En 1982,
lorsque L'Étoile de la Rédemption fut publié aux Éditions
du Seuil (grâce à Olivier Mongin, qui dirigeait alors la collection
Esprit) dans la magnifique traduction d'Alexandre Derczanski
et Jean-Louis Schlegel, le livre fut salué comme marquant la
découverte d'un grand philosophe jusque-là inconnu en France.
Annonçant la prochaine sortie du livre, ainsi que celle du
commentaire qui l'accompagnait , la revue Le Débat avait
présenté L'Étoile de la Rédemption comme « l'un des
ouvrages philosophiques les plus importants de notre époque »,
et comme « le dernier grand livre peut-être, porté par une
inspiration religieuse ».
Paru en
Allemagne six ans avant L'Être et le Temps, l'ouvrage de
Rosenzweig anticipait, par beaucoup de ses thèmes, certaines des
idées centrales du livre de Heidegger. Emmanuel Levinas s'en était
inspiré dans Totalité et Infini, dont l'introduction rendait
un hommage appuyé à Franz Rosenzweig et à L'Étoile de la
Rédemption. Cette redécouverte de Rosenzweig en France
marquait, en effet, la fin d'une longue éclipse. Lors de sa parution
en 1921, L'Étoile de la Rédemption était passé presque
inaperçu. Seul le jeune Gershom Scholem (il était âgé alors de 23
ans) avait compris d'emblée l'importance de cette œuvre, et en
avait instamment recommandé la lecture à son ami Walter Benjamin,
qui en avait été d'ailleurs profondément marqué. Mais l'Allemagne
des années 20 avait d'autres soucis. Dans une Allemagne ruinée par
la défaite, bouleversée par l'écroulement du régime impérial,
menacée par l'anarchie et la Révolution, voici qu'un livre
entreprenait d'élaborer une vaste construction spéculative qui,
tout en se présentant comme universelle, se réclamait de certaines
des catégories fondamentales de la pensée juive.
En 1929,
Rosenzweig mourut ignoré par ses contemporains. Quatre ans plus
tard, l'avènement du nazisme allait marquer la fin du judaïsme
allemand, qui, de Moses Mendelssohn à Martin Buber, en passant par
Heine et Kafka, Marx et Freud, Einstein et Schönberg, avait apporté
à la civilisation de l'Europe moderne une contribution si
exceptionnelle. Du même coup, l'œuvre de Rosenzweig allait être
pratiquement oubliée, sauf par quelques initiés.
L'Étoile
de la Rédemption porte clairement la marque de l'époque qui l'a
vu naître. Conçu entre 1917 et 1918 dans les tranchées des
Balkans, où Rosenzweig servait dans les rangs du corps
expéditionnaire allemand, rédigé en six mois, de juillet 1918 à
février 1919, le livre (comme le Tractatus de Wittgenstein,
écrit à la même époque et dans des conditions comparables) a
comme toile de fond l'écroulement, dans le feu et dans le sang, de
l'Europe traditionnelle et des valeurs qu'elle incarne. Quelques mois
auparavant, Rosenzweig avait publié, sept ans après l'avoir
terminée, sa thèse de doctorat, Hegel et l'État, dans
laquelle il reconstruisait minutieusement la genèse et les
différentes étapes de la pensée politique de Hegel. Mais dans
l'intervalle sa vision du monde, et en particulier son attitude
vis-à-vis de Hegel, avaient radicalement changé. Ce qui l'avait
amené à rompre brutalement, non seulement avec la pensée politique
de Hegel, mais surtout avec sa philosophie de l'histoire et avec la
métaphysique qui la sous-tendait, avait été l'expérience directe
de la guerre.
Comme
beaucoup d'hommes de sa génération, Rosenzweig avait vécu la
guerre de 1914-1918 comme une catastrophe historique sans précédent,
comme l'écroulement d'un ordre séculaire où s'attestait la
stabilité d'une civilisation européenne, qui, par-delà guerres et
révolutions, avait su garantir un minimum d'équilibre politique
entre les nations, une apparence de paix civile dans la société, et
où l'homme semblait occuper sa place naturelle dans l'harmonie
générale du monde. Mais de ce sentiment largement partagé,
Rosenzweig avait tiré une leçon philosophique de portée
universelle. Pour lui, les champs de bataille de 1914-1918 ne
marquent pas seulement la fin d'un ordre politique ancien, mais la
ruine de toute une civilisation fondée, depuis les Grecs, sur la
croyance en la capacité de la pensée de mettre en lumière la
rationalité ultime du réel. Toute la tradition philosophique
occidentale se résume dans l'affirmation selon laquelle le monde est
intelligible, qu'il est en fin de compte transparent à la raison, et
que l'homme lui-même n'acquiert sa dignité que dans la mesure où
il fait partie de cet ordre rationnel.
Or, pour
Rosenzweig, ce sont précisément ces présuppositions que la guerre
de 1914-1918 est venue désavouer à jamais devant le spectacle du
carnage insensé auquel se livrent les nations européennes —
celles-là mêmes qui avaient inventé l'idéal philosophique d'un
monde régi par le Logos il n'est plus possible d'affirmer que le
réel est rationnel, ou qu'à la lumière de la Raison le chaos
originel se transforme nécessairement en un cosmos intelligible.
D'un
autre côté, l'individu, censé s'épanouir comme sujet autonome
dans un monde réglé par la Raison, devient, dans la logique
meurtrière instaurée par la guerre, un simple objet de l'histoire,
quantité négligeable, numéro matricule sans visage, emporté
malgré lui, avec des millions d'autres, dans le tourbillon des
batailles. Or, dans sa Philosophie du droit. Hegel avait soutenu
l'idée que tous les « peuples historiques » avaient été, chacun
à son tour, investis par l'Esprit universel (Weltgeist) de la
mission de faire progresser la Raison dans l'histoire et que cette
mission les autorisait, pour la durée de leur domination, à
régenter le monde selon leur bon vouloir. Rosenzweig avait décelé
dans cette thèse, inspirée à Hegel par le spectacle des guerres
napoléoniennes, la source philosophique du nationalisme moderne.
Depuis la Révolution française, avait-il écrit dès 1916, tous les
peuples occidentaux se pensent, de manière plus ou moins consciente,
comme porteurs d'une mission universelle. C'est pourquoi il avait
déchiffré la guerre de 1914-1918 comme un affrontement de
nationalismes à caractère messianique. Aux yeux de Rosenzweig,
l'expérience de la guerre avait été décisive, non pas parce
qu'elle réfutait la philosophie de l'histoire de Hegel, mais au
contraire parce qu'elle en confirmait la tragique vérité. « Hegel
pris au mot » : telle était pour lui la clef de cette guerre où se
révélait la logique secrète de l'histoire de l'Europe moderne.
Dans la Philosophie du droit, Hegel avait soutenu l'idée que
la civilisation européenne (qu'il dénomme « civilisation
germanique ») représente l'accomplissement suprême de l'histoire
universelle. En poussant cette idée jusqu'à sa conséquence
logique, ne faut-il pas dire alors que l'écroulement, dans le feu et
le sang, de l'Europe des États nationaux signifie en même temps la
faillite de l'histoire universelle elle-même ? Telle est en tout cas
l'une des affirmations centrales de L'Étoile de la Rédemption
: l'histoire de l'Occident, qui est elle-même le dernier avatar
de l'histoire universelle, repose nécessairement sur la violence et
la guerre.
Le refus
radical de l'histoire représente un des aspects centraux, et
certainement les plus étonnants, de la pensée de Rosenzweig. On
peut en distinguer deux autres, très différents en apparence, bien
qu'en réalité ils finissent par s'articuler parfaitement les uns
aux autres dans la logique interne de sa pensée : d'une part, une
critique radicale de toute la philosophie occidentale, « de
l'Ionie jusqu'à Iéna », et de son projet central, qui est de
penser l'Être, c'est-à-dire d'englober la totalité du réel dans
le système de la Raison ; d'autre part — et peut-être avant tout
— le caractère spontanément religieux de sa vision du monde.
Pour Rosenzweig, la guerre de 1914-1918 avait définitivement
condamné la thèse centrale de toute la tradition philosophique
occidentale, celle de l'identité fondamentale de l'Être et de la
Pensée. Contre cette thèse, qui culmine dans l'idéalisme
allemand, Rosenzweig se réfère à un autre système de
représentations qui, parce qu'il lui paraît plus spontanément
enraciné dans le concret de l'expérience, rend compte plus
fidèlement que la philosophie classique de la réalité de l'homme
et du monde : celui de la pensée religieuse, telle qu'elle s'était
exprimée d'abord dans la vision du monde de l'Antiquité grecque,
puis dans les catégories du judaïsme et du christianisme.
Ce qui,
pour Rosenzweig, caractérise la philosophie occidentale, c'est
qu'elle a toujours aspiré à rendre compte de la totalité du réel.
Or, cette vision de la réalité comme Totalité, qui prétend
libérer l'homme en le soumettant à un ordre raisonnable. l'enferme
en réalité dans un système de lois anonymes, indifférentes à son
destin personnel. La critique de la Totalité trouve sa source,
chez Rosenzweig, dans le sentiment aigu que l'homme éprouve de son
existence de sujet, existence qu'aucun système ne pourra jamais
absorber. Cette évidence se dévoile à lui à travers deux
expériences qui sont toutes deux de nature religieuse : l'angoisse
devant la mort, dans la mesure où l'homme y prend conscience de sa
finitude essentielle, et l'expérience personnelle de la Révélation,
où il se découvre dépendant d'une altérité absolue qui le
dépasse infiniment.
L'Étoile
de la Rédemption s'ouvre par l'évocation de la première de ces
deux expériences, alors que la description de la seconde forme le
cœur du chapitre central du livre. Sur l'horizon de la guerre, le
cri d'angoisse de l'individu devant la menace de la mort imminente
exprime à la fois sa révolte devant la violence qui lui est faite —
et qui, dans ce cas précis, est la violence de l'histoire —, et
l'affirmation d'une évidence élémentaire, celle de son
irréductible existence de sujet. C'est au moment où l'individu —
défini comme simple partie d'un Tout — est menacé
d'anéantissement, que le sujet en lui s'éveille à la pleine
conscience de son unicité. Ce renversement paradoxal, par lequel la
conscience fulgurante de sa condition mortelle révèle soudain à
l'homme la réalité irréfutable de son existence personnelle,
représente à la fois l'expérience originelle dont la philosophie
de Rosenzweig est issue, et la figure de rhétorique qui sous-tend en
permanence le déploiement de sa pensée. Celle-ci aboutira, à la
fin de la troisième et dernière partie du livre, à une théorie
de la vérité par laquelle la construction du système s'achève.
Dans
cette théorie de la vérité se dévoile ce qui fait l'essentiel de
la pensée religieuse de Rosenzweig, à savoir le parallélisme
rigoureux entre le judaïsme et le christianisme, comme les deux
paradigmes les plus accomplis de la Révélation. Pour Rosenzweig,
l'essence du fait religieux renvoie moins à une attitude subjective
qu'a la réalité quasi ethnologique d'un ordre spécifique, celui du
sacré. Celui-ci est constitué par un temps, un espace et un rituel
particuliers, vécus à travers l'appartenance à une communauté
spécifique. Mais au-delà de leur horizon commun, ces deux
paradigmes religieux sont profondément différents, et ce avant tout
parce qu'ils symbolisent deux rapports opposés à l'histoire.
Pour
Rosenzweig, la chrétienté incarne une visée collective vers la
Rédemption à travers la réalité du monde et de l'histoire. Le
peuple juif au contraire (dans sa pure essence religieuse) dessine le
modèle d'une existence collective entièrement arrachée à
l'histoire et qui anticipe, dès aujourd'hui, le monde de la
Rédemption. Théorie paradoxale, dans la mesure où elle semble
inverser la représentation que ces deux religions ont d'elles-mêmes
: le christianisme est tout entier fondé sur l'idée que le Messie
est déjà arrivé, le judaïsme sur la croyance en son avènement
encore à venir. C'est que Rosenzweig ne part pas des contenus
dogmatiques de ces deux religions, mais de leur réalité sociale et
de leur place dans l'histoire. De ce point de vue, judaïsme et
christianisme sont donc complémentaires. Le premier anticipe le
modèle d'une humanité réconciliée, l'autre travaille à son
avènement. Tous deux témoignent de leur propre part de vérité,
mais la « Vérité-Une » les transcende l'un et l'autre.
Depuis
la parution, il y a trente ans, de L'Étoile de la Rédemption
en traduction française, l'analyse de la pensée de Rosenzweig s'est
considérablement développée. Celle-ci avait d'abord été
interprétée, surtout aux États-Unis et en Allemagne, comme une
version religieuse de la philosophie de l'existence et comme une
première tentative de mettre en lumière les convergences et les
différences entre judaïsme et christianisme. C'est à Emmanuel
Levinas que l'on doit la redécouverte de la dimension proprement
philosophique de cette pensée, et avant tout de l'importance
centrale, chez Rosenzweig, de la critique de l'idée de Totalité. A
la suite de la réception en France des travaux de Hannah Arendt, la
constellation intellectuelle des années 1980 avait été dominée
par la critique du totalitarisme idéologique et politique. La pensée
de Rosenzweig permettait de donner à cette critique un soubassement
métaphysique, en soulignant l'affinité entre l'idée d'un Logos
tout-puissant prétendant rendre compte de la réalité tout entière,
y compris de la singularité irréductible du sujet, et la tyrannie
d'idéologies visant à régenter le monde.
Cette
affinité devint particulièrement sensible en 1986, lors du premier
congrès international consacré à Rosenzweig à Kassel, où un
groupe de jeunes philosophes polonais d'inspiration néo-marxiste
témoigna du rôle central qu'avait joué pour eux la philosophie
politique de Rosenzweig, et en particulier sa critique de l'État.
Depuis, les études sur les aspects spécifiquement philosophiques de
la pensée de Rosenzweig, en particulier sur sa conception du temps
et sur sa philosophie du langage, se sont multipliées de par le
monde.
En
France, les travaux du regretté Jacques Rolland, de Guy
Petitdemange, Bernard Dupuy, André Neher, Arno Münster, Dominique
Bourel, Gérard Bensussan, Marc de Launay et Marc Crépon, Catherine
Chalier, Pierre Bouretz, et ceux de Paul Ricœur, Jean-Luc Marion, et
de Jacques Derrida ont mis en lumière l'actualité d'une pensée qui
n'a pas fini de nous sur-prendre, et qui n'a pas encore livré tous
ses secrets.
Stéphane
Mosès, L'Étoile de la Rédemption, préface à la deuxième
édition.