Si
l'on écarte les gourous, les hiérarques lamaïstes, les déviations
cultuelles, scolastiques et culturelles, le bouddhisme, notamment dans
ses formes essentielles (ch'an, dzogchen, mahamoudra...), peut être
utile au monde occidental.
Les
lignes qui suivent sont extraites du livre d'Alan Watts,
« Psychothérapie orientale et occidentale ». Elles
pourraient être comme le manifeste spirituel d'une psychanalyse et
d'une psychothérapie rénovées, enrichies, enfin pleinement
lumineuses parce que ayant découvert la dimension qui,
paradoxalement, leur manquait : celle de l'esprit.
Si nous
examinons de près des règles de vie comme le bouddhisme et le
taoïsme, le vedanta et le yoga, nous sommes bien obligés de
constater qu'il ne s'agit nullement de philosophies ou de religions,
au sens où nous l'entendons en Occident. Elles seraient plutôt
comparables à notre psychothérapie. Cela peut sembler surprenant,
car nous pensons à cette dernière comme à une forme de la science,
c'est-à-dire une démarche pratique et matérialiste, tandis que
nous regardons les disciplines orientales comme des religions
extrêmement ésotériques et en rapport avec des régions de
l'esprit presque entièrement extérieures à ce monde. Cela vient de
ce que notre méconnaissance des cultures orientales, jointe à leur
habituelle falsification, les entoure d'une aura de mystère où nous
projetons nos propres fantasmes. Pourtant, le but fondamental de ces
règles de vie est d'une simplicité presque stupéfiante, auprès de
laquelle toutes les complexités de la réincarnation, des pouvoirs
psychiques, des mahatmas surhumains et des écoles de technologie
occulte forment un écran de fumée où l'observateur crédule peut
s'égarer définitivement. Ajoutons, pour être franc, que cet
observateur crédule peut être un Asiatique aussi bien qu'un
Occidental, encore que le premier atteigne rarement le degré de
crédulité de l'amateur occidental d'ésotérisme. La fumée
commence à se dissiper, mais son épaisseur a longtemps caché
l'importance réelle des contributions que la pensée orientale a
apportées à la connaissance psychologique.
Les
états multiples de la conscience
La
principale ressemblance entre les règles de vie orientales et la
psychothérapie occidentale réside dans un but commun, qui est
d'opérer certains changements de conscience, changements dans notre
manière de ressentir notre propre existence et dans nos relations
avec la société humaine et le milieu naturel. Certes, la plupart du
temps, le psychothérapeute se donne pour tâche d'agir sur la
conscience d'individus particulièrement perturbés, alors que les
disciplines du bouddhisme et du taoïsme se préoccupent de changer
celle de gens normaux et socialement adaptés. Mais les
psychothérapeutes ont de plus en plus nettement tendance à penser
que l'état de conscience normal, dans notre culture, est à la fois
le contexte et le terrain nourricier des malaises mentaux. Un
ensemble de sociétés jouissant d'une grande prospérité matérielle
et acharnées à leur destruction mutuelle ne saurait favoriser la
santé sociale.
L'aberration
psychologique de Freud
Néanmoins,
le parallèle entre la psychothérapie et ce que j'ai nommé les «
moyens de libération » orientaux ne peut être complet, et l'une
des différences essentielles est suggérée par le préfixe psycho-.
D'un point de vue historique, la psychologie occidentale s'est
appliquée à l'étude de la psyché ou de l'esprit en tant qu'entité
clinique, tandis que les cultures orientales ignorent les catégories
de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps, telles du moins
que les a établies l'Occident. Mais la psychologie occidentale a,
dans une certaine mesure, dépassé ses origines historiques, au
point de ne plus se satisfaire du terme même de « psychologique»
pour désigner ce domaine essentiel du comportement humain. Non qu'il
soit devenu possible, comme Freud lui-même l'avait espéré à un
moment donné, de réduire la psychologie à la neurologie et
l'esprit au corps. Non que l'on puisse substituer à l'entité «
esprit » l'entité « système nerveux ». Le fait est, plutôt, que
la psychologie ne peut se tenir à l'écart du bouleversement qui a
affecté l'ensemble des définitions scientifiques au cours de ce XXe
siècle, bouleversement à la suite duquel les concepts d'entités et
de « substances », mentales ou matérielles, sont tombés en
désuétude. Qu'il s'agisse de décrire les transformations chimiques
ou les formes biologiques, les structures nucléaires ou le
comportement humain, c'est tout simplement l'avènement de nouveaux
systèmes de relations qui caractérise le langage de la science
moderne.
Le
bouddhisme est-il une psychothérapie ?
Bien que
les cultures asiatiques anciennes n'aient jamais atteint, dans le
domaine de la connaissance physique, l'exactitude rigoureuse qui est
celle de l'Occident moderne, elles ont saisi beaucoup de choses que
nous abordons tout juste maintenant. L'hindouisme et le bouddhisme ne
se laissent qualifier ni de religion, ni de philosophie, ni de
science, ni de mythologie, ni d'amalgame de toutes ces diverses
catégories, dont la notion même leur est étrangère jusque sous
une forme aussi élémentaire que la distinction de l'esprit et de la
matière. L'hindouisme, comme l'islam et le judaïsme, constitue en
réalité une culture complète. On ne peut en dire autant du
bouddhisme, qui a ceci de commun avec des aspects de l'hindouisme
tels que le vedanta et le yoga, et avec le taoïsme chinois, qu'il
n'est pas une culture mais une critique de la culture, une révolution
pacifique et permanente, ou encore une « opposition loyale » à
l'égard de la culture où il se trouve impliqué. C'est ce qui donne
à ces moyens de libération un aspect commun avec la psychothérapie,
outre l'intérêt de transformer les états de conscience. La tâche
du psychothérapeute est en effet d'opérer une réconciliation entre
le sentiment individuel et les normes sociales, sans toutefois
sacrifier l'intégrité de l'individu. Il essaie d'aider l'individu à
être lui-même et à suivre sa voie propre sans se heurter
inutilement à sa communauté, à être dans le monde (celui
de la convention sociale), mais non pas du monde.
Répression
sociale, liberté spirituelle
Depuis
Freud, la psychothérapie se préoccupe de la violence faite à
l'organisme humain et à ses fonctions par la répression sociale. Si
le psychothérapeute prend le parti de la société, il envisagera
son travail comme une tentative d'adapter l'individu et de dériver
ses « tendances inconscientes » de manière à les faire rentrer
dans les normes de la respectabilité sociale. Mais cette «
psychothérapie officielle » manque d'intégrité et devient un
instrument au service des puissances armées, des bureaucraties, des
Églises, des corps constitués, et de toute organisation requérant
le lavage de cerveau individuel. Au contraire, un thérapeute qui
cherche en toute sincérité à aider l'individu sera nécessairement
amené à la critique sociale. Cela ne signifie pas qu'il doive
s'engager directement dans la révolution politique ; cela signifie
qu'il doit aider l'individu à se libérer lui-même des diverses
formes de conditionnement social, et par conséquent aussi de la
haine de ce conditionnement — celle-ci étant encore une forme
d'asservissement à l'objet haï. Mais de ce point de vue, les
troubles et les symptômes auxquels le patient cherche un soulagement
— et derrière eux les facteurs inconscients — cessent d'être
purement psychologiques. Ils s'inscrivent dans le système entier des
relations du patient avec autrui, et plus particulièrement dans les
institutions sociales qui gouvernent ces relations : les règles de
communication utilisées par la communauté culturelle ou par le
groupe. Celles-ci incluent les conventions du langage et de la loi,
celles de l'éthique et de l'esthétique, celles du rang, de la
fonction et de l'identité, celles de la cosmologie, de la
philosophie, de la religion. C'est en effet ce complexe social tout
entier qui fournit à l'individu sa conception de lui-même, son mode
de conscience, le sentiment même de son existence. Qui plus est, il
est à l'origine de l'idée que l'organisme humain se fait de son
individualité, cette même idée pouvant prendre un certain nombre
de formes très différentes.
Le
psychothérapeute doit donc se rendre compte que sa science, ou son
art, porte un nom impropre, car l'objet en est beaucoup plus vaste
qu'une psyché et ses troubles privés. C'est justement cela que tant
de psychothérapeutes sont en train de reconnaître et qui, en même
temps, rend si appropriés à leur tâche les moyens de libération
orientaux. Car ils ont affaire à des gens dont la détresse provient
de ce qu'on peut désigner du nom de maya, mot
hindou-bouddhiste dont la signification exacte n'est pas seulement «
illusion », mais englobe toute la conception du monde que se fait
une culture, conception envisagée comme illusoire, au sens
strictement étymologique du mot qui vient du latin ludere
(jouer). Le but de la libération est non de détruire la maya,
mais de la voir pour ce qu'elle est, d'en dépasser l'apparence. Un
jeu ne doit pas être pris au sérieux, ou, en d'autres termes, une
idée du monde et de soi-même qui n'est qu'une convention et une
institution sociale ne doit pas se confondre avec la réalité. Les
règles de la communication ne sont pas nécessairement celles de
l'univers, et l'homme n'est pas la fonction ou l'identité que la
société lui impose. En effet, dès qu'un homme cesse de se
confondre lui-même avec la définition que les autres donnent de
lui, il devient à la fois universel et unique. Il est universel en
vertu du lien indissoluble de son organisme au cosmos. Il est unique
en ce qu'il est précisément cet organisme et non un quelconque
stéréotype de la fonction, de la classe ou de l'identité assumées
pour la nécessité de la communication sociale.
L'idée
occidentale de « communauté »
L'idée
juive et chrétienne du salut implique l'appartenance à une
communauté, la Communion des Saints. Idéalement et théoriquement,
l’Église est le corps du Christ, c'est-à-dire l'univers entier,
et puisque en Christ « il n'y a ni Grec, ni Juif, ni esclave, ni
homme libre », l'appartenance au Christ pourrait signifier la
libération de la maya et de ses catégories. Elle pourrait
signifier que la définition et la classification conventionnelles de
quelqu'un ne sont pas son moi réel, que « Je vis, » bien que je ne
vive plus ; c'est Christ qui vit en moi. » Mais dans la pratique,
elle ne signifie rien de tel et, sur ce point, il est même très peu
question de la théorie. Dans la pratique, elle signifie que le
sous-groupe chrétien doit accepter la religion ou la soumission, et
considérer son système particulier de conventions et de définitions
comme les réalités les plus sérieuses. Une des conventions
chrétiennes essentielles est la conception de l'homme en tant que «
moi enfermé dans sa peau », pour reprendre une expression que j'ai
déjà utilisée, l'âme indépendante et son enveloppe de chair
constituant par leur assemblage une personnalité unique et
suprêmement précieuse aux yeux de Dieu. Cette conception représente
sans aucun doute la base historique du modèle occidental de
l'individualité, conception qui nous donne le sentiment de
nous-mêmes comme îles de conscience isolées, confrontées avec des
expériences objectives que l'on peut définir sous le nom d'«
autrui ». Nous avons porté ce sentiment à un degré
particulièrement aigu. Mais le système de conventions qui nous
inculque ce sentiment exige également, de ce moi définitivement
isolé, qu'il se comporte en membre d'un corps et qu'il se soumette
sans réserve au système social de l’Église.
Faut-il
absolument vivre dans un monastère zen ?
Jusqu'ici,
nous avons donc vu que la psychothérapie et les moyens de libération
spirituelle ont en commun deux points d'intérêt : d'abord, la
transformation de la conscience, du sentiment interne de l'existence
personnelle ; ensuite, l'affranchissement de l'individu par rapport
aux formes de conditionnement que lui imposent les institutions
sociales. Quels sont les moyens d'explorer utilement ces
ressemblances afin d'aider le psychothérapeute dans sa tâche ?
Doit-il tirer des enseignements de la pratique du yoga ou faire un
séjour dans un monastère zen du Japon — ajoutant à cela de
nombreuses années d'études dans une école médicale, un institut
psychiatrique ou d'entraînement à l'analyse ? Je ne crois pas du
tout que ce soit là une solution. Je dirai plutôt que même une
connaissance théorique d'autres cultures nous aide à comprendre la
nôtre, parce que nous pouvons acquérir une certaine clarté et une
certaine objectivité dans l'examen de nos propres institutions
sociales en les comparant à d'autres. Nous distinguons ainsi plus
facilement entre les fictions sociales d'une part, et les systèmes
de relations naturels d'autre part. Enfin, s'il existe dans d'autres
cultures des disciplines comparables en certains points à la
psychothérapie, une connaissance théorique de leurs méthodes, de
leurs buts et de leurs principes peut amener le thérapeute à une
meilleure appréciation de sa propre tentative.
Il a, de
cette meilleure appréciation, un besoin urgent.
La
psychothérapie peut-elle se développer ?
S'il
doit y avoir une voie de développement fructueux pour la science de
la psychothérapie, aussi bien que pour la vie de ceux qu'elle entend
aider, il lui faut s'affranchir des obstructions inconscientes, des
principes non examinés, des faux problèmes non démasqués, qui
résident dans son contexte social. Là encore, un des instruments
les plus efficaces est la comparaison interculturelle, en particulier
avec des cultures hautement complexes comme celles de la Chine et de
l'Inde, qui au cours de leur évolution sont restées relativement
isolées de la nôtre, et surtout avec les tentatives qui ont été
faites à l'intérieur de ces cultures pour atteindre
l'affranchissement de leurs propres structures. On ne peut guère
imaginer une entreprise plus constructive pour le psychothérapeute
que l'occasion ainsi fournie. Mais pour en tirer profit, il doit
surmonter l'idée, qu'il entretient couramment, de n'avoir rien à
apprendre de disciplines « préscientifiques », car dans le cas de
la psychothérapie une telle attitude pourrait rappeler celle de la
fourmi qui trouve le ciron trop petit. En tout cas il n'est pas
question ici qu'il adopte des pratiques bouddhistes ou taoïstes, au
sens d'une conversion religieuse. Pour l'Occidental qui veut tant
soit peu comprendre et utiliser les moyens de libération orientaux,
il est d'une extrême importance de conserver ses réflexes
scientifiques ; faute de quoi, c'est le marécage du romantisme
ésotérique qui attend le non-initié.
Alan
Watts