mercredi, octobre 12, 2016

Quand la sagesse devient folle. Le bouddhisme tibétain en Occident entre mystique et mystification.



Quand la sagesse devient folle. Le bouddhisme tibétain en Occident entre mystique et mystification.


par Marion Dapsance
Docteur en anthropologie de l’EPHE (Paris) 
Boursière de la Robert H. N. Ho Family Foundation, 
études bouddhiques (Hong Kong)
En résidence postdoctorale à l’Université de Columbia, 
Département des Religions (New York)
mdapsance@gmail.com

E
n l’espace de quelques décennies, la figure souriante du Dalaï Lama est devenue le symbole d’un bouddhisme pacifique et bienfaisant. Auteur de plusieurs ouvrages destinés à faire connaître et à adapter sa religion au public occidental en quête de spiritualités alternatives, le chef politique des Tibétains apparaît comme un véritable modernisateur. Allié à des scientifiques convertis ou sympathisants, cette incarnation de la divinité Tchenrézig entend prouver au monde entier la compatibilité du bouddhisme et de la science. Cette démarche, analysée par certains spécialistes comme éminemment politique (1), a grandement contribué à la popularité du bouddhisme tibétain en Occident. Les recrues sont désormais nombreuses à se rendre dans les « centres du dharma » créés à leur intention. Cependant, le Dalaï Lama ne dirige aucun centre, et les personnes intéressées doivent s’adresser à d’autres lamas pour découvrir ce bouddhisme rationnel que Matthieu Ricard n’hésite pas à qualifier de « science de l’esprit ». Elles ont le choix entre diverses approches, certaines plus traditionnelles que d’autres.

Au cours de mes recherches doctorales, je me suis penchée sur le cas de deux lamas « modernisateurs » s’inscrivant dans la démarche du Dalaï Lama. Auteurs de bestsellers qui en ont fait de véritables vedettes de la « spiritualité orientale » (2), Chögyam Trungpa (1939-1987) et Sogyal Rinpoché (né en 1947) ont largement contribué à la popularité du bouddhisme tibétain, non seulement en proposant des ouvrages de vulgarisation, mais également en établissant des réseaux de centres d’étude et de pratique pour Occidentaux. Je place « modernisateurs » entre guillemets car, bien que revendiquée par ces maîtres et leurs porte-parole, cette étiquette s’est avérée trompeuse, ou pour le moins ambiguë. Tout d’abord, Chögyam Trungpa et Sogyal Rinpoché, qui ont tous deux rompu avec leurs hiérarchies (3), ne se sont pas présentés comme des lamas au sens traditionnel, c’est-à-dire comme des enseignants capables de transmettre le savoir doctrinal et rituel qu’ils ont eux-mêmes reçu, de manière à conduire les adeptes vers la réalisation de la vacuité des phénomènes et la sortie définitive du cycle des renaissances, mais plutôt comme les sauveurs de l’Occident matérialiste. La vision du monde qu’ils développent, et qu’ils présentent comme une « modernisation du bouddhisme », n’est autre, en réalité, que celle qui fut élaborée en leur temps par les adeptes de la Société Théosophique (4) : l’Occident est en crise spirituelle parce qu’il a développé une science purement matérialiste et ne retrouvera son plein épanouissement qu’en appliquant la sagesse des peuples asiatiques et en particulier des Tibétains, qui ont développé une véritable « science de l’esprit » appelée « méditation ». Les rituels, la dévotion, la mythologie sont supprimés, et les doctrines sont réinterprétées dans les termes actuels de la psychothérapie.

Cette reformulation des doctrines religieuses tibétaines, complexes et variées, en enseignements simplistes pour Occidentaux stressés pourrait à juste titre être qualifiée de « modernisation » si elle ne s’accompagnait, chez ces deux maîtres, d’une série d’innovations pédagogiques aux conséquences pour le moins ambiguës. En effet, il ne s’agit plus pour eux d’enseigner, par la doctrine et le rituel, la vue philosophique correcte selon leur propre école, mais de « casser les concepts des Occidentaux » qui, en raison du péché originel du matérialisme, ne sauraient appréhender le monde qu’à partir d’idées fausses. Pour cela, Chögyam Trungpa inventa la notion de « folle sagesse » (yeshe chölwa). Elle repose en partie sur la tradition indienne et tibétaine des saints fous (mahasiddha), ces ascètes exceptionnels qui, à l’image de Milarépa ou de Drukpa Kunleg, se tenaient à l’écart de la société et des institutions religieuses, pour mieux en dénoncer les travers. Les saints fous étaient réputés pour leurs pouvoirs magiques (tel le fait de voler dans les airs) et leur capacité à accepter toutes choses de manière égale (copuler avec les belles princesses autant qu’avec les vieilles femmes pauvres et édentées, boire du nectar divin ou de l’urine avec la même indifférence). La « folle sagesse » de Trungpa, cependant, était à l’image du personnage lui-même : hémiplégique. Le maître se contentait du sexe des jolies jeunes filles, du luxe, de l’alcool, de la drogue et de la bonne chère, et, mis à part quelques arcs-en-ciel attribués à sa présence « éveillée » par quelques disciples enthousiastes, il n’a jamais manifesté de pouvoirs psychiques particuliers. La « folle sagesse » de Trungpa consistait à se comporter de telle manière qu’il puisse toujours choquer son public. Cela, évidemment, pour « casser ses concepts » et le faire sortir du samsara matérialiste. Ainsi arrivait-il ivre mort à ses enseignements avec plusieurs heures de retard, pratiquait-il le sexe en réunion, obligeait-il ses disciples à se déshabiller lors de certaines « soirées Vajra » particulièrement violentes, les humiliait-il régulièrement, les faisait travailler gratuitement à la construction de son œuvre mégalomaniaque, exigea-t-il la constitution d’une cour royale à la mode britannique (avec bonnes, chambellans, valets de pied, majordomes, etc.), ainsi que la création d’une milice de « guerriers de Shambhala », royaume mythique du bouddhisme tibétain qu’il proposait de rétablir sous la forme d’une « société éveillée » dont il se voulait le chef et fondateur (5). Ce projet s’inspirait peut-être du modèle de la milice paramilitaire créée par l’écrivain japonais Yukio Mishima, avec lequel il partageait de nombreux points communs, notamment la valorisation de l’esthétique et de la virilité japonaises. L’aventure de Chögyam Trungpa faillit très mal tourner, en raison des nombreux scandales qui entouraient sa personne et ses proches, notamment son « régent », l’Américain rebaptisé Ösel Tenzin, qui transmit le virus du SIDA en connaissance de cause à de nombreux disciples hommes et femmes, arguant que « les bénédictions de Trungpa les protégeraient ». Cependant, grâce à l’effort de communication engagé par ses fidèles (6), il reste aujourd’hui de Trungpa l’image d’un génie incompris voire incompréhensible, auteur de multiples ouvrages vendus à des millions d’exemplaires et créateur d’une multinationale de centres du dharma et d’une maison d’édition nommés Shambhala.

Sogyal Rinpoché, qui enseigne aujourd’hui dans le monde entier et qui fut dans sa jeunesse un admirateur déclaré de Trungpa, a repris à son compte le principe de la folle sagesse. Les étudiants s’inscrivent à ses centres pour y apprendre la « méditation » telle qu’elle est présentée par les médias grand public : ils y découvrent un parcours initiatique jalonné d’épreuves, dont le but est le rapprochement physique avec un maître iconoclaste, source unique de salut (7). Le cheminement spirituel est découpé en plusieurs étapes progressives, qui aboutissent au service du maître et de son entreprise, depuis la mise en forme de ses enseignements oraux jusqu’au don de son corps, en passant par le ménage, la comptabilité, l’organisation des voyages, le commerce des produits dérivés, les massages, les soirées animées par de jolies jeunes femmes, les vacances sur des plages australiennes, les sorties au Crazy Horse et le secrétariat personnel. La « folle sagesse » de Sogyal Rinpoché consiste ainsi, comme chez Trungpa, à vivre dans l’opulence en asservissant ses disciples. La réorientation des objectifs initiaux des disciples est justifiée par des arguments bouddhiques traditionnels, notamment ceux des « moyens habiles » (upāya) et de « l’illusion des phénomènes », dépourvus de réalité intrinsèque (anātman) : ce que font les disciples (servir le maître dans les moindres détails de sa vie professionnelle et intime) n’est autre qu’une « apparence », un simulacre utile à leur progrès spirituel, une simple « technique ». On peut avoir l’impression qu’ils se comportent en serviteurs d’un individu tyrannique : ils ne font en réalité que « servir leur maître intérieur », en essayant de voir « au-delà des apparences ». Ce qu’ils font véritablement ne se réduit pas à ce qu’ils font apparemment. En effet, il existe traditionnellement dans le bouddhisme tibétain deux niveaux de réalité (relatif et absolu) et deux classes d’êtres aux niveaux spirituels inégaux (ceux qui ont la vue obscurcie par le samsara ne voient pas la réalité telle qu’elle est vraiment, ceux qui ont le karma assez pur peuvent la voir, et c’est ainsi que l’on distingue les bons des mauvais disciples). De même, le maître qui s’entoure d’une cour de jeunes femmes qu’il traite en objets sexuels et en bonnes à tout faire ne fait pas véritablement ce qu’il a pourtant l’air de faire. Le croire, c’est se laisser aveugler par « l’illusion du samsara ». Voir le contraire de ce qui apparaît de manière évidente aux sens et à la raison devient dès lors signe d’illumination. Dire que l’on décèle la compassion là où se « manifestent » (« apparemment », « dans la réalité relative ») courroux et humiliations, c’est affirmer que l’on fait déjà partie des êtres éveillés. Le maître, avec sa cour de serviteurs et de servantes, doit donc être considéré comme quelqu’un d’exceptionnel, dont le seul et unique but est le bien-être de ses disciples, qu’il apprend à se défaire de leur « vision dualiste », caractéristique du samsara occidental. C’est lui qui sert ces jeunes femmes pour leur apporter l’éveil, et non ces jeunes femmes qui le servent pour lui apporter du confort. C’est un honneur pour elles d’avoir l’occasion de servir un maître éveillé. Ce dernier, par définition, n’a pas besoin d’être servi : il est bien au-dessus de tout cela. S’il se laisse servir, ce n’est que pour donner à ses disciples la possibilité, à son contact, d’atteindre la « vision pure ». Il s’agit d’un leurre, d’une ruse, d’une illusion, d’un moyen habile tout spécialement conçus pour tirer ses disciples du matérialisme où ils se trouvent. En d’autres termes, les adeptes doivent apprendre à ne pas voir les choses telles qu’elles sont.

Tout l’enseignement dispensé dans ces centres, sous prétexte de « psychologisation » ou de « modernisation », consiste ainsi à déconditionner les disciples, à leur apprendre à disséquer leurs idées pour en découvrir la conventionalité et l’irréalité fondamentales. Cela est présenté comme une méditation bouddhique (l’analyse de la vacuité des phénomènes) et une pratique conforme à la science moderne (en fait au discours postmoderne à la mode, qui aime à « déconstruire »). Cependant, si les ficelles utilisées sont effectivement traditionnelles (la rhétorique des moyens habiles et de l’illusion des phénomènes), il reste que l’objectif visé – c’est-à-dire atteint – n’est autre que le confort matériel de ces maîtres. Car, au-delà des oxymores censés dissimuler la grandeur, que constate-t-on dans les faits ? Le maître vit dans le luxe à la tête d’une très rentable entreprise multinationale. Il n’y a aucune signification cachée sous les paradoxes qu’il déploie. Leurs disciples devraient plutôt continuer à voir les choses telles qu’elles leur apparaissent spontanément, comme y invite d’ailleurs le Bouddha dont on cite sans arrêt les appels au scepticisme, à la raison et à l’autonomie. Ils ont beau revêtir la robe colorée des religieux tibétains, les chefs d’entreprises autoritaires restent des chefs d’entreprises autoritaires. Il ne suffit pas d’y accoler les termes « tibétain », « spirituels », « bouddhistes » ou « modernes » pour qu’ils revêtent automatiquement une invisible dimension mystique.

Ainsi, dans les centres de ce type, les disciples n’apprennent-ils pas le bouddhisme, mais le lama, lui, peut vivre cyniquement dans le matérialisme qu’il condamne. La « modernisation » que mettent en œuvre ces maîtres réformateurs de l’Occident ne sert donc pas, comme ils l’affirment, à adapter le bouddhisme tibétain aux Occidentaux mais plutôt à adapter leur nouveau public, en profitant de son ignorance et de ses attentes, au train de vie qu’ils voudraient pouvoir mener. N’oublions pas que Trungpa et Sogyal Rinpochés sont tous les deux issus de l’aristocratie tibétaine, ruinée et exilée avec l’invasion chinoise, et qu’ils bénéficient tous deux du statut de tülku (successeur d’une lignée de lamas dits « réincarnés »), qui leur confère, par rapport aux autres lamas et a fortiori aux laïcs, une position éminemment supérieure. Ils sont traditionnellement considérés comme des êtres supérieurs auxquels une série d’avantages symboliques et matériels doit être accordée. Seulement, en contexte occidental moderne, où dominent les idéaux d’égalité et de démocratie, ils ne sauraient revendiquer aussi crûment leurs privilèges. Ils doivent donc en passer par le développement et l’enseignement d’une justification ad hoc, qu’ils ont appelée « folle sagesse ». Ces maîtres ne sont donc pas des modernisateurs mais, au sens propre, des mystificateurs. Quant aux Occidentaux qui les suivent aveuglément, ils devraient peut-être s’interroger sur ce que révèle leur propre attitude : que signifie le fait de revendiquer une « spiritualité moderne », rationnelle, individualiste, non contraignante, tout en se pliant aux caprices pseudo-mystiques d’un monarque absolu ? Désirent-ils réellement à échapper à ce qu’ils nomment avec dédain « la religion » ou en cherchent-ils simplement une nouvelle ?

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1) Notamment Donald Lopez, "Prisoners of Shangrila. Tibetan Buddhism and the West", Chicago, University of Chicago Press, 1999, édition française "Fascination tibétaine: du bouddhisme, de l’occident et de quelques mythes", Paris, Autrement, 2003 ; du même auteur, "Buddhism and Science, A Guide for the Perplexed", Chicago, University of Chicago Press, 2010.

2) Chögyam Trungpa, "Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel", Paris, Seuil, 1976 ; Le mythe de la liberté et la voie de la méditation, Paris, Seuil, 1979, "Shambhala : la voie sacrée du guerrier", Paris, Seuil, 1990 ; "Folle sagesse", Paris, Seuil, 1993 ; "Tantra : la voie de l’ultime", Paris, Seuil, 1996, entre autres. Sogyal Rinpoché, "Le livre tibétain de la vie et de la mort", Paris, La Table Ronde, 1993.

3) Le premier est un moine défroqué, qui, adolescent, eut un fils avec une nonne tibétaine (aujourd’hui devenu chef de son organisation Shambhala). Une fois arrivé en Angleterre, il abandonna sa robe pour épouser une Anglaise de 16 ans, qu’il s’empressa de tromper avec une multitude d’étudiantes. Le second servait d’interprète et d’assistant à Dudjom Rinpoché, l’un des premiers lamas à avoir enseigné en Occident. Sogyal a rompu avec Dudjom parce que ce dernier refusait de le voir vivre dans une promiscuité sexuelle excessive, devenue scandaleuse.

4) Fondée à New York en 1875 par une ancienne médium russe et un journaliste américain adepte du spiritisme, la Société Théosophique a pour but de développer une « Fraternité Universelle » guidée par des « grands maîtres » ou « mahatmas », supposés résider au Tibet. La Société a joué un rôle immense dans la diffusion en Occident des « spiritualités orientales » et dans leur association avec la science. Voir notamment Donald Lopez, "Prisoners of Shangrila", op.cit. ; Janet Oppenheim, "The Other World. Spiritualism and psychical research in England", 1850 – 1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1982; Alex Owen, "Places of Enchantment: British Occultism and the Culture of the Modern", Chicago, Chicago University Press, 2004; Peter Washington, Madame Blavatsky’s Baboon. "Theosophy and the Emergence of the Western Guru", Londres, Seker and Warburg, 1993.

5) Voir les témoignages de contemporains : Stephen Butterfield, "The Double Mirror: A Skeptical Journey into Buddhist Tantra", Berkeley, North Atlantic Books, 1994 ; Tom Clark, "The Great Naropa Poetry Wars", Cadmus Editions, 1980 ; Diana Mukpo, "Dragon Thunder : My Life with Chögyam Trungpa", Boston, Shambhala, 2006 ; Ed Sanders, "The Party: A Chronological Perspective on a Confrontation at a Buddhist Seminary, Poetry, Crime, and Culture Press", Woodstock, New York, 1977.

6) Voir notamment l’apologiste français Fabrice Midal, "Trungpa, l’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident", Paris, Le Seuil, 2014.

7) Parcours initiatique que j’ai décrit dans ma thèse de doctorat soutenue à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en décembre 2013 et publiée sous forme de journal d’enquête par les éditions Max Milo en mars 2016.



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