De
la servitude moderne 1/6
Le
travail
Pourquoi
travailler ? Pour obéir aux lois de la politique, de la
religion et de la morale ? Pour dominer la nature, préparer son
salut en « se faire en faisant » ? Pourquoi pas,
simplement, travailler pour vivre ?
Travail
& pensée chrétienne
-
I -
L'évolution
de l'enseignement de l’Église est à cet égard pleine d'intérêt,
car elle traduit bien le long glissement qui a peu à peu transformé
le sens initialement spirituel reconnu au travail en une perspective
de plus en plus économique, liée aux transformations
socioculturelles des sociétés.
Trois
aspects peuvent très schématiquement en être soulignés, qui ont
successivement prévalu, sans jamais pourtant se substituer
complètement l'un à l'autre. Encore aujourd'hui, beaucoup de
l'ambiguïté des pensées catholiques ou protestantes en la matière
s'explique par les manières différentes que certains ont d'en
apprécier l'importance respective.
Le
premier, celui du christianisme primitif, peut être résumé
par la déclaration sans ambages de Paul de Tarse « que celui qui ne
travaille pas, ne mange pas ». Elle s'inscrivait dans le droit fil
de l'Ancien Testament, qui avait fait du travail imposé à l'homme
la sanction d'une malédiction divine et la condition indispensable
au rachat du péché originel.
«
C'est avec effort que tu tireras nourriture de la terre. » « C'est
à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain » (Genèse, ch.
III). Ces commandements avaient été peu à peu négligés par le
Deutéronome et les derniers prophètes.
Les
rappeler avec force, c'était mettre le droit de son côté dans la
lutte à mener contre l'égoïsme économique des pharisiens et la
protection abusive qu'accordait au négoce et à l'usure le Grand
Sanhédrin.
Mais
c'était aussi et surtout pour les compagnons de Jésus et ceux
auxquels ils s'adressaient, s'affirmer. Il ne faut pas oublier en
effet que les premiers chrétiens se recrutèrent d'abord parmi les
artisans et les compagnons qualifiés, c'est-à-dire parmi les
habitants des bourgades et des villes qui, ayant déjà l'expérience
et le respect du travail libre et créateur, souffraient de n'occuper
pourtant dans la hiérarchie sociale qu'une place très inférieure à
celle des exploitants agricoles et des commerçants.
Le
succès rapide du christianisme, sur tout le pourtour de la
Méditerranée, s'explique ainsi par l'accroissement dans les villes
qui s'y développaient, d'une population nouvelle de travailleurs
impatients de se voir reconnaître le statut que lui refusaient les
structures et les coutumes des anciennes sociétés gréco-romaines.
Valoriser le travail, c'était pour elle concilier ses aspirations
religieuses et sa recherche de dignité. C'était se voir attribuer
un rôle social au moins égal à celui des autres classes, puisque
la notion d'effort et de souffrance l'emportait sur celle de
profession et prestige.
Pour
la première fois aussi, les femmes, dans cette perspective, se
retrouvaient les égales des hommes, puisque leurs humbles tâches
domestiques devenaient aussi respectables que celles de leurs époux.
De là probablement la part si grande qu'elles prirent à la
propagation de cette nouvelle foi.
Mais
il n'est pas interdit de penser qu'en réactualisant le vieux message
biblique, le visionnaire du Chemin de Damas qui n'était pas, lui, un
travailleur manuel, cherchait peut-être en même temps à compenser,
par un rappel de l'égalité des devoirs, les effets économiques que
risquait d'avoir l'accession des esclaves à l'égalité des droits.
S'il devenait juste de reconnaître avec le Christ la même qualité
à tous les hommes, et cela quels que fussent leur naissance ou leur
état, il paraissait déjà dangereux que ceux qui avaient jusque-là
le monopole des tâches ingrates puissent pour autant se croire
autorisés à les abandonner.
Le
nouveau sens accordé à l'effort laborieux ne pouvait que les aider
à le supporter avec plus de patience.
D'abord
facteur d'égalité et de dignité, le travail devenait ainsi
instrument de rédemption, et donc de consolation, à mesure que la
dimension égalitariste des paroles de Jésus était oubliée et
qu'il était fait une différence toujours plus grande entre
l'égalité de nature et l'égalité sociale, entre l'égalité
spirituelle des âmes et l'égalité temporelle des corps souffrants.
Cette
opposition ne devait pas cesser de s'aggraver, mais elle prit toute
son importance avec l'édification des sociétés féodales et
l'apparition en leur sein du premier système moderne de classes.
A
partir de ce moment, l’Église officielle parut plus soucieuse de
légitimer cette structuration, et avec elle les divers statuts et
attentes y afférant, que de s'en tenir à l'esprit du message
évangélique. Cette rupture avec la pensée chrétienne primitive
est intervenue d'autant plus aisément que la tradition orale
s'estompait et que la décision d'imposer le latin comme langue
rituelle interdisait au plus grand nombre de prendre exactement
conscience de la dénaturation des textes invoqués pour la
justifier. En fait, chacun d'ailleurs était prêt à accepter une
définition chrétienne du travail qui ne fût plus aussi univoque
que celle de la Bible. A une époque où les seules références
morales étaient religieuses, chaque groupe social attendait en effet
de la religion commune qu'elle définisse ou reflète ses motivations
propres, mais surtout qu'elle les singularise.
Dans
cette habituelle relation dialectique, l'inégalité sociale devenait
à la fois cause et effet, à mesure que pour certains le travail
cessait d'être une fin pour devenir moyen. Comme l'a souligné Max
Weber dans sa sociologie des religions, les différentes classes
sociales n'attendent jamais en effet la même chose de la religion.
Les classes privilégiées lui demandent de légitimer leur rang,
leur statut et leur manière de vivre. Les classes défavorisées y
cherchent le salut, c'est-à-dire la promesse d'une compensation
future à leur sort misérable dans une « hiérarchie de rang et de
mérite, différente de celle qui règne en ce monde ». L'homme
heureux, riche ou puissant veut « avoir le droit à son bonheur,
c'est-à-dire avoir conscience de l'avoir mérité ». L'homme
malheureux, pauvre et faible ne peut supporter son malheur que «
s'il sait être un jour délivré de sa souffrance ».
Ce
souci de confort moral explique pourquoi la noblesse et le clergé,
dès qu'ils virent confirmé par l'usage le rang que leur avaient
conquis initialement l'épée ou l'exégèse des textes sacrés, ne
purent sous peine de se désavouer eux-mêmes — eux qui ne
travaillaient plus — continuer à accorder à la valeur travail sa
primauté ancienne. Il leur fallut à la fois ne pas cesser d'en
imposer le respect aux autres, pour que subsistassent économiquement
les sociétés qu'ils dominaient et en même temps survaloriser les
activités où ils étaient les mieux à même de prouver leur propre
mérite. A une époque marquée par la violence et par un presque
total désintérêt pour les problèmes intellectuels, la défense de
l'Ordre et de la Foi en constituait le meilleur cadre. Aux vertus des
humbles recommencèrent à s'opposer celles des puissants. L'honneur
et la charité l'emportèrent peu à peu sur la soumission et le
travail, puisque celui qui protégeait ne pouvait que dominer celui
qui était protégé.
A
ceux qui n'avaient plus ni dignité ni liberté restait la
perspective des consolations célestes. Plus ils travaillaient et
souffraient, et plus ils se promettaient pour l'Au-delà un sort
enviable.
Mais
déjà l'enseignement des cisterciens et des bénédictins d'une
part, et d'autre part l'idéologie naissante des corporations,
commençaient à donner un nouveau sens à cette souffrance en la
transformant en ascèse et en motif de fierté.
Le
même souci de rationalisation morale qui obligeait leurs seigneurs
ou leurs prêtres à prouver leur supériorité dans les croisades,
la chevalerie ou la diversité des rites liturgiques, amena en effet
les artisans et les commerçants à refuser leur infériorité de
fait, en acceptant et même en recherchant ce qui leur était imposé,
et ainsi à transformer les contraintes en vocations.
C'est
encore Max Weber qui, dans l’Éthique protestante et l'esprit du
capitalisme, a montré comment une certaine conception chrétienne du
travail, conçue d'abord comme un retour à la pensée primitive, a
pu se pervertir peu à peu jusqu'à légitimer après le principe de
domination celui de profit.
Au
début de son activité de réformateur, Luther avait simplement
voulu prendre le contre-pied de ce qui, dans la doctrine catholique
de son temps et en particulier dans le thomisme, lui paraissait
contraire au dogme ; saint Thomas pour maintenir la valeur morale de
la contemplation, et pour justifier les statuts des moines, avait cru
pouvoir affirmer que l'obligation de travailler énoncée par saint
Paul s'adressait à l'espèce humaine tout entière et non à chaque
individu en particulier. Pour Luther au contraire, « l'unique moyen
de vivre d'une manière agréable à Dieu n'était pas de dépasser
la morale de la vie séculière par l'ascèse monastique, mais
exclusivement d'accomplir dans le monde les devoirs correspondant à
la place que l'existence a assignée à l'individu dans la société,
devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf) ».
A
nouveau chacun devait travailler, mais cette fois c'était l'exercice
même de la profession à laquelle on avait été appelé qui
devenait important, et non plus l'activité de travail en soi. La
nuance peut paraître minime, c'est elle pourtant qui explique que
peu à peu la pensée protestante, puis la pensée chrétienne
presque tout entière, se soient mises à cautionner l'exploitation
du travail du plus grand nombre par une minorité qui apprenait à
substituer au pouvoir de la violence ou des idées celui de l'argent.
Puisque réussir dans sa profession devenait un devoir, et même une
nouvelle forme de prière, force était à partir de ce moment, pour
les Puritains, d'accumuler les preuves concrètes de cette réussite.
Pour
ceux qui n'avaient que leurs bras pour témoigner par leur labeur de
leur foi, c'était réussir dans un métier ingrat qu'y travailler de
toutes ses forces et en accepter avec joie les peines et les
souffrances.
Pour
ceux dont le métier était au contraire de créer, de diriger ou de
vendre, c'était réussir qu'élargir ses entreprises, mener avec
autorité ses subordonnés, accumuler le profit, et finalement faire
travailler son capital à l'augmentation de sa propre fortune, et
donc à l'augmentation de son potentiel d'activité.
A
ceux qu'une telle inégalité aurait pu choquer, il était rappelé
d'une part que cette notion de vocation impliquait l'acceptation
aveugle de sa destinée professionnelle, et que d'autre part le
respect de la notion d'altruisme impliquait que toute accumulation de
richesses au profit immédiat d'un seul individu se justifiait comme
devant profiter tôt ou tard à tous.
C'était,
par exemple, faire œuvre de charité que de créer des entreprises
et donc des emplois, d'économiser sur les salaires distribués pour
protéger ces mêmes emplois, d'embaucher à vil prix des femmes et
des enfants pour les protéger de l'oisiveté, etc. Est-il interdit
de penser que cette idéologie imprègne encore aujourd'hui bien des
mentalités qui seraient fort surprises de s'en voir démontrer les
sophismes ?
Rares
d'ailleurs ont été les voix chrétiennes qui, avant Lamennais, se
sont élevées au cours des siècles pour rappeler la vérité, en ce
domaine, des messages évangéliques. Comment d'ailleurs
auraient-elles pu le faire avec une réelle chance d'être écoutées,
quand les systèmes de pensée qui se sont successivement posés en
antagonistes du christianisme ont toujours adhéré spontanément ou
non à des thèses qui, elles aussi, faisaient du travail une
obligation liée à l'essence même de la nature humaine ?
Jean
Rousselet, L'allergie au travail.
De
la servitude moderne 2/6
Travail
& pensée libérale (2)
Travail
& pensée socialiste, utopique et marxiste (3)