » ou encore : « ...des mendiants illettrés à la vaine poursuite d'un rêve... », c’est néanmoins à eux que Rabindranath Tagore a emprunté maintes de ses inspirations. En effet, le grand poète a recueilli les paroles de beaucoup de leurs chants, de beaucoup de leurs airs qui sont d’une touchante simplicité. De plus il faut dire que tout en restant en dehors des grandes traditions stéréotypées de l'Inde, les bâüls n'en représentent pas moins, dans la vie spirituelle, l’un des courants souterrains restés intensément vivants. Ce courant remonte à une époque antérieure à celle même des religions védiques.

Le nom des bâüls n’apparait pourtant, dans la littérature du Bengale, qu’à partir du XVe siècle. Cette appellation semble être dérivée du mot bâtula (vâtula en sanskrit); ce mot signifie « qui est battu par les vents », c'est-à-dire celui qui s'abandonne à toutes ses impulsions. De là à la folie, il n’y a qu’un pas! Mais cette folie extatique a pour cause Dieu, et comme but Dieu encore!

Les bâüls ne doivent pas être considérés comme formant une secte particulière. Des fidèles (sâdhakas) suivant une discipline spirituelle, appartenant à toutes sortes de confréries et de groupes religieux, deviennent des bâüls si tel est leur tempérament. La Chine, qui est si près de la terre, a peut-être ce qui se rapproche le plus des bâüls, c’est-à-dire les adeptes du Chan/Zen, si friands de paradoxe. La note dominante qui fait remarquer les bâüls est leur entière liberté spirituelle, qui est une force organique sans aucune prétention. Dans la vie courante, par leur parfait non-conventionalisme, ils sont typiquement des libres-penseurs, devenus sans le vouloir une institution libre. Ils ne sont liés par rien.

On les reconnaît à ce qu’ils portent en général une longue robe - sans qu’elle soit le signe distinctif d’aucun Ordre religieux existant. Ils laissent pousser cheveux et barbe. Pour eux le Divin étant sans forme, la mythologie lettre morte, on ne les verra jamais se prosterner ni devant une image ni devant un humain, si parfait soit-il ! Ils n’appartiennent plus à aucune caste.

Il n’est aucune Écriture sacrée qui puisse formuler la philosophie du bâül. Il ne fait appel à aucune tradition. Par excellence, il se laisse conduire par l’intuition.

Le seul moyen d’expression des bâüls est leur chant extemporané qui révèle leur expérience spirituelle intime. La proportion des bâüls hindous est aussi grande que celle des bâüls musulmans. Échappant à toute forme d'orthodoxie, les uns et les autres vivent parfaitement intégrés dans la relation d’unité qui existe entre maître (gourou) et élève (shishya). En effet, on connaît des gourous musulmans initiant des hindous, et des gourous hindous initiant des musulmans. Cette intimité est ordonnée par Dieu.

Parmi les bâüls, on trouve des moines, des ascètes, des hommes mariés. Ils s’en vont en chantant de village en village avec leur ektara, un instrument très simple à une corde, et leur tambourin qui est appelé dubki. A certaines saisons et en certains lieux propices, les bâüls se réunissent périodiquement en une grande foire (mela) où les chants et les danses se suivent nuit et jour pendant la durée du rassemblement. Il n'est en ces occasions aucun culte d’adoration, aucun enseignement oral, car ces poètes mystiques n’attachent d'importance qu’à la vibration des âmes. A rien d’autre.

La discipline spirituelle des bâüls est centrée sur le culte de l’homme dans lequel Dieu est appelé Maner mânush ou « Celui qui vit dans le cœur ». Ce Dieu n’a qu’un attribut : Il est tout amour ! Il n’est ici aucune mention d’un Dieu créateur ou d’un Dieu destructeur.

L’une des manières d’atteindre Dieu est de s’en remettre à un gourou qui devient le lien entre l'homme et le divin. Ainsi le gourou est hautement vénéré et respecté, mais maître et disciple restent parfaitement libres de part et d’autre, sans condition de loyauté ou d’obéissance entre eux, sans qu’il s'établisse d'obligation ou de responsabilité.

La discipline spirituelle du bâül est uniquement la floraison de l'être intérieur, de la présence de Dieu constante, sans qu’il soit cherché aucun appui sur des valeurs extérieures. A cause de cela même, cette discipline qui commence avec le corps réclame que celui-ci, qui joue le rôle d'instrument, soit gardé extrêmement pur, car le corps est le « temple de Dieu ». « Dans ce corps vit l'Homme, si tu L'appelles, Il te répondra... » C’est en réalité une technique pour chercher Dieu en soi-même en employant l'instrument du corps que Dieu nous a donné : « Dieu Se fait homme ; dans l'homme parfait qui est le gourou, l'homme est divinisé, ainsi l'idéal de Dieu peut être atteint dans notre propre corps... » Le culte du bâül est en somme un humanisme spiritualisé.

L'attitude spirituelle du bâül a trouvé au Bengale un terrain très favorablement préparé pour l'expansion des trois idées maîtresses de sa philosophie.

L'idée de Dieu-amour a reçu des apports de tous les adeptes du bhakti-yoga et des vaïshnavas pour lesquels Krishna est « Celui qui vit dans le cœur ». L'idée d’un gourou qui soit un homme parfait, ayant atteint les buts les plus hauts tout en restant un homme, est un apport direct de l'islam. En effet, dans l'hindouisme, le gourou est plus grand que tous les dieux, divin lui-même. Pour le bâül, le culte dû au gourou (guruvâda) plonge ses racines très profondément dans l’histoire ancienne du Bengale, qui connaissait ce culte bien avant l'apparition du bouddhisme, c'est-à-dire dans le culte des siddhas. Ce qu'il est advenu de nos jours de ce culte des siddhas, du bouddhisme et de l'islam, est une harmonieuse composition transmuée, où les bâüls touchent l'Absolu par l'amour extatique. L'idée du corps comme temple de Dieu est un apport direct du culte natha qui est à la base du hata-yoga. Les bâüls, en effet, connaissent une science parfaite du corps appelée dehatatva (qui n’est autre que la science de la kundalinî et des chakras des hatha-yogins) qu'hindous et musulmans pratiquent également.

Ces particularités des bâüls qui de nos jours associent hindous et musulmans, sont le pur produit des anciennes écoles non conformistes bouddhistes qui accordaient une énorme importance aux aspirations métaphysiques : « Qu’est-ce que la vérité première ? » (shunya), et à l'expérience pure : « Qu'est-ce qui est né en moi ? » (sahaja). Ces notions sont toujours vivantes chez les bâüls, qui parlent très librement et très volontiers de sahaja. L'expérience pure est le grand motif de leur vie. C'est ainsi que le mysticisme non orthodoxe de l'Inde médiévale forme l'arrière-plan des bâüls modernes, et que les saints du nord de l'Inde, tels que Kabir et Dadu, sont pleinement des bâüls. Si nous remontons plus haut encore le courant, nous pouvons rattacher les bâüls directement au mystérieux culte du Vrâtya de l'Atharva Vêda.

La plupart des bâüls sont des illettrés et se recrutent parmi les plus miséreux de la société. Mais ils groupent aussi des brahmanes savants qui ont été rejetés de leur caste et des musulmans excommuniés par leur orthodoxie. Beaucoup de soufis aussi sont devenus des bâüls par peur des persécutions, en disant : « Nous échappons à l'orthodoxie (shariat) pour suivre la Vérité (Haqiqat). »

Ces bâüls couvrent tout le pays. Récemment, un bâül musulman est venu jusque dans les montagnes d'Almora. Il pinçait son ektara en répétant à chaque respiration les saints Noms de Rima, d'Allah, de Krishna, du Bouddha. Quand les gens marquaient quelque surprise, il se mettait à chanter :

« Tous ces Noms sont Le même
le seul qui vit dans le cœur
ô mes frères, pourquoi se quereller ?
Il est partout, Lui sans Nom
Lui, partout Le même... »

et, ajoutait-il avec quelque ironie : « Maintenant, je vais vous dire ce qui se passe dans le vaste monde... » Et sur-le-champ, il composait quelque couplet satirique brocardant les nouvelles politiques du jour ! « Pourquoi chantes-tu toujours ? » lui demanda-t-on. Il répondit :

« Parce que nous sommes nés oiseaux chanteurs pour chanter ;
nous ne savons pas marcher sur le sol,
les ailes ouvertes, dans le ciel, nous volons... »

Lizelle Reymond.





Le cœur éternel de la voie

Parmi les thèmes traités : la réalisation de la non-dualité, l'illumination déjà présente, la primauté de l'extase naturelle, l'innocence organique, les tapas (austérités) de la sadhana (le sacrifice, le service, le sanctuaire, la communauté, la discipline, la pratique et le travail sur soi), la dualité illuminée, etc. Tout cela dans un contexte de lâcher-prise radical par rapport au guru et de soumission à la Volonté de Dieu. 



Lee Lozowick est un témoin occidental de la " folle sagesse " des bâüls du Bengale.

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mercredi, juillet 20, 2011

Nietzsche et la « mort de Dieu », ou la libre-pensée absolue




Nietzsche. qui rejetait violemment la « bêtise raciste », n'a strictement rien à voir avec l'atroce récupération de sa philosophie par les nazis. Le fait que cette récupération ait eu lieu, loin de montrer la nocivité de l'œuvre de Nietzsche, prouve au contraire, que si le nazisme a pu prendre, c'est aussi parce qu'il a révélé une faiblesse, secrète et essentielle, de notre culture. Une culture en crise et se fermant à la vie, laissant ainsi la voie à toutes les aventures au goût de sang. Une culture que Nietzsche, avec violence, désespoir, amour, appelait à s'ouvrir au vent du large.

Le jeune Nietzsche renonce à la carrière de pasteur, à laquelle il se destinait, pour s’intéresser à la philosophie. Il fréquente les cafés, se passionne pour le théâtre et l'opéra, et contracte une syphilis qui le fera souffrir jusqu’à sa mort. Il se lie intimement à Richard et Cosima Wagner, avec qui il finira par se brouiller.

Une vie d’errance en solitaire à travers l’Europe commence à partir de 1879, et il écrira alors ses plus beaux textes. Amoureux déçu de Lou Andreas-Salomé (la future maîtresse de Rilke et la future psychanalyste), se brouillant avec ses amis, il se retirera, un temps, dans le petit village suisse de Sils Maria. Il traversera plusieurs crises de délire. Il embrassera dans les rues de Turin un cheval battu par son maître. Une attaque de paralysie l'emportera.

Une quête désespérée de la santé

Quelques thèmes ont fait la réputation de Nietzsche : la mort de Dieu, le surhomme, l'éternel retour. On passera toutefois à côté de son œuvre si, la morcelant, on ne saisit pas le mouvement, la passion qui la porte. Nietzsche n’est pas un penseur au sens deleuzien de fabricant de concepts ou à celui, cartésien, de chercheur de longues chaînes de raison. Il renoue avec la philosophie présocratique, qui, ne s'embarrassant pas de système, s’élaborait dans la fulgurance poétique. Nietzsche, c’est la liberté, la libre-pensée s'arrachant à la médiocrité et s'égarant parfois dans la passion.

Stefan Zweig a écrit que toute la philosophie de Nietzsche se comprend comme une recherche forcenée de la santé. Cela non pas parce que Nietzsche était de santé maladive et qu’il faudrait donc expliquer son œuvre par sa vie ; mais parce que la philosophie de Nietzsche cherche à nous guérir de notre tristesse, de notre résignation congénitale. Nietzsche fut non seulement un poète comme Héraclite mais encore une sorte de mage comme Empédocle. Les obscurantistes qui essaient de le récupérer oublient non seulement son mépris pour la bêtise (comme le racisme) mais que sa démarche s'établit entièrement sur un présupposé : l'adéquation entre la lucidité et la santé morale.

La mort de Dieu

Nietzsche rejette toute religion ; c’est pour lui (comme pour Marx ou pour Freud) un alibi de la conscience malheureuse, de la faiblesse humaine. Il méprise ceux qui ont accolé le Nouveau Testament, « ce monument de goût rococo », à l'Ancien Testament, qui nous laisse « saisis d’effroi et de respect ». Il s’en prend à la morale ascétique prônée par les Églises. Nietzsche rejette ce Dieu de la crainte inventé pour contraindre l'espèce humaine à se résigner.

Mais, plus extraordinaire encore, Nietzsche croit annoncer la nouvelle de la mort de Dieu comme les Évangiles annonçaient la venue du Christ.

« N’avez-vous jamais entendu parler de cet homme fou, écrit-il, qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : "Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu !" Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? demandait l'autre. [...] Le fou sauta au milieu d’eux et les transperça de son regard "Où est allé Dieu, s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, vous et moi. Nous tous, nous sommes des assassins ! [...] Je viens trop tôt. [...] Cet événement énorme est encore en route, il marche – et il n’est pas encore parvenu à l'oreille des hommes. [...] Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné et pourtant ce sont eux qui l'ont accompli." »

Par-delà le bien et le mal

Si Dieu est mort, tout reste permis. Et comme il n’y a que deux types de morale : celle des esclaves et celle des maîtres, il faut choisir. Il faut passer par-delà le bien et le mal, il faut dépasser l'humain et atteindre le surhomme, qui affirme son vouloir-vivre par le courage et la création.

Nietzsche est en révolte contre la résignation des pauvres (des « esclaves »), mais aussi des savants, des vertueux, « honnêtes et gras champions de la médiocrité », des nationalistes à la « bêtise tantôt antifrançaise, tantôt antisémite, ou antipolonaise, ou romantico-chrétienne, ou wagnérienne, ou teutonique, ou prussienne ». Rien ne trouve grâce à ses yeux qui n'est pas jouissance de la création ou de l'autocréation. « Ma passion et ma compassion, qu'importe d’elles. Est-ce que je cherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre. »

Si la libre-pensée rencontre nécessairement une image de Dieu sur son trajet, une image dont elle doit se débarrasser pour se constituer, Nietzsche rencontra, lui, la source de toutes les images de Dieu. Fut-il alors happé par le gouffre qui s'ouvrit sous ses pas ? Fut-il un héros et un martyr de la libre-pensée ? Le problème n'est pas près d'être résolu, car le message de Nietzsche est encore en route, il n’a pas, pour le moment, atteint les oreilles des hommes.

André Nataf, « Les libres-penseurs ».









Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...