samedi, février 25, 2012

Labourage & pâturage...




Veaux aux hormones, vache folle, peste porcine, OGM, fausses céréales biologiques, lait trafiqué, vin au vinaigre, poulets sans plume, pollution...

Depuis que l'exploitant agricole a remplacé le paysan, la logique marchande s'applique à l'alimentation, tant pis pour la santé et la nature. La gestion de la nature selon la loi du marché est catastrophique : nous sommes confrontés à la sixième extinction de masse de la vie. On ne peut plus laisser les exploitants agricoles, qui votent à droite, voire à l'extrême-droite, jamais pour l'écologie, détruire notre environnement. C'est une question de survie.


Le ménage des champs et du bétail, comme dirait Olivier de Serres, a été durant des millénaires respectueux des fondements de la vie. Les Nabatéens, parmi bien d'autres antiques précurseurs en la matière, ont établi les règles de l'agriculture sur ce que la terre leur révélait de son caractère. L'agriculture paysanne s'inspirait des mêmes lois. La prodigieuse épopée de l'agriculture n'a fait que s'enrichir de savoirs, de savoir-faire, de variétés et espèces végétales et animales jusqu'à atteindre des seuils extraordinaires d'abondance. Ce progrès a nécessité des interventions humaines artificielles : croisement d'espèces, sélection, greffage, adaptation de variétés étrangères à de nouveaux biotopes, croisement d'animaux... L'homme est toujours intervenu sur le vivant, mais en gardant à chaque souche une sorte d'intégrité naturelle. Il y a donc longtemps que notre espèce manipule les espèces. Mais la nature gardait une prérogative majeure : réinstaurer les règles de la pérennité — et donc de la sécurité — des patrimoines génétiques garants de notre propre survie. Tout cela n'allait pas sans quelques aléas ici ou là — insuffisances, disettes, famines —, mais un recours permanent aux sources de la richesse alimentaire était toujours maintenu. Au regard de la logique antérieure, la crise actuelle de l'alimentation est d'une gravité démesurée et n'est malheureusement que le début d'une immense déconvenue liée à une succession de transgressions dont la vache folle » est une apothéose momentanée, qui paraîtra anodine à côté de ce qui peut encore advenir.

La première grande transgression commence avec l'ère industrielle, par la confusion entre monde minéral et mécanique et monde vivant. C'est sans doute à cette vision que nous devons l'usage des engrais artificiels prôné par les travaux de M. Justus von Liebig, honnête homme au demeurant les nitrates, qui sont une substance d'abord dédiée aux explosifs de guerre — tout un symbole — puis le phosphore et le kalium (potassium), qui donnent la fameuse trilogie « NPK », fondement de l'agriculture moderne. Les rendements sont en effet élevés et on détient, pense-t-on, le secret de la fertilité. Engrais, mécanique, thermodynamique, énergie pétrole deviennent l'arsenal du cultivateur chargé de nourrir efficacement une population urbaine de plus en plus importante nécessaire à l'industrie.

Les sols n'étant pas des substrats neutres, mais de véritables organismes vivants avec leur métabolisme propre, se déséquilibrent. Les plantes qu'ils génèrent se déséquilibrent également, sont malades et attirent les ravageurs. C'est l'avènement des pesticides de synthèse.

L'industrialisation de l'agriculture se confirme de plus en plus, la pétrochimie y trouve son compte, les institutions qui sont créées homologuent cette logique et c'est le productivisme agricole : désormais, la terre produit la matière première de base avec des moyens industriels et cette même industrie transforme industriellement la matière produite par l'industrie, gagnant ainsi sur les deux tableaux.

Chemin faisant, des variétés sélectionnées sur les critères de leur affinité avec les engrais, l'irrigation, etc., remplacent les variétés adaptées aux divers biotopes et génétiquement fiables. Des hybridations se révèlent parfois d'une bonne productivité, mais pour la plupart ont l'inconvénient majeur de n'être pas reproductibles, et déjà instaurent une dépendance qui ne fera que s'aggraver.

Le consommateur est conditionné à consommer ce que lui offre l'agriculture officielle. Il y a belle lurette que le vrai paysan est perçu comme le représentant d'un monde suranné. Les guerres ont détruit des paysans philosophes, des paysans savants, des paysans fins économistes..., bref une authentique civilisation fondée sur la vie est peu à peu éradiquée au profit d'une civilisation hors sol et la terre n'est plus à faire valoir mais à exploiter comme un gisement minier pour produire du capital financier.

Grâce à l'accès facile et quasi gratuit à des ressources minérales énergétiques issues des empires coloniaux, on peut appliquer l'agriculture la plus dispendieuse du monde et de l'histoire. Elle permet de détruire douze calories d'énergie pour la production d'une calorie alimentaire et il faut environ deux à trois tonnes de pétrole pour produire une tonne d'engrais. L'espace rural et les paysages patiemment modelés par les paysans selon des critères inspirés par le sensible sont bouleversés par leur adaptation au machinisme agricole et constituent des déserts de céréales et de maïs.

Sitôt après avoir corrigé les pénuries d'après-guerre, le productivisme instaure une sorte de culte de la protéine comme référence alimentaire. C'est alors que l'animal devient essentiellement un transformateur de protéines végétales en protéines animales. Un bœuf, par exemple, doit consommer dix protéines végétales pour produire une protéine animale. Toutes les espèces sont mises à contribution : bovins, volailles, porcins, caprins, ovins, etc.

On passe de « gagner son pain» à « gagner son bifteck », et c'est l'escalade, car les habitudes alimentaires se sont transformées : les protéines animales prennent une place considérable dans l'alimentation — ce que les pays en développement ne peuvent évidemment pas s'offrir, mais à quoi ils participent en bradant leurs protéines végétales (le soja devient par exemple la star des protéagineux).

Les critères économiques et les contraintes de la rentabilité imposent un dogme absolu consistant à produire le maximum de matières consommables dans le minimum de temps. Les sacro-saints gains de productivité tenaillent le producteur, les règles industrielles sont appliquées au vivant, et c'est ainsi que fleurissent et prolifèrent des structures hors sol. Dans ces « usines », l'animal est mis en conditions artificielles. Il n'est plus perçu comme un être vivant mais comme une machine biologique pour produire lait, viande, œufs. Le système performant concilie l'espace minimum, d'où concentration et surnombre, pour une productivité maximum dans le temps le plus court. Des excédents considérables nécessitent une gestion quasi psychédélique pour corriger sans cesse les déséquilibres d'une énorme machinerie agro-alimentaire gagnant sur tous les tableaux et faisant d'énormes profits dans un scénario où l'indigence, la souffrance des petits producteurs évoluent avec la destruction et la pollution du patrimoine naturel représenté par la terre, les eaux, les espèces et variétés... Entre excès des pays industrialisés et insuffisances des autres pays, la planète alimentaire, potentiellement capable de nourrir l'ensemble des humains, est comme un vaisseau fou sur lequel cohabitent des excès alimentaires nécessitant régimes et traitements médicaux, et des disettes et famines sans solution à ce jour en dépit des proclamations de l'agriculture moderne d'être la meilleure solution à ces problèmes.

Confirmation d'une nouvelle espèce d'êtres humains : le consommateur, car sans lui tout l'édifice s'effondrerait. Il ne lui est pas demandé d'être un délicat gourmet, mais — rôle plus efficace — d'être un bouffeur ». Le noble terme de nourriture, évoquant tant de beauté, fondement de nombreuses cultures et substance vitale, est abandonné au profit de la « bouffe », pour nommer toutes les matières « comestibles » sujettes à falsification, quasi virtuelles, qui arrivent dans l'assiette du citoyen consommateur. Pour être tout à fait conforme, celui-ci doit avoir de bonnes mandibules, un estomac à forte capacité et un transit intestinal diligent. Il est invité à consommer hors saison et sans tenir aucun compte de la régulation du biotope où il vit. Un carrousel incessant de bateaux, d'avions, de trains, de camions et tous les producteurs de la planète sont à sa dévotion. La publicité, avec une ferveur qui ne se relâche jamais, lui fabrique des besoins, manipule son mental, exacerbe ses frustrations à coups de fantasmes toujours inassouvis. Consommer est un acte civique influençant le PIB et le PNB et jusqu'aux mouvements de la Bourse. Ce qui pourrait être produit localement est importé des antipodes. Le consommateur, otage d'un scénario infernal et insidieux, se voit confisquer sa capacité à survivre des biens générés par ses terroirs et territoires, comme cela fut depuis les origines. De plus en plus déconnecté de la réalité vivante, tout lui est virtuel. Une sorte de nouvelle révolution néolithique fait de lui un chasseur-cueilleur poussant son caddie dans les allées achalandées des hypermarchés. Le citoyen ne consomme pas seulement, il est lui-même consommé dans une ambiance feutrée de belles proclamations sur la liberté.

Pierre Rabhi, Conscience et environnement, la symphonie de la vie.


Conscience et environnement
La symphonie de la vie

Avec l'ère de la techno-science, de la productivité et de la marchandisation sans limite, l'on ne voit plus dans la terre et les végétaux qu'une source de profit financier. Ce pillage du bien commun de l'humanité est représentatif d'une civilisation qui a donné à la matière minérale, au lucre et ,à l'avidité humaine les pleins pouvoirs sur le Vivant et les vivants que nous sommes. Pourtant, notre lien à la terre est si intime, si vital que rien ne peut le résilier. La conscience et l'entendement devraient permettre à l'humain de comprendre, de ressentir, de s'enchanter de cet ordre et donc de le respecter et d'en prendre soin avec humilité et compassion. Notre responsabilité à l'égard de nous-même et de nos semblables inclut la responsabilité à l'égard de tout ce phénomène extraordinaire qu'on appelle la Vie.


Pierre Rabhi, agriculteur bio, est un ardent défenseur de la biodiversité et des solutions écologiques. Écrivain, il a publié plusieurs livres dont Du Sahara aux Cévennes et, avec Nicolas Hulot, Graines de possibles.


Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...