dimanche, avril 29, 2012

Thelema Sangha




Un anti-monastère pour se réapproprier la sagesse libertaire

« Pour récompenser les exploits de Frère Jean des Entommeures dans la guerre contre le conquérant Picrochole, Gargantua lui fait construire une abbaye selon son « devis », dont Rabelais détaille à loisir les caractéristiques peu communes, puisqu'elle devra être organisée « contrairement à toutes les autres ».

Il s'agit en effet d'un anti-monastère, singulier déjà par son architecture bien éloignée des sombres et tristes constructions médiévales : « Le bâtiment était de forme hexagonale et conçu de telle sorte qu'à chaque angle s'élevait une gosse tour ronde mesurant soixante pas de diamètre : elles étaient toutes semblables par leur taille et leur structure ». Rabelais se souvient des grandes constructions du temps de François ler, puisqu'il dit de Thélème qu'elle était « cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord ou Chantilly », mais rappelle aussi l'idéal des princes bâtisseurs du Quattrocento, des urbanistes utopiques et leur conviction qu'à l'édification d'une cité rationnelle correspondra le développement d'une mentalité nouvelle. Devant Thélème, on pense aux plans grandioses d'Alberti dans le De re aedificatoria, à la Sforzinda de Philarete ou au temple aux cent portes décrit par Francesco Doni dans son Mondi de' Pazzi. Les habitants sont dignes du lieu. D'habitude se destinent au couvent des filles pauvres et laides, des hommes disgraciés et difformes et les deux sexes y sont séparés. Ici l'on accueille des jeunes gens « bien formés et d'une heureuse nature » qui vivent dans une relation harmonieuse. Le recrutement se fait dans l'élite sociale et intellectuelle : entrent à Thélème les « dames de haut parage », les «nobles chevaliers, [...] gaillards et délurés, joyeux, plaisants, mignons, [...] gentils compagnons » et ceux qui professent, non une religion formelle et obscurantiste, mais « le saint Évangile ». Ils ne revêtent pas le froc sinistre et sale des moines, mais des habits magnifiques et se divertissent dans un «beau jardin d'agrément» où l'on joue à tous les jeux et où, conformément aux règles de la société courtoise, «tout se fait d'après la volonté des dames». Lieu de plaisir et de d'épanouissement de l'individu, mais aussi de haute culture, puisqu'«il n'y avait aucun d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose ».

Le mode de vie des Thélémites est à l'opposé du traditionnel comportement monastique. L'abbaye n'est pas ceinte de murailles, on n'y prononce pas de vœux définitifs et l'on en sort librement ; ce ne sont ni la règle ni les cloches qui appellent au devoir, comme dans les autres couvents, puisque, de l'avis de Gargantua, « la plus grande sottise du monde était de se gouverner au son d'une cloche et non selon les règles du bon sens et de l'intelligence». Thélème ne renferme ni église ni chapelle et l'on n'y célèbre pas de cérémonies religieuses, mais chaque appartement possède un oratoire où chacun prie à sa guise. S'il est d'usage, dans les monastères, de purifier les lieux après le passage d'une femme, à Thélème on y procède après celui d'un moine ou d'une religieuse. Aux trois vœux traditionnels de chasteté, pauvreté et obéissance s'opposent ceux de mariage, richesse et liberté. La célèbre devise de l'abbaye — « Fais ce que tu voudras » — rappelle que Rabelais refuse la tache du péché originel et la corruption de la nature humaine, et affirme que « les gens libres, bien nés, bien éduqués, conversant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice ». De la cité sans murs seront donc exclus tous ceux qui font injure à la nature humaine, hypocrites et bigots, magistrats et usuriers, vieillards jaloux et syphilitiques.

Si les Thélémites manifestent, comme dans l'utopie, une volonté collective et une aspiration commune — chaque individu obéit spontanément à des motivations identiques —, Rabelais a cependant conçu son abbaye sur les principes du monde à l'envers, opposant terme à terme le couvent réel à l'abbaye idéale, où se développe une vie de cour inspirée des principes du Cortegiano de Castiglione. À Thélème comme en d'autres endroits de son œuvre, il souhaite une réforme de la religion et de l'Église, condamne comme contre nature la claustration monastique, le culte des reliques, de la Vierge et des saints, les macérations, les jeûnes et les dévotions machinales, pour prêcher un retour à la parole évangélique. Le recours au monde à l'envers lui permet, selon un procédé qui lui est familier, de rendre odieux et grotesque ce qu'il dénonce, attirant et lumineux ce qu'il préconise, tout en conjurant, grâce à l'irréalisme de la description, les foudres de la Sorbonne. Le monde à l'envers n'est plus, comme chez Aristophane, le moyen de critiquer le réformisme utopique, mais de fustiger un réel inacceptable. L'Assemblée des femmes ridiculise l'utopie pour ramener à la réalité ; Thélème, abbaye imaginaire où sont inversées les données du réel, joue sur le paradoxe : le monde tel qu'il existe est aberration, dégradation et folie, et il faudrait le mettre sens dessus dessous pour qu'il devienne sagesse et raison. L'absurde n'est pas où l'on pense et le monde à l'envers se fait modèle à imiter. »

Raymond Trousson

Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieulx matagotz, marmiteux, borsouflez,
Torcoulx, badaulx, plus que n'estoient les Gotz
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz ;
Haires, cagotz, caffars empantouflez,
Gueux mitouflez, frapars escorniflez,
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus,
Tirez ailleurs pour vendre voz abus.

Voz abus meschans
Rempliroient mes camps
De meschanceté
Et par faulseté
Troubleroient mes chants
Voz abus meschans.

Cy n'entrez pas, maschefains practiciens,
Clers, basauchiens, mangeurs du populaire,
Officiaulx, scribes et pharisiens,
Juges anciens, qui les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire.
Vostre salaire est au patibulaire :
Allez y braire ; icy n'est faict exces,
Dont en voz cours on deust mouvoir proces.

Proces et debatz
Peu font cy d'ebatz,
Où l'on vient s'esbatre ;
A vous pour debatre
Soient en pleins cabatz
Proces et debatz.

Cy n'entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars qui tousjours amassez,
Grippeminaulx, avalleurs de frimars,
Courbez, camars, qui en vous coquemars
De mille marcs jà n'auriez assez ;
Poinct esguassez n'estes, quand cabassez
Et entassez, poiltrons à chiche face ;
La male mort en ce pas vous deface.

Face non humaine
De telz gens qu'on maine
Raire ailleurs : ceans
Ne seroit seans ;
Vuidez ce dommaine,
Face non humaine.

Cy n'entrez pas, vous, rassotez mastins,
Soirs ny matins, vieux chagrins et jaloux ;
Ny vous aussi, seditieux, mutins,
Larves, lutins, de Dangier palatins,
Grecz ou Latins, plus à craindre que loups ;
Ny vous, gualous, verollez jusque à l'ous
Portez voz loups ailleurs paistre en bonheur,
Croustelevez, remplis de deshonneur.

[…]

Rabelais

Bref, à Thelema Sangha, les pashus ne sont pas les bienvenus.


Louis Chalon, « Les Thélémites au bain »

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