mardi, décembre 01, 2015

Padre Pio



Le mysticisme est une voie périlleuse vers la transcendance

par Gerald Messadier

Gerald Messadier a étudié des médiums, des mystiques et plus particulièrement un religieux capucin canonisé en 2002, Padre Pio, auteur de nombreux phénomènes surnaturels (stigmates, odeur de sainteté, guérisons inexplicables, bilocation...).

« A aucun moment ces médiums et ces mystiques ne se détachent d’eux-mêmes, constate Gérald Messadier. Seuls leur ego et leur petit monde comptent. La générosité et la ferveur des mystiques n’entretiennent pas plus cette illusion, si triste cela soit-il. Leur regard n’effleure même pas les événements qui secouent le monde. Sur la grande tuerie désignée sous le nom de « Grande Guerre », prélude de la convulsion suicidaire qui devait secouer le XXe siècle, Padre Pio, pourtant épistolier frénétique et quasi graphomane, s’épanche peu. Rien ne laisse supposer qu’il ait conscience de l’horreur des tranchées et de l’étendue des massacres : seuls ses tracas personnels et ses combats avec le diable le tourmentent. […]

La guerre et la « sainte cruauté » de Dieu

Il a ainsi couvert des centaines de pages, emplies de plaintes et de lancinante douleur. On en reste stupéfait. Le stigmatisé est comme enfermé dans cette recherche de la fusion avec la divinité, dans le cadre strict de la religion catholique. Pourtant Jésus avait étendu sa charité aux Samaritains, aux fils et aux domestiques de centurions romains. Padre Pio a-t-il jamais songé que l’enseignement de son maître ne se limitait pas à la Passion et que l’excès de scrupule pouvait constituer, plus qu’un péché, une faute ?

Même si les capucins en étaient relativement protégés, ils étaient conscients des horreurs de la guerre, dont l’écho leur parvenait par les récits des correspondants du front et des rescapés. D’ailleurs, un certain nombre d’entre eux avaient été mobilisés.

Dans une lettre au Padre Pio, datée du 27 mai 1915, le père Agostino lui écrit :

Cette guerre épouvantable est un supplice. Mon Dieu ! Quelle hécatombe, quelle boucherie ! Que vont devenir nos pauvres nations !

Padre Pio lui répond, le 31 mai :

Jésus veut prolonger notre martyre : qu’il en soit béni à jamais. […] Que les nations affligées par cette guerre comprennent le mystère de l’irritation pacifique du Seigneur ! S’il verse de l’amertume sur les douceurs empoisonnées de ces pays, s’il gâte leurs plaisirs et répand des épines sur la voie de leurs désordres fleuris de roses homicides, c’est parce qu’il les aime encore.

C’est la sainte cruauté du médecin qui doit, devant de grands maux, prescrire des remèdes amers et douloureux. C’est encore, mon Père, la colère aimante d’une tendre mère qui fait peur à son enfant pour l’obliger à se dépêcher de revenir vers elle.

On croit rêver : pour Padre Pio, la guerre est causée par la « sainte cruauté » de Dieu et de Jésus, destinée à rapprocher l’humanité de la divinité. Le libre arbitre n’existe plus : la position de Padre sur la liberté de l’homme est exactement celle de Luther, condamnée par le concile de Trente.

Non seulement aucune autorité religieuse ne souscrirait à pareils propos, mais encore elle excommunierait d’office leur auteur comme hérétique. Le Jésus et le Dieu décrits par Padre Pio sont des entités cruelles, étrangères au christianisme. Et l’on se demande s’il a jamais lu les Évangiles… Face à ces lignes d’un fanatisme fou, on est tout à coup moins indigné des persécutions infligées au capucin par l’Église. Sa vision tragique de l’existence est incompatible avec la théologie chrétienne. Nul auteur, à ma connaissance, n’a pourtant soulevé le problème à ce jour.

Quant à l’Église, il est peu probable qu’elle ne révise jamais aucune de ses décisions.

L’hérésie des propos de Padre Pio est-elle la véritable raison de l’hostilité du Saint-Office ? La correspondance du capucin était-elle connue des autorités qui le sanctifièrent ? Il faudrait, pour le savoir, consulter les archives du Saint-Office. Vaste programme. Illusoire projet.

On voudrait que l’ignorance théologique grave de Padre Pio fût, sinon démentie, du moins atténuée par une certaine conscience de la douleur. Mais voici les seules traces de compassion du capucin pour les centaines de milliers d’êtres humains arrachés à la vie dans la boue des tranchées, sous les obus et les balles, dans les gaz, le typhus et les infections :

Dans l’une des visites de Jésus que j’ai reçues ces jours-ci, je lui ai demandé avec plus d’insistance d’avoir pitié des pauvres nations si éprouvées par le malheur de la guerre et d’accepter que sa justice cède enfin la place à sa miséricorde. Chose étrange ! Il ne répondit que par un signe de la main qui veut dire d’habitude : doucement, doucement ! « Mais quand ? », ai-je ajouté. Alors son visage devint sérieux, puis, un demi-sourire sur les lèvres, il me fixa un peu du regard et me congédia sans mot dire.

Qu’est-ce que cela, mon Père ? Je ne saurais vous le dire. Je vous fais cependant remarquer que, chaque fois que, par le passé, j’ai parlé de la guerre à Notre Seigneur, je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais parlé ou fait le moindre signe ; il a toujours gardé le plus profond silence. Il lui est même souvent arrivé de manifester clairement qu’il lui déplaisait que j’aborde ce sujet, à tel point que je restais pantois quand je devais le supplier à ce propos; je me sentais presque mourir sous l’effort que je devais faire sur moi-même.

Or, comment expliquer, maintenant, ce change-ment de comportement de Notre Seigneur ? Peut-être voudra-t-il intervenir personnellement dans le déroulement de ce bouleversement mondial ? Qu’il lui plaise de le faire vite !

(Lettre au père Benedetto, 19 décembre 1917)

On reste confondu par la collusion d’incommensurables naïveté et prétention que révèlent ces lignes. Jésus y est décrit comme un interlocuteur seigneurial, qui tantôt trouve déplaisant qu’on lui parle de la guerre et tantôt réagit de manière énigmatique (mais non moins détachée), congédiant le requérant avec « un demi-sourire ». Quel chrétien imaginerait jamais que Jésus eût pu réagir de façon si désinvolte face aux supplications d’un moine au sujet de la Grande Guerre ? Nul doute ne subsiste : cette « visite » de Jésus n’est qu’un pitoyable fantasme construit à partir des représentations qu’un natif du Mezzogiorno se fait des puissants. La pathétique condition humaine de Padre Pio et sa faillibilité resurgissent dans toute leur vérité.

Le détachement souverain dont le capucin fait preuve face au massacre en cours est également des plus gênants. Malgré son humilité professée, voire le mépris de soi qu’il affiche, Padre Pio se présente comme un maire du palais adressant une requête au roi dans un domaine situé par-delà l’humanité.

Mais bien d’autres choses encore entachent son image. Quand, trois ans plus tard, le père Benedetto se déclare angoissé par la guerre et l’avenir (lettre du 19 septembre 1918), Padre Pio réitère ses vues luthériennes et lui répond :

Dans les desseins de Dieu, le fléau actuel est permis pour rapprocher l’homme de la divinité, c’est sa fin principale; comme fin secondaire et immédiate, il a aussi pour but d’excuser les persécutions qui s’ensuivraient contre les enfants de Dieu, comme juste fruit de la guerre actuelle.

(Lettre au père Benedetto, 22 octobre 1918)

Le doute n’est plus de mise : au-delà de l'errement théologique fondamental, le sens de la réalité et le sens social du visionnaire sont gravement altérés. L’isolement, la souffrance et la contemplation ont atrophié jusqu’à sa compassion pour l’humanité et son bon sens historique. Il s’en faut, et de loin, que la Grande Guerre et celle qui suivit aient rapproché l’homme de la divinité !

Cet homme délire. Le mot « illuminé » s’impose. Padre Pio ne peut pas être offert comme modèle aux catholiques.

Et l’on peut juger de la fragilité de la notion de sainteté.

Conclusion

L’accès au monde parallèle, même prolongé, ne délivre pas la personne de son moi. Il ne constitue en rien une incursion dans une sphère angélique, pas plus que le fait de voler au-dessus de 10 000 mètres d’altitude n’élève l’âme. Padre Pio n’y acquit pas l’omniscience et n’entra pas en communication avec les cerveaux de Boltzmann. S’il eut quelque aperçu de l’avenir, ce fut de celui de l’Église et d’elle seule ; il n’y exerça que son esprit ordinaire.

Pour plaisante qu’elle ait été à ceux qui la humèrent, l’odeur de sainteté fut un phénomène fortuit, auquel rien n’indique qu’il faille attacher de valeur symbolique.

L’énergie communiquée au capucin, qui porta sa température corporelle à des niveaux inconnus et lui permit de survivre jusqu’à quatre-vingts ans sur un régime de famine, ne servit que ses fins propres.

Les incursions dans l’univers parallèle étaient accidentelles et ne furent qu’accessoirement bénéfiques, comme lorsqu’il « capta » l’intention suicidaire de Cadorna. Sa compassion était réservée aux malades qui pouvaient s’approcher de lui ou dont les souffrances lui étaient décrites (comme dans le cas de Wanda Poltawska, pour laquelle un certain Karol Wojtyla le supplia d’intercéder). Seulement à eux.

Les stigmates, enfin, ne sont nullement une preuve de l’intervention divine, sur laquelle les interprétations humaines sont inéluctablement téméraires.

Ils procédaient d’une volonté consciente et obsessionnelle de s’identifier à Jésus, ce qui peut être interprété comme un élan irraisonné vers l’auto-glorification. On peine à discerner dans le phénomène lui-même le reflet de l’enseignement de Jésus : c’est un spectacle troublant certes, mais seulement un spectacle, comme les insignes d’un ordre suprême de chevalerie conféré aux élus du roi.

Padre Pio était inconscient des convulsions du monde qui devaient engendrer trois des pires tyrannies de l’histoire (celles de Hitler, de Staline et de Mao), repousser les limites du désespoir pour des dizaines de millions d’humains et ne servir en rien la gloire de Dieu.

Sous cet éclairage brutal et fantastique, Padre Pio apparaît tel qu’il était : un fils de paysans du Mezzogiorno propulsé dans des sphères qu’il eût été incapable de concevoir, animé de convictions erronées et cruelles… Humain, trop humain.

Le mysticisme est une voie périlleuse vers la transcendance, car il exalte l’idée même qu’on se fait de celle-ci. Parvenu à des altitudes exceptionnelles, l’esprit humain traîne ses convictions et ses erreurs.


Le surnaturel n’est pas un attribut de la sainteté ; il n’est qu’un autre naturel dont nous commençons à peine à entrevoir les contours, au péril de notre culture et de nos convictions positivistes. C’est l’usage qu’en fit Padre Pio qui justifierait l’appellation de sainteté, nonobstant ses considérables limites intellectuelles. Comme nous tous, il ignorait les lois de ce monde parallèle ; il utilisa cet outil sans le comprendre, comme un habitant d’une jungle primitive trouvant une torche électrique ou un téléphone portable. »


Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...