Le
chamanisme fait souvent penser aux hauts plateaux d'Asie et aux
étendues septentrionales d'Amérique. Mais il s'est également
développé en Afrique, notamment en Afrique Équatoriale, au sein de
l'aire Bantoue. Il s'est transmis et développé ensuite plus
particulièrement au Gabon, chez les Mitsogho (ou Tsogho).
Les
Mitsogho ont en effet un rite chamanique, le bwiti. Il fait appel à
l'iboga, une plante psychoactive employée dans un but initiatique
(localement appelée « eboga »). Le rite bwiti est tant lié à
cette plante qu'on parle parfois de religion Eboga, ce qui est un peu
réducteur. Le rite bwiti est également passé chez certains groupes
Fang (au Cameroun, mais aussi au Gabon), chez lesquels il remplace un
autre rite, celui du byeri. Le byeri fait appel à une autre plante
psychoactive, l'alan (Alchornea floribunda), aux effets
réputés moins puissants, raison qui ont conduits certains Fang à
adopter le bwiti. Au Congo-Kinshasa, le bwiti a donné naissance au
rite Zebola chez les Mongo, une forme de psychothérapie
traditionnelle.
Le
rite bwiti
Il
s'agit d'une cérémonie secrète de passage d'un néophyte — un
jeune homme — vers la vie adulte. Schématiquement, celui-ci est
d'abord invité à retrouver symboliquement l'état d'avant la
naissance. Puis on lui fait mastiquer de la racine d'iboga, sous la
surveillance d'un aîné initié qui lui sert de « mère symbolique
» durant le rite. La mastication d'iboga entraîne tout d'abord
l'apparition de violents et incontrôlables vomissements. Le néophyte
se vide symboliquement. « y compris du lait de sa mère ». Ensuite
surviennent les hallucinations, sous forme d'images se succédant
rapidement. Durant cette phase, le néophyte reste en contact avec sa
« mère » et les autres hommes participant au rite, qui peuvent
l'interroger sur ses sensations. Ils disposent en effet d'un antidote
à l'iboga, si les choses venaient à se compliquer. Le néophyte
doit passer par quatre stades successifs, dont le dernier consiste à
ressentir l'état de « mort initiatique ». consistant à entrer en
contact avec les fondateurs de la cosmogonie Mitsogho, Nzamba-Kana et
Disumba. Ce n'est qu'a ce prix que le néophyte sera considéré
comme ayant l'instruction suffisante pour gagner la qualité
d'initié. Il devient un nganga, c'est-à-dire un guérisseur (en
langage politiquement correct, on parlera de « tradipraticien »).
Les stades successifs correspondent en réalité à une intoxication
graduelle par l'iboga, effectuée sous contrôle.
Comme
de très nombreux rites tribaux à travers le monde, le bwiti connaît
des variantes locales, avec par exemple une forme destinée aux
femmes.
Du
bwiti à la médecine...
En
1962-1963, Howard Lotsof, un jeune américain en proie à l'héroïne,
expérimenta l'iboga et découvrit une propriété intéressante de
la plante : dans des conditions bien particulières, elle supprime
l'addiction physique aux drogues opiacées. Lotsof étudia d'abord
sur lui, puis sur d'autres, la propriété qu'a l'iboga de jouer le
rôle d'un « interrupteur de la dépendance chimique ». Lotsof
deviendra chercheur, déposera 20 ans plus tard deux brevets à
propos de la « procédure Lotsof », au moment où d'autres études
arrivaient aux mêmes conclusions. Lotsof développa une méthode de
sevrage direct des personnes sous l'emprise de l'héroïne. Mais
parallèlement, dès 1967, l'iboga fut aussi employé aux États-Unis
pour un usage récréatif, en substitut du LSD.
Et
de la médecine au bwiti
Le
militantisme de Lotsof fera des émules, durant. les années 90,
lorsque la consommation d'héroïne battait son plein en France.
Quelques personnes iront en Afrique accomplir le rite bwiti et à
leur tour organiser en France des stages de désintoxication, en
associant. l'aspect spirituel du chamanisme (un « nouveau départ
»), un passage au vert, pendant. quelque temps, et un aspect plus
médical (la possibilité de décrocher). Le moins que l'on puisse
dire, c'est que l'époque ne voyait pas d'un œil favorable les
consommateurs d'héroïne. Ces stages se déroulaient sans que
quiconque s'en soucie ou s'y intéresse : après tout, tout cela
n'était que des histoires de junkies !
En
dehors d'un cadre médical, l'usage de l'iboga présente pourtant des
risques, notamment de convulsions. Mais pas seulement.
Paradoxalement, le danger d'une overdose de drogue opiacée est
augmenté par la prise d'iboga. Lotsof avait noté qu'un cinquième
environ des sujets traités à l'iboga reprenait leur consommation de
stupéfiants comme avant. Or l'iboga supprimant l'accoutumance à
l'héroïne et à la. méthadone (accoutumance qui a progressivement
amené le drogué à augmenter ses doses), le sujet se retrouve comme
vierge vis-à-vis de ces drogues. S'il reprend de l'héroïne (ou de
la
méthadone) aux même doses qu'auparavant, il s'expose alors à
l'overdose.
Au
début des années 2000, l'iboga commença à se trouver dans la
ligne de mire des pouvoirs publics. Deux drames vont accélérer le
mouvement. En juillet 2006, un toxicomane décède au cours d'un
stage de désintoxication organisée par une association, en Ardèche,
en lien avec une « Association africaine d'aide humanitaire à
l'occident ». En décembre 2006, un ressortissant français meurt
dans des conditions similaires, au Gabon. Le 28 janvier 2007, un
tribunal condamne l'association ardéchoise pour sa responsabilité
dans le drame survenu en Ardèche. Huit jours plus tard, un arrêté
d'interdiction de l'iboga est soumis à la signature du Directeur
général de la santé. L'iboga est dorénavant interdit dans
plusieurs pays européens, notamment en Belgique.
Cette
histoire laisse une impression d'inachevé. Dans la logique du Vieux
Monde, les plantes politiquement incorrectes ont presque toujours
connu le même trajet : ignorées, suspectées, surveillées,
dénoncées, interdites avant d'être réhabilitées. Or l'iboga, ou
du moins la substance active principale, l'ibogaïne, offre un espoir
particulièrement intéressant de délivrer les personnes
prisonnières de la nasse à opiacés. Si les recherches médicales
se poursuivent, l'iboga reviendra peut-être sur le devant de la
scène...
Jean-Michel
Groult, Plantes interdites.
Plantes interdites
Saviez
vous que...
...
le cannabis fut, aux USA dans les années 30, l'objet d'une violente
campagne médiatique car l'alcool étant à nouveau autorisé, il
fallait bien continuer à justifier les activités du Bureau des
stupéfiants ?
...
de la coca pousse librement sur les bords des chemins, quelque part
en France ?
...
l'absinthe fut interdite, notamment à cause de la concurrence
déloyale qu'elle causait aux producteurs de vin, confrontés à la
crise du phylloxéra ?
...
sous le IIIe Reich, des botanistes allemands cherchèrent à
éradiquer une plante " bolchévique " venue de Sibérie,
afin de protéger la pureté de la flore germanique ?
...
les avortements ont fait, dans l'Antiquité, la richesse d'une
province, avant que la plante employée ne s'éteigne pour cause de
surexploitation ?
A
travers la grande et la petite histoire, Jean Michel Groult décrypte
toutes les raisons, scientifiques, culturelles ou économiques, qui
ont conduit à mettre au ban de la société certaines plantes :
cannabis, absinthe, coca, peyotl, pavot, iboga, khat, etc.
Innombrables sont ces plantes, psychotropes, chamaniques, abortives,
invasives, transgéniques... qui selon les époques et les lieux,
sont out à tour acceptées et prohibées. L'iconographie témoigne
avec force de l'évolution de la société sur ces questions. Un beau
livre passionnant qui permet de faire le point dans un débat encore
souvent explosif !
Jean-Michel
Groult est botaniste, journaliste et photographe. Passionné de
plantes, il cultive dans son jardin une grande diversité d'espèces.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages aux éditions Ulmer, dont
Jardiner durablement, les solutions bio qui marchent vraiment (Prix
Saint-Fiacre 2007).
Photographie :
Une
thérapeute française participe à un rite d'initiation pour femmes.