Laissant
derrière lui la crise qui sévit en Europe, Lanzan del Vasto arrive
en Inde en 1937 et se rend auprès de Gandhi.
« A
une civilisation dont le trait caractéristique est la lutte du
prolétariat et de la bourgeoisie, Gandhi veut opposer une culture
dont le fondement soit l'accord de la paysannerie et de l'artisanat.
Pour que
subsiste une civilisation divisée comme la nôtre, il faut que
l'État affirme toujours plus fortement sa prépondérance, soit
qu'il admette la lutte des classes et maintienne l'alternative des
partis, soit qu'il abolisse un des extrêmes, mate l'autre et réalise
l'unité à son propre profit.
Le but
principal du Gouvernement tel que le conçoit Gandhi, c'est de se
rendre de moins en moins nécessaire : c'est de créer des conditions
telles qu'on se puisse passer de lui. « Le meilleur gouvernement, a
dit Goethe, est celui qui nous enseigne le mieux à nous gouverner
nous-mêmes. » Il est clair que la puissance de l'État augmente en
proportion de l'incapacité des hommes à s'appliquer la loi sans
qu'on les y force, tandis que l'habitude de la soumission à la force
éteint le jugement et le contrôle de soi et aggrave le mal. Dans le
régime gandhien au contraire, la plus large autonomie administrative
viendrait partout corroborer l'autarcie économique, de sorte que les
autorités de chaque village acquerraient des droits presque
souverains.
Le
système est celui qui a dominé dans l'Inde pendant des millénaires.
C'est celui qui a dominé en Chine et en Égypte, dans tous les
empires millénaires. C'est grâce à lui que ces grands peuples
pensifs et pacifiques ont pu se constituer des institutions
inébranlables, garder des traditions primordiales, conduire à
maturité leur culture, devenir pour les autres peuples les sources
véritables de toute culture. Nous les éphémères, nous les
intermittents, nous les accidentels, nous ne devons pas oublier que
nous ne possédons rien de bon qui n'ait été conçu, connu et
pratiqué, des siècles auparavant, par ces peuples-là et qui ne
nous ait été transmis par tels intermédiaires qui s'attribuèrent
l'honneur de l'invention.
Ces
empires sans doute ont entretenu de puissantes dynasties
théocratiques et militaires, ont soutenu des guerres, ont subi des
invasions dévastatrices. Mais ni la fortune des armes ni la forme du
gouvernement ne regardaient la vie pratique et spirituelle du village
qui opposait à toutes les vicissitudes extérieures un fond
immuable. Le tribut payé aux uns ou aux autres, le laboureur se
trouvait quitte et pouvait assister en spectateur aux querelles des
princes, et même à l'arrivée successive des conquérants.
Même
les Mongols musulmans, maîtres sanguinaires et détestables, avaient
respecté cet heureux ordre de choses et se contentaient d'en
profiter. Il a fallu la venue des Anglais — beaucoup moins
inhumains d'ailleurs, et moins tyranniques — pour gâter le pays de
fond en comble. Ce n'est pas le fardeau, pourtant non léger, du
Gouvernement impérial, ce n'est pas l'armée avec ses canons, qui
ont consommé cette ruine :
C'est le
camelot avec sa valise. […]
On ne
comprendra rien à la politique de Gandhi si l'on ignore que le but
de sa politique n'est pas une victoire politique mais spirituelle.
Tel qui
sauve son âme ne sert pas seulement lui-même : la division qui
subsiste entre les corps ne sépare point les âmes : tel qui sauve
son âme sauve en vérité l’Âme, amasse un bien qui appartient à
tous : suffit que les autres s'en aperçoivent pour en profiter. Tel
part de l'autre bout et s'appliquant à servir les autres sauve son
âme. Les Hindous appellent ce genre d'hommes un Karma-yoguî, un
ascète de l'Action. Ils le figurent comme un sage siégeant dans la
pose de la méditation et tenant une épée au poing. Gouverner peut
être une manière de servir autrui et de sauver son âme. Chasser de
l'Inde les Anglais constituerait une ambition bien mesquine et banale
pour un si grand sage que Gandhi. Son but est de délivrer le peuple
de ses maux (dont les Anglais sont le moindre, et le plus apparent).
Son but est de délivrer son âme de l'ignorance : de vivre,
c'est-à-dire d'essayer la vérité. [...]
«
Résistance passive », c'est ainsi qu'on entend communément parler
de la politique de Gandhi. La nommer ainsi, c'est déjà se disposer
à n'y rien comprendre. Il suffit pour cela qu'on donne à «
passif » le sens d' « inerte » et qu'on imagine qu'il s'agit
de je ne sais quelle « force d'inertie », nouvelle forme sans doute
de la fameuse « paresse orientale » ; ou bien qu'on s'en rapporte
au fameux « fatalisme oriental » et qu'on y voie une résignation à
l'injustice comme à un malheur que Dieu envoie.
La
résistance non-violente que dirige Gandhi se montre plus active que
la résistance violente. Elle demande plus d'intrépidité, plus
d'esprit de sacrifice, plus de discipline, plus d'espérance. Elle
agit sur le plan des réalités tangibles et agit sur le plan de la
conscience. Elle opère une transformation profonde en ceux qui la
pratiquent et parfois une conversion surprenante de ceux contre
lesquels on l'exerce. »
Lanzan
del Vasto
L'art
de gouverner d'Ashoka