11
ans après les attentats du 11 septembre, des personnes attendent
toujours l'ouverture des dossiers secrets de la CIA, du Mossad, de la
Société Skull & Bones...
Le
thème des dossiers secrets est traité par le normalien René
Alladaye, professeur de littérature américaine à l'université de
Toulouse :
Pourquoi
Da Vinci Code a-t-il connu un tel succès ? Il y a là
évidemment une part d'irrationnel, mais si l'on tente de s'en
remettre à des arguments cartésiens, il me semble que deux facteurs
dominent. En premier lieu, il a su fédérer deux franges a priori
opposées du public. Il s'agit à la base d'un thriller, un roman
dont l'intrigue est fondée sur le motif de la course-poursuite et
l'élucidation d'un meurtre, les arguments grand public classiques.
Mais le profil du héros — un professeur de Harvard, spécialiste
d'art religieux — et sa thématique centrale — la manière dont
l'Église aurait étouffé quelques vérités explosives sur les
origines du christianisme — ont largement contribué à donner au
roman une audience beaucoup plus vaste que celle dont Dan Brown avait
pu bénéficier pour ses livres précédents. On ne compte plus les
ouvrages se proposant de mener l'enquête à partir du roman pour
fournir aux lecteurs des connaissances historiques précises
concernant les événements ou les théories qui traversent
l'intrigue ou la sous-tendent. Ouvrages qui tentent aussi de faire la
part du vrai et du faux dans le livre, d'y distinguer l'histoire
authentique des fantaisies de la fiction. La seconde raison réside
dans le fait que ce roman a très bien saisi ce que l'allemand nomme
Zeitgeist, l'air du temps. Et l'air du temps, pour le meilleur ou
pour le pire, fait la part belle aux théories du complot.
Le
constat paraît d'abord paradoxal. Tout nous incite en effet à
considérer le monde qui nous entoure comme un lieu de transparence
et de rationalité. Nous vivons l'âge des sciences et de la
technologie, le siècle de l'information continue qui nous dit à
toute heure du jour, et en temps réel, ce qui se passe à l'autre
bout de la planète. Tout cela ne fait aucun doute. Mais l'ironie
veut que cette explosion des sciences et des techniques induise comme
un choc en retour inévitable l'émergence de visions complètement
irrationnelles du monde. André Comte-Sponville résume clairement la
situation au chapitre «Tolérance» de son Petit Traité des
grandes vertus : « Nous ignorons plus que nous ne savons, et
tout ce que nous savons dépend, directement ou indirectement, de
quelque chose que nous ignorons. » Tout est là : l'impossibilité,
pour l'immense majorité d'entre nous, de vérifier la masse des
informations auxquelles nous sommes journellement confrontés a
commencé de transformer une époque qu'on annonçait comme celle de
la raison triomphante en règne simultané et contradictoire de la
foi et du soupçon généralisé.
Face à
l'omniprésence et à la toute-puissance de la technique, une
question simple est redevenue étrangement centrale : comment
distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ? La radio annonce
qu'un avion de ligne s'est encastré dans un bâtiment militaire, en
pleine ville, à des milliers de kilomètres de l'endroit où je me
trouve. La télévision et les journaux en montrent l'image : un
cratère filmant et des pans de murs calcinés presque entièrement
masqués par les bâches plastique des enquêteurs. Mais qui me
prouve que tout cela est réel ? Comme le dit Jean Baudrillard, la
vérité première de l'image, c'est que je n'y étais pas.
Elle représente le fait, mais ne le présente pas, ne
peut le rendre véritablement présent puisqu'il s'est produit
ailleurs, avant. On fait ce qu'on veut avec une image, personne ne
l'ignore, et la question revient, plus insistante : si tout cela
n'était pas vrai ?
On aura
reconnu évidemment la thèse d'un livre de Thierry Meyssan qui fit
grand bruit quelques semaines après les attaques du 11 septembre
2001. L'Effroyable Imposture soutenait, en niant l'évidence,
que l'attentat de Washington n'était que pure intoxication : aucun
avion ne se serait écrasé sur le Pentagone. Absurde, mais le succès
que connut l'ouvrage prouve qu'il relaie des opinions qui ne sont pas
totalement marginales. Ce succès signe l'émergence d'une culture,
construite et pleinement assumée, du complot dont les cibles
demeurent classiques : les sociétés secrètes de tous ordres, la
franc-maçonnerie, ou la mythique Trilatérale. Antoine Vitkine dans
Les Nouveaux Imposteurs donne une définition très précise
du phénomène : « La théorie du complot n'est pas autre chose
qu'un mode de pensée qui consiste à attribuer à tel ou tel groupe
d'individus des pouvoirs qu'ils n'ont pas, à les soupçonner d'être
derrière des événements avec lesquels ils n'ont rien à voir, à
les accuser de se concerter secrètement, d'avoir des plans cachés,
des intentions dissimulées. » Le propre du conspirationniste est de
mêler savamment le vrai et le faux, d'installer une logique retorse
et paranoïaque où les détails et les anecdotes sont présentés
comme des événements centraux, les faits avérés désignés comme
des écrans de fumée, produits d'un discours officiel.
Voilà
qui nous ramène à Dan Brown. Les fameux « dossiers » liés à la
société secrète du Prieuré de Sion qu'évoque sa première page
existent bel et bien à la Bibliothèque nationale sous la cote 4°lm 249, mais ce ne sont en aucun cas des parchemins, et loin de
constituer les archives d'une société secrète séculaire, ils se
composent en fait de documents fort récents, rédigés vers le
milieu du XXe siècle pour donner une voix à certains courants
ésotériques aux motivations troubles. On est donc loin des
révélations fracassantes de l'intrigue. Évitons les faux procès :
Da Vinci Code est une fiction, ne l'oublions pas. Mais son
succès illustre assez la facilité avec laquelle une grande partie
du public établit de nos jours un lien presque automatique entre
société secrète et agissements inquiétants, et probablement
répréhensibles. La manière dont l'Église s'est trouvée
rapidement visée par le soupçon fait aussi apparaître au grand
jour la défiance ambiante à l'endroit de tout discours officiel,
sans doute alimentée par le discrédit qui frappe actuellement les
élites en place, qu'elles soient religieuses ou politiques, le
sentiment diffus mais général qu'« on nous cache tout » auquel la
série X-Files adosse ses intrigues et un slogan qui a fait
flores : « La vérité est ailleurs. »
C'est à
cette logique de « café du commerce» remarquablement servie, soit
dit en passant, par la possibilité qu'offre Internet de transmettre
de manière extrêmement large et rapide toutes sortes de rumeurs que
s'attaquent Les Nouveaux Imposteurs. Et le livre est réussi
en ceci qu'il démonte efficacement les mécanismes de constructions
ancrées dans une rhétorique spécieuse. Mais il montre aussi, sans
doute malgré lui, combien il est difficile de réfuter un discours
essentiellement pervers. En fait, et c'est là un cercle, tenter
d'écarter les approches conspirationnistes implique le recours à
des distinctions inévitablement manichéennes : on va être amené à
dire qu'il y a du vrai, sans ambiguïté, et du faux, lui aussi sans
ambiguïté. Le problème, c'est que ces approches sont elles-mêmes
très manichéennes et font leur miel de ce type de stratégie. Les
aborder avec un système de pensée qui laisse entendre que les
choses sont blanches ou noires peut donc paradoxalement contribuer à
les renforcer. La difficulté est de traiter avec nuance ce qui
repose sur le mépris de toute nuance. Dire que tout est complot est
évidemment absurde, mais prétendre que les complots n'existent pas
l'est tout autant. Il arrive qu'un événement soit le fruit d'une
machination : la politique admet parfois les pratiques les plus
retorses. Ce qui est délicat, c'est de distinguer l'intrigue réelle
de l'intrigue hallucinée, ou d'admettre qu'une intrigue hallucinée
peut cacher une intrigue réelle. Ainsi, même si on répugne à
croire que les attentats de New York et de Washington puissent être
le fruit d'un complot mené conjointement par la CIA et le Mossad
dans le seul but de justifier des menées impérialistes prévues de
longue date, on est contraint de reconnaître que les arguments
employés par l'Administration américaine à la veille de l'invasion
de l'Irak étaient mensongers. Manœuvre ? Sans doute, et bien qu'il
semble plus avisé de l'attribuer aux conseillers de la Maison
Blanche qu'aux services secrets israéliens, on ne peut s'empêcher
de penser que Vitkine, dans son désir de réfuter hâtivement des
thèses conspirationnistes certes délirantes, exonère trop
facilement les dirigeants américains et refuse d'admettre que
l'opinion américaine a, en l'espèce, fait l'objet d'une
manipulation. La vérité n'est pas ailleurs, mais elle est souvent
complexe.
René
Alladaye, Petite philosophie du secret.
Petite
philosophie du secret
Notre
époque est celle de l'idéologie de la transparence et de la
surveillance, quasi permanente, du citoyen. Nuit et jour, les médias
font commerce et spectacle de notre intimité. Pourtant,
paradoxalement, le secret ne s'est peut-être jamais aussi bien
porté. On le croyait réservé aux intrigues d’État et aux romans
d'espionnage. A tort, car il est omniprésent, protéiforme, chacun
s'y trouve confronté et rien n'échappe à sa tutelle.
En
posant un regard philosophique sur cette domination discrète et
fascinante que le secret exerce sur notre quotidien, mais aussi sur
notre imaginaire (comme en témoigne le succès planétaire du Da
Vinci Code),
cet ouvrage célèbre le secret comme autant de petits arrangements
avec la vérité...
Dessin :