La
fuite de Rousseau et de Cioran
Le
goût de la marche réunit deux penseurs aussi différents que
Rousseau et Cioran. Cela semblerait indiquer que cette activité
physique n'a pas grand rapport avec les idées. Tous deux marchent
longuement et heureusement mais ils pensent et défendent des idées
très différentes. Imagine-t-on Cioran rédiger un Contrat
social, disserter sur la pitié propre à tout homme ou encore
faire l'éloge de la nature ? Cioran est un penseur de la ville,
renvoyant chacun à sa solitude essentielle et moquant la
complaisance dont nous nous enveloppons. Même si Rousseau n'a pas
ménagé sa critique à l'égard du monde, il a toujours pensé une
issue vers une amélioration de notre sort. Pour Cioran, c'est la
condition même d'homme dont il faudrait pouvoir se libérer ;
n'écrit-il pas : « L'homme sécrète du désastre. » (Syllogismes
de l'amertume.)
Ces
deux piétons ne piétinaient donc pas les mêmes obsessions et
envisageaient le réel à la lumière d'un tempérament et de
convictions sans commune mesure. Bien qu'opposés sur le plan
intellectuel, Rousseau et Cioran auraient cependant pu faire un bout
de chemin ensemble, marquant leurs dissensions mais avançant d'un
pas égal, ne cédant pas un pouce dans leurs batailles d'idées et
pourtant mêlant leurs souffles, aspirés vers un même sommet.
Jolie
image mais trompeuse image. Aucune chance de voir Rousseau et Cioran
se tenir par la main au cours d'une promenade car ce sont deux
promeneurs solitaires. Si l'un le déplore quand l'autre s'en
félicite, toujours est-il qu'ils marchent seuls. D'ailleurs, cette
solitude n'est pas indépendante de leurs idées, ce pour quoi nous
avons sans doute trop rapidement affirmé que la marche et la pensée
occupent des parts de notre être étrangères l'une à l'autre.
En
effet, si Rousseau se retrouve promeneur solitaire en proie à des
rêveries, c'est bien comme il le précise parce qu'il n'a « plus de
frère, de prochain, d'ami, de société que [lui-même] ». Or ce
cruel destin lui est échu en raison des idées qu'il faisait
profession de défendre et qui lui ont finalement attiré moins de
considération que d'inimitié. Rousseau est donc un promeneur
solitaire malgré lui, subissant sa condition comme un châtiment
dont ses frères ont voulu l'accabler : « Ils ont brisé violemment
tous les liens qui m'attachaient à eux. » (Rêveries du
promeneur solitaire.)
Sa
marche ressemble alors à un exil, à une retraite forcée hors du
monde des hommes, en marge de leur affection et de leur
reconnaissance. Rousseau se promène le long des malentendus qui le
tiennent à distance des autres alors qu'il n'aspirait qu'a se fondre
dans une communauté de semblables soudée par des sentiments et un
idéal partagés. Ses pas suivent et approfondissent la frontière
invisible et infranchissable que ses idées ont tracée entre lui et
les autres.
Cioran
ne marche pas sur la même ligne ni selon les mêmes motifs que
Rousseau. Il marche pour s'éloigner, pour fuir et cherche
volontairement cet exil qui lui découvrirait une terre sans hommes.
Il lâche au détour de l'un de ses livres ce jugement définitif : «
Il est possible que les hommes n'aient pas été chassés du Paradis,
il est possible qu'ils aient toujours été ici. Ce soupçon, qui a
sa source dans la connaissance, me les fait fuir. Comment respirer à
l'ombre d'un être qui ne souffre pas des souvenirs célestes ? On
arrive ainsi à calmer sa tristesse ailleurs et oublier avec dégoût
d'où vient l'homme. » (Le Crépuscule des pensées.)
Son
drame est de ne jamais échouer sur aucun continent inhabité et il
maudit cet homme qui partout a laissé son empreinte. Cependant,
quelques heures lui rendent un monde d'où l'homme a disparu : ce
sont les heures abandonnées à la nuit, et aussi au silence, à la
disparition. Cioran passe ces heures noires à marcher pour explorer
ce no man's land, à la recherche du néant, ce néant que les hommes
ont fait fuir loin des feux de leurs désirs et de leurs néons.
Durant
ses nuits d'insomnie, il poursuit l'absence et presse les ombres qui
fondent le réel en une nouvelle totalité. Le monde lui est rendu
sous ses couleurs premières, il y distingue les signes d'une origine
proche et insaisissable, d'un temps d'avant la Chute. Mais l'aube
pointe finalement, et la foule agitée des êtres humains est en
marche vers d'autres rendez-vous avec le dérisoire. Cette marche
mécanique et accessoire ne ressemble pas à celle de Cioran, il ne
met pas ses pas dans ces pas. Il n'a d'autre souci que de s'égarer,
d'autre urgence que de se perdre, d'autre impératif que d'oublier.
Rousseau
marche loin des autres mais n'aspire qu'à rejoindre les autres ;
Cioran marche loin des autres mais n'aspire qu'à rejoindre le tout
autre. En même temps, fidèles l'un et l'autre à leur nature d'être
humain, ils sont soumis à la loi de la contradiction. Rousseau, lui,
reconnaît un goût foncier pour la solitude et organise ses fuites
loin des hommes : « Quand j'étais chez quelqu'un à la campagne, le
besoin de faire de l'exercice et de respirer le grand air me faisait
souvent sortir seul, et m'échappant comme un voleur, je m'allais
promener dans le parc ou dans la campagne [...]. » (Rêveries du
promeneur solitaire.) Cioran, de son côté, n'observe pas
toujours ses semblables avec consternation et même, ils lui
inspirent parfois des commentaires avenants : « Il est des regards
féminins qui ont quelque chose de la perfection triste d'un sonnet
», ou encore : « Les femmes déçues qui se détachent du monde
revêtent l'immobilité d'une lumière pétrifiée », ou encore :
«Le XVIIIe siècle français n'a dit aucune banalité. La France a
d'ailleurs toujours considéré la bêtise comme un vice, l'absence
d'esprit comme une immoralité. Un pays ou l'on ne peut croire en
rien, et qui ne soit pas nihiliste !... Les salons furent des jardins
de doutes. Et les femmes, malades d'intelligence, soupiraient en des
baisers sceptiques... Qui comprendra le paradoxe de ce peuple qui,
abusant de la lucidité, ne fut jamais lassé de l'amour ? Du désert
de l'amertume et de la logique, quels chemins aura-t-il trouvés vers
l'érotisme ? Et, naïf, par quoi fut-il poussé vers le manque de
naïveté ? A-t-il jamais existé en France un enfant ? » (Le
Crépuscule des pensées.)
Ainsi
nos pas et nos idées, comme chez Rousseau et Cioran, s'entremêlent
bien souvent et les uns et les autres s'entrecroisent pour former et
ébaucher une trame singulière qui dit notre vie. Si nous marchons
seul ou ensemble, seul et ensemble, le jour ou la nuit, le long de la
mer ou en vue d'un sommet, vite ou lentement, ce n'est pas anodin.
Nous traçons sur le monde et sa terre un sillon singulier que le
vent, petit à petit, effacera mais nous aurons remué un peu de
poussière, quelques idées et d'étranges rêves.
Christophe
Lamour, Petite philosophe du marcheur.
Petite
philosophe du marcheur
Si
l'on en croit l'Histoire, les philosophes se sont très tôt révélés
de grands marcheurs : Socrate dans les rues d'Athènes, Aristote et
ses disciples qui se nommaient les péripatéticiens (d'un mot grec
qui signifie lieu de promenade) parce qu'ils philosophaient en se
promenant.
Cioran
& le bouddhisme :