samedi, janvier 07, 2012

Les religions et la domination du monde





Les religions de l'Âge des conflits

Par Alain Daniélou

Parmi les phénomènes caractéristiques du Kali Yuga, se trouve l'apparition des fausses religions qui éloignent l'homme de son rôle dans la création et servent d'excuse à ses déprédations, à ses génocides, et finalement le mènent à son suicide collectif. Les religions de la cité prennent le pas sur la religion de la nature.

D'après les Purânas, la lutte des religions de la cité contre le dieu de la nature se développa sous une forme perverse. Il s'agissait de créer des religions illusoires qui pervertiraient la religion vraie de l'intérieur.

Dans le Shiva Purâna, la création des religions nouvelles est décrite principalement sous la forme du Jaïnisme, religion puritaine, moraliste et athée, pratiquée surtout aujourd'hui par la caste des marchands, et qui est à la base des religions modernes, car elle a profondément influencé le Bouddhisme et plus tard l'Orphisme et le Christianisme.

Selon le Shiva Purâna :

«Le dieu Vishnou, pour pouvoir détruire les Asuras, les Titans dévoués au culte de Phallus, chercha à intervenir dans leurs rites disant : Aussi longtemps qu'ils vénèrent Shiva et observent les règles de conduite shivaïtes, il est impossible de les détruire. Il faut donc détruire leur religion et qu'ils renoncent à vénérer le phallus de Shiva. Vishnou commença donc à ridiculiser les rites afin de mettre obstacle aux vertueuses activités des Asuras... Il créa une sorte de prophète qui, la tête rasée, prêchait une religion nouvelle. Ce prophète forma quatre disciples qui enseignèrent des rites hérétiques. Ils portaient une cruche à la main. Ils couvraient leur bouche d'un morceau d'étoffe. Ils parlaient peu disant seulement quelques mots tels que : « la vertu est le plus grand des biens, la vraie essence des choses », et autres banalités. Ils marchaient lentement pour ne pas faire de mal à des créatures vivantes. Ils s'établirent dans un jardin aux abords de la ville. Mais leur magie était impuissante aussi longtemps que Shiva y était vénéré.

« Le perfide brahmane Nârada alla rendre visite au roi des Asuras et lui parla : Un homme extraordinaire est arrivé ici qui possède toute la sagesse. J'ai connu beaucoup de cultes, mais je n'en ai jamais vu de comparable. Grand roi des Asuras ! Tu dois te faire initier à ce culte. Le roi se fit initier avec ses parents et les habitants des trois cités. La ville se remplit de disciples du prophète, grand expert dans l'art de l'illusion...

« Le prophète leur enseigna la non-violence : Il n'est pas d'autre vertu que la charité envers les êtres vivants... Notre devoir est de nous abstenir de tuer. La non-violence est la plus grande des vertus... Les textes qui encouragent le sacrifice des animaux ne sont pas acceptables pour un homme de bien. Comment peut-on prétendre gagner le ciel en coupant les arbres, tuant les animaux, répandant du sang et faisant brûler des graines de gingembre et du beurre. Nos ancêtres croyaient que les différentes races d'hommes étaient issues de la bouche, du bras, de la cuisse et des pieds de Brahmâ. Comment pourraient des enfants, issus du même corps, être de nature différente. Il ne faut pas considérer qu'il existe une différence entre un homme et un autre. Il critiqua ensuite le manque de vertu des femmes, prôna la continence chez les hommes, parla avec mépris des rites et du culte du phallus. Les citoyens devinrent ennemis des rites, et le mal se répandit. C'est alors que les dieux purent détruire la cité. » (Shiva Purâna, Rudra Samhitâ, y, chap. 3-4-5.)

Ce discours, avec peu de changements, pourrait être celui qu'un Chrétien adressa à l'empereur des Romains. Il rappelle aussi les enseignements de Gandhi. « Après la chute des trois cités des Asuras, les hérétiques tonsurés se présentèrent devant les dieux « Ô dieux, que devons-nous faire ? Nous avons détruit la foi des Asuras en Shiva. C'est selon votre désir que nous avons accompli cet acte abominable. Qu'adviendra-t-il de nous ? » Les dieux dirent : « Jusqu'à l'arrivée de l'Âge de Kali, restez cachés dans le désert. Lorsque viendra le Kali Yuga, vous propagerez votre religion. Les fous inconscients de l'Age des Conflits seront vos fidèles. » (Shiva Purâna, Rudra Samhitâ, V chap. I 2.)

S'appuyant sur des conceptions qui remplacent le respect des dieux et de l’œuvre divine par de prétendues vertus humaines, les rois et les cités s'opposèrent au Shivaïsme avec violence. Les anciens dieux furent dévalorisés et dépossédés. Les religions nouvelles, le Jaïnisme et le Bouddhisme, se répandirent dans l'Inde ; le Judaïsme, l'Orphisme, le Christianisme et l'Islam en Occident. Ces religions — quels qu'aient été le caractère et l'intention première de leurs fondateurs — sont devenues essentiellement des religions d'État de caractère moraliste. Elles ont permis au pouvoir centralisé d'imposer un élément d'unification à des populations très diverses par leurs croyances, leurs coutumes et leurs rites. Nous verrons partout ces religions, tout en parlant d'amour, d'égalité, de charité, servir d'excuse et d'instrument aux conquêtes culturelles et matérielles. Le bouddhisme, né dans la caste royale des Kshatriyas, permit aux empereurs indiens de se libérer de la domination de la classe sacerdotale et a été un prodigieux instrument d'expansion coloniale. Le massacre des populations shivaïtes de l'Orissa par Ashoka a laissé des traces jusqu'à nos jours. Les empereurs Maurya, Ashoka et ses successeurs imposèrent le Bouddhisme en Inde. A travers cette nouvelle religion, l'influence indienne se répandit peu à peu en Asie centrale, au Tibet, en Mongolie, en Chine, en Birmanie, en Asie du Sud-Est et jusqu'au Japon d'une part, et à un moindre degré dans le Moyen-Orient et la région méditerranéenne de l'autre.

En Occident, l'Orphisme, en s'insérant dans le Dionysisme, en dénatura le caractère. L'Orphisme était une adaptation du Dionysisme à la manière de sentir des Grecs. Il correspond aux formes du Shivaïsme incorporé dans l'Hindouisme aryen. Les sources de l'Orphisme ont été considérées comme obscures. Orphée n'est qu'un chantre merveilleux pour les anciens poètes : Pindare, Simonide, Eschyle, Euripide. Dans les textes qui se référent aux mystères dionysiaques, on ne trouve aucune référence ni à l'Orphisme ni au sacrifice du jeune dieu Zagréus déchiré par les Titans. L'Orphisme apparaît comme une sorte de réforme à l'intérieur du Dionysisme. On y sent l'influence de la pensée jaïna. Il serait erroné de le considérer comme représentatif du Dionysisme originel. L'Orphisme revendique pour Dionysos un rôle exceptionnel dans un nouvel âge du monde, mais c'est un Dionysos adapté à une autre tradition et qui s'éloigne sous beaucoup d'aspects des principes fondamentaux liés au culte du Dionysos ancien. Les milieux dionysiaques étaient en fait hostiles au mouvement orphique.

De nombreux moines indiens propageaient la philosophie jaïna dans la Grèce classique, et leurs théories avaient beaucoup d'attrait pour les Grecs. C'est d'ailleurs un sage jaïna qu'Alexandre voulut ramener de l'Inde, mais qui se suicida en route selon le rite jaïna en prédisant d'ailleurs la mort prochaine d'Alexandre. Comme le Jaïnisme, l'Orphisme met surtout l'accent sur des pratiques d'abstinence. Orphée avait appris aux hommes à éviter le meurtre, appliquant comme les Jaïnas la notion de meurtre à tout être vivant. Ses fidèles étaient strictement végétariens et portaient, comme les Jaïnas, lorsqu'ils n'étaient pas nus, des vêtements blancs. Ils refusaient l'usage de la laine parce que de provenance animale. Nous verrons plus tard les Soufis, par réaction, exiger au contraire le port de vêtements de laine. L'Orphisme fut un puissant élément d'émasculation du Dionysisme et prépara la venue du Christianisme, qu'il influença profondément.

Le culte de Mithra, qui se développa en Italie en même temps que le Christianisme, représente un effort pour revenir au shivaïsme ancien. Il a joué lui aussi un rôle dans la formation des mythes et des rites chrétiens.

Ce culte aurait été importé en Italie, selon Plutarque, en 67 av. J.-C., par des pirates ciliciens capturés par Pompée. Il connut une importante diffusion s'étendant à toute l'Europe. Il s'agissait d'une association secrète avec des rites occultes, réservés aux hommes, qui avait à l'origine, parmi ses buts, la résistance armée à l'impérialisme romain. Mithra est le dieu aryen de l'Amitié, des Contrats. Personnification de la camaraderie, il convenait à une organisation secrète de soldats assermentés. Toutefois, tous les symboles et rites d'initiation sont dérivés du Shivaïsme avec pour centre le culte et le sacrifice du taureau. Le croissant de lune, comme dans le Shivaïsme, symbolise une coupe de sperme de taureau, source de vie. Dans les sanctuaires se trouve l'image du Temps représenté par un monstre à tête de lion entouré de serpents — transposition de Kali, la « Puissance du temps », entourée de serpents et dont le lion est la personnification dans le règne animal. Le sanctuaire de Mithra est une caverne où a lieu le sacrifice du taureau. Chevauchant le taureau, Mithra, l'invincible, prend la place de Niké (la Victoire) vénérée par les légions romaines. Les rites sont précédés de banquets où sont consommés le pain et le vin ainsi que la chair de la victime divine, le taureau sacrifié. On fête le 25 décembre la naissance de Mithra, né d'une « pierre à feu », rappelant la hache de pierre symbole du labyrinthe. Ce culte guerrier, qui faillit devenir la religion de l'empire et s'opposa au Christianisme, disparut peu à peu au Ve siècle. Le Mithraïsme avait été une tentative pour recréer une société initiatique d'inspiration shivaïte dans un monde occidental. C'est une expérience qui pourrait servir un jour d'exemple.

Le monothéisme

L'illusion monothéiste est l'une des caractéristiques des religions du Kali Yuga. Les techniques et les rites qui nous permettent de prendre conscience de la présence des êtres subtils doivent tenir compte de la totalité de l'être humain et de sa place dans le cosmos. Le principe du monde est indéfinissable, mais toute existence implique la multiplicité. Le Principe est au-delà de la manifestation, au-delà du nombre, au-delà de l'unité, au-delà du créé. « Il n'est saisissable ni par l'œil, ni par la parole, ni par les autres sens, ni par l'ascèse ou les pratiques rituelles. » (Mundaka Upanishad, I, 8.)

Le divin est défini, dans la philosophie shivaïte, comme « ce en quoi les contraires coexistent ». Nous trouvons la même définition chez Héraclite. « L'union des contraires » (coincidentia oppositorum) était pour Nicolas de Cusa la définition la moins imparfaite de Dieu.

L'homme, faisant partie du créé, ne peut concevoir ou connaître que les aspects multiples de la divinité. Le monothéisme est une aberration du point de vue de l'expérience spirituelle. Issu d'une conception cosmologique qui aboutit à l'idée d'une cause première, ou d'ailleurs d'un dualisme premier, le monothéisme ne saurait s'appliquer à la réalité de l'expérience religieuse. On ne saurait communiquer avec la cause première de l'univers, au-delà des galaxies, pour recevoir des instructions personnelles d'ordre pratique. Une telle simplification fait partie de ce que les Hindous appellent « la métaphysique des imbéciles » (anadhikâri védânta).

Métaphysiquement, le nombre « 1 » n'existe pas, si ce n'est pour représenter un partiel ou une somme, car rien n'existe que par rapport à quelque chose d'autre. L'origine du monde ne peut être attribuée qu'à l'opposition de deux principes contraires et à la relation qui les unit. Le premier des nombres est donc le nombre « 3 », représenté dans la cosmologie hindoue par une trinité dont la signature se retrouve dans tous les aspects du créé, mais dont les principes composants ne sauraient être perceptibles ou concevables que dans leurs manifestations multiples. Les puissances subtiles que nous pouvons appeler des dieux ou des esprits, dont nous pouvons percevoir la présence, qui peuvent concerner le monde des vivants, sont innombrables comme les formes mêmes de la matière et de la vie auxquelles elles président.

Le principe lui-même ne peut être personnifié. « Seul, l'adepte (dhirah), par la connaissance supérieure, arrive à concevoir la présence en toutes choses de ce qui ne peut être perçu ni appréhendé, qui est sans attaches ni caractéristiques, qui n'a ni yeux, ni oreilles, ni mains, ni pieds, qui est éternel, multiforme, omniprésent, infiniment subtil et immuable, la matrice des êtres. » (Mundaka Upanishad, I, I, 6.)

La simplification monothéiste semble issue d'une conception religieuse de nomades, née chez des peuples qui cherchent à s'affirmer, à justifier leur occupation de territoires et leurs conquêtes. Le dieu est imaginé à l'image de l'homme. Il est réduit au rôle d'un guide qui accompagne la tribu dans ses migrations, donne des instructions personnelles à son chef. Il ne s'intéresse qu'à l'homme et, parmi les hommes, qu'au groupe des « élus ». Il devient une excuse facile à la conquête, au génocide, à la destruction de l'ordre naturel, comme nous pouvons l'observer tout au long de l'histoire. A l'origine, il n'exclut pas les dieux des autres tribus, les « faux dieux », mais uniquement pour les opposer, les détruire, et imposer sa domination et celle de « son peuple ». Nous pouvons suivre ce passage du polythéisme à l'exclusivisme, puis au monothéisme dans l'évolution de la religion du peuple hébreu.

Tout homme peut arriver par des pratiques extatiques à entrer en contact avec le monde mystérieux des esprits, monde dont la nature reste toujours indéfinissable et incertaine. Ce sont les soi-disant « prophètes », qui prétendent communiquer directement avec un dieu personnel et unique, édictant des règles de conduite qui ne sont en fait que des conventions sociales et n'ont rien à voir avec la religion ou le domaine spirituel, qui ont été les principaux artisans des déviations du monde moderne. Le monothéisme est contraire à l'expérience religieuse des hommes ; il n'est pas un développement naturel, mais une simplification imposée. La notion d'un dieu, qui, ayant créé le monde, attendrait quelques millions d'années pour enseigner aux hommes, avec un retard difficilement excusable, la voie du salut, est évidemment une absurdité.

Les religions monothéistes ont toujours pour point de départ la pensée, l'enseignement d'un homme, qu'il se dise ou non le messager, l'interprète d'une puissance transcendante qu'il appelle dieu. Ces religions s'expriment en dogmes, en règles concernant la vie de l'homme. Elles deviennent inévitablement politiques et forment une base idéale pour les ambitions expansionnistes de la cité. Parmi elles, le Judaïsme, le Bouddhisme, le Christianisme et l'Islam sont théistes, le Jaïnisme et le Marxisme sont athées.

Adopté par le Judaïsme — qui ne fut pas monothéiste à l'origine — le concept du « dieu unique » à figure humaine est en grande partie responsable du rôle néfaste des religions ultérieures. Moïse, influencé probablement par les idées du pharaon Akhaténon, fit croire au peuple juif en l'existence d'un chef de tribu qu'il appelait le « dieu unique » et duquel il prétendit recevoir des instructions. Mohammed devait plus tard se comporter de même. Ces imposteurs sont à la source de la perversion religieuse du monde sémitique et judéo-chrétien. Ce « dieu », dont tant d'autres après eux ont prétendu interpréter les intentions jusque dans les domaines les plus relatifs, a servi de prétexte et d'excuse à la domination du monde par divers groupes d'« élus » et à un orgueilleux isolement de l'homme par rapport à l’œuvre divine.

L'impertinence et l'orgueil avec lesquels les « croyants » attribuent à « dieu » leurs préjugés sociaux, alimentaires, sexuels, qui d'ailleurs varient d'une région à l'autre, seraient comiques s'ils n'aboutissaient pas inévitablement à des formes de tyrannie, de caractère purement temporel. L'obligation de se conformer à des croyances et des modes d'action arbitraires est un moyen d'avilir et d'asservir la personnalité de l'individu, dont toutes les tyrannies, religieuses ou politiques, de droite ou de gauche, ne savent que trop bien se servir.

Le problème chrétien

Il faut distinguer le Christianisme des autres religions monothéistes, car, bien qu'il soit devenu un exemple typique des religions de la cité, il n'est pas certain qu'il représente l'enseignement réel du Christ lui-même dont il se réclame. Le message de Jésus s'oppose à celui de Moïse et, plus tard, de Mohammed. Il semble avoir été un message de libération et de révolte contre un Judaïsme devenu monothéiste, desséché, ritualiste, puritain, pharisien, inhumain. Sous sa forme romaine, le Christianisme s'opposa d'abord à la religion officielle de l'Empire comme il s'était opposé au Judaïsme officiel, à la religion d'État. Nous ne savons pas grand-chose des sources de l'enseignement de Jésus, de son initiation, de son séjour « dans le désert » vers l'Orient. Le mythe chrétien apparaît très lié aux mythes dionysiaques. Jésus, comme Skanda ou Dionysos, est fils du Père, de Zeus. Il n'a point d'épouse. Seule la déesse mère trouve place auprès de lui. Il est entouré de ses fidèles, de ses bhaktas qui sont des gens du peuple, des pêcheurs. Son enseignement s'adresse aux humbles, aux marginaux. Il accueille les prostituées, les persécutés. Son rite est un sacrifice. C'est dans la tradition orphique que la passion et la résurrection de Dionysos occupent une place centrale. C'est à travers l'Orphisme que nombre de « miracles » de Dionysos furent attribués à Jésus. Divers aspects de la légende du Dionysos orphique se retrouvent dans la vie de Jésus. Le parallèle est évident entre la mort et la résurrection du dieu et celle du Christ.

Les mythes et les symboles liés à la naissance de Jésus — son baptême, son entourage, son entrée à Jérusalem sur un âne, la Cène (rite du banquet et du sacrifice), la Passion, la mort, la résurrection, les dates et la nature des fêtes, le pouvoir de guérir, de changer l'eau en vin — évoquent inévitablement des précédents dionysiaques.

Il semblerait donc que l'initiation de Jésus ait été une initiation orphique ou dionysiaque, et non pas essénienne comme on l'a parfois suggéré. Son message, qui représente une tentative de retour à la tolérance, à un respect de l'œuvre du Père Créateur, fut totalement dénaturé après la mort de Jésus. Le Christianisme ultérieur en est, en effet, exactement l'opposé, avec son impérialisme religieux, son rôle politique, ses guerres, ses massacres, ses tortures, ses bûchers, ses persécutions des hérétiques, sa négation du plaisir, de la sexualité, de toutes les formes d'expérience de la joie divine. Cela n'est pas apparent à ses débuts. Les Chrétiens furent accusés de sacrifices sanglants, de rites érotiques et orgiastiques. Il est difficile de savoir sur quoi ces accusations étaient fondées. Elles seront répétées en ce qui concerne les organisations de caractère mystique, initiatique, plus ou moins secrètes, qui cherchèrent à perpétuer le Christianisme originel. De telles sectes tendent toujours à reparaître dans le monde chrétien, même si, séparées de leur tradition originelle, il s'agit le plus souvent de tentatives naïves, aisément exploitées et perverties.

Nous retrouvons le symbolisme trinitaire hindou à la base de la Trinité chrétienne. Le Père, du fait même qu'il a un Fils, représente le principe générateur, Shiva, le Phallus. Le Fils est le protecteur qui s'incarne dans le monde pour le sauver comme Vishnou et ses avatâras. Le Saint-Esprit, « qui procède du Père et du Fils », est l'étincelle qui unit les deux pôles. Il est appelé Brahmâ, l'Immensité. Le Fils, comme Vishnou, est l'équivalent de Shakti, le principe féminin, la Déesse. Il est donc d'une certaine façon androgyne. Son culte se mélange à celui de la Vierge Mère. Les efforts de l’Église pour dissimuler ses sources ont abouti à l'oubli de la signification du mythe chrétien et conduit à des interprétations matérialistes pseudo-historiques dépourvues de tout sens universel.

Le Polythéisme reste toutefois sous-jacent dans le monde chrétien où l'on remplace simplement les noms des anciennes divinités par des noms de saints. Comme le Bouddhisme du Mahâyâna, le Christianisme a assimilé de nombreux rites, symboles et pratiques des anciens cultes auxquels il se substitua. Il n'existe pratiquement aucun sanctuaire chrétien qui soit dédié à « Dieu ». Tous sont sous l'égide de la Vierge Mère ou d'innombrables divinités appelées des saints. Dans un milieu polythéiste, le Christianisme se fond aisément dans la religion traditionnelle, comme on peut l'observer par exemple dans la religion de l'Inde populaire où l'on invoque tantôt la Vierge, tantôt la déesse Kali, où se confondent le culte de Skanda ou de Krishna-enfant et celui de l'enfant Jésus, où l'esprit (bhûta), qui prend possession des participants au cours des cérémonies de danse extatique, prend le nom d'un saint chrétien quelconque.

Le Christianisme n'est devenu une religion importante qu'à partir du moment où il servit d'instrument à la puissance impériale de Rome. Longtemps, le Dionysisme et ses variantes lui disputèrent la primauté. N'oublions pas que les Dionysiaques de Nonnos datent du Ve siècle de notre ère. C'est à partir du IVe siècle que Constantin décida d'utiliser l’Église comme moyen d'unification de l'Empire. L'histoire religieuse du monde et l'évolution du Christianisme lui-même auraient été tout autres si ce choix politique n'était pas tombé sur cette foi nouvelle.

Le Christianisme devint un instrument de conquête et de domination du monde comme le Bouddhisme l'avait été pour les empereurs indiens. Cette forme d'action s'est perpétuée jusqu'à nos jours, permettant d'éliminer les cultes et les dieux autochtones de l'Europe et du Moyen-Orient, et plus tard d'étendre cette action au monde entier, privant les peuples de leurs dieux, donc de leur force, de leur personnalité, les réduisant à un état de dépendance morale et rituelle, prélude de leur complète annexion et assimilation. L'Amérique « latine » en est un exemple récent. L'Islam, puis le Marxisme ont aujourd'hui pris la relève.

Les missionnaires chrétiens, souvent mandatés par des gouvernements athées, comme ce fut le cas pour la France — qui par ailleurs, sous la IIIe République, avait banni les congrégations religieuses — , ont été l'élément le plus puissant de la dépersonnalisation des peuples conquis et de leur asservissement au conquérant. L'excuse religieuse permit l'extermination des éléments réfractaires qui restaient attachés à leur culture, à leurs traditions, à leurs dieux. Le Christianisme ultérieur, « religion typique du Kali Yuga » (J. Evola, Le Yoga tantrique, p. 9), est à peu près l'antithèse de ce que nous savons des enseignements du Christ. Il représente essentiellement la religion de la cité, de caractère social et moraliste. « Si nous séparons l'Évangile de l'Église, celui-ci devient fou », écrivait Jean Daniélou dans son dernier livre, montrant à quel point l'Église s'est éloignée du message de Jésus, qu'elle ignore et rejette en fait.

L'Islam a utilisé le même monothéisme primaire et le même puritanisme agressif comme moyens de conquête et de domination. Dans l'Inde, soumise à la domination islamique, puis chrétienne, le Sikhisme d'inspiration musulmane, puis l'Arya Samâj de Dayânanda Sarasvati et le Brahmo Sardij de Dévendranath Tagore (père du poète), et enfin le Gandhisme avec ses tendances monothéistes, son puritanisme, sa sentimentalité, inspirée des missionnaires chrétiens, sont des manifestations récentes de ces mêmes tentatives d'adaptation de la religion traditionnelle en se conformant aux préjugés sociaux des conquérants afin soi-disant de mieux pouvoir les combattre. Cela toutefois devait aboutir à des tragédies culturelles et humaines. Le culte marxiste (ou le « libéralisme » du XXIe siècle, note de Bouddhanar), qui tend aujourd'hui à se substituer au Christianisme, ne s'intéresse qu'à l'homme social et empêche son épanouissement individuel. Il représente l'aboutissement de cette tendance. Il est l'antithèse absolue du Shivaïsme et du Dionysisme.

Le message de Jésus est-il récupérable ? Ce n'est pas impossible. Il faudrait pour cela un retour à un Évangile moins sélectif et la redécouverte de tout ce que l'Église a soigneusement caché et détruit de ses sources et de son histoire, y compris les textes évangéliques soi-disant apocryphes dont certains sont plus anciens que les Évangiles reconnus par l'Église. Cela permettrait de revenir à ce que l'enseignement du Christ a pu être en réalité, c'est-à-dire une adaptation pour un monde et une époque particulière de la grande tradition humaine et spirituelle, dont le Shivaïsme et le Dionysisme représentent l'héritage. Le Christianisme originel ne s'est complètement séparé de ses sources que tard. Il a longtemps abrité des sectes initiatiques et mystiques continuant les pratiques dionysiaques Il n'est pas absolument exclu qu'il puisse retrouver son sens primordial. Dépouillée des fausses valeurs dont, depuis saint Paul, on a entouré son enseignement, la personne du Christ peut éventuellement être réincorporée dans la tradition shivaïte-dionysiaque. Cela évidemment ne peut se faire qu'en dehors de ceux qui osent prétendre être les représentants de « Dieu » sur la terre et les interprètes exclusifs de « Sa » volonté. Une religion véritable ne peut être fondée que sur un humble respect de l’œuvre divine et de son mystère. Il est étrange que ce soit aujourd'hui la science athée, dans son effort pour comprendre sans préjugé la nature du monde et de l'homme, qui soit moins éloignée d'une religion véritable que le dogmatisme aberrant des Chrétiens.

« On dit que l'Occident moderne est chrétien, mais c'est là une erreur. L'esprit moderne est antichrétien parce qu'il est essentiellement antireligieux... L'Occident a été chrétien au Moyen Âge, mais ne l'est plus. » (René Guénon, La Crise du monde moderne, p. 111-112.) C'est en effet à partir des environs de l'an 1000 qu'apparaît l'idée que l'homme est capable de dominer le monde, de rectifier la création, de donner en quelque sorte un coup de main à Dieu. Cela représente une transformation profonde dans l'attitude du monde chrétien. C'est donc en dehors des églises que le Christianisme pourrait redevenir, en se rattachant à ses sources, une religion véritable, c'est-à-dire universelle, religion de l'homme tout entier, de l'homme qui retrouve sa place dans le monde naturel et rétablit ses rapports avec le monde des esprits, de la nature et des dieux. Le dernier à le comprendre dans le monde chrétien fut saint François d'Assise. Une religion est en principe une méthode, une manière de se rapprocher du divin. Une religion vraie ne peut pas être exclusive, ne peut pas prétendre détenir la seule vérité, car la réalité divine a de multiples aspects, et les voies qui mènent au divin sont innombrables.

Alain Daniélou, Shiva et Dionysos.

Alain Daniélou

Par Emmanuelle de Boysson

Toute sa vie, Alain aura été un indéfinissable, un inclassable. Indianiste, musicologue et traducteur, il n'est pas ambitieux, ne cherche pas la reconnaissance. Il est lui-même singulier, agaçant, charmeur. Il trouve dans la civilisation de l'Inde ancienne le raffinement, les rites et l'art musical qui lui correspondent. De l'Inde, Alain gardera deux préceptes philosophiques :

« Le divin est partout dans un monde qui n'est que mouvement. »

« Profite de ce que les dieux t'abandonnent et n'envie jamais ce qui appartient à d'autres. »

Son Histoire de l'Inde, bien que contestée par certains indianistes, a été couronnée par l'Académie française. Alain y donne une vision qui colle à son expérience personnelle, à la finalité de son travail : la recherche de ce qui unit les civilisations et les continents. L'histoire de l'humanité est celle de grands cycles où les civilisations se meurent comme s'éteignent les étoiles lorsqu'elles contrarient l'harmonie des dieux. L'Inde est « une sorte de musée de l'histoire où ont été préservées dans des compartiments séparés les cultures, les races, les langues qui se sont rencontrées. Rêve de mort, rêve d'immortalité, l'Inde, couronnée par l'Himalaya, mais émergeant de sa solitude, conserve un secret que nul ne saurait lui dérober ». Alain reconstitue, d'une façon plutôt didactique, le puzzle, attentif à la permanence des cultures et des traditions plus qu'au flux des événements. Au-delà des oppositions, des idées reçues, des conquêtes, se tisse une « trame secrète ». En sanskrit, le premier sens de tantra est « trame ». Alain se penche sur l'enchevêtrement secret des fils, sur une histoire liée à une vision ésotérique : « Dans l'ignorance où l'on est des origines, on fragmente trop l'histoire. » Son parti pris correspond à ses convictions. Il est impossible de rester extérieur au drame d'une Inde colonisée. Alain revendique son engagement politique, il défend les valeurs de l'Inde ancienne. Il se donne pour mission de sauver et diffuser musiques traditionnelles.

Il faut concevoir son œuvre comme une arborescence dont le but principal est de restituer, expliquer, définir la singularité des religions indiennes. L'Histoire de l'Inde s'ouvre sur l'évocation d'une civilisation brillante, une des plus évoluées et des plus raffinées du monde antique : la civilisation de l'Indus qui vécut sur le territoire du Pakistan actuel, 3 000 ans avant J.-C. La religion prédominante chez les Dravidiens est le shivaïsme. Les adorateurs de Shiva vivaient dans les trois cités du soleil. D'après les Puranas (les anciennes chroniques), c'est vers le IVe millénaire avant Jésus-Christ que le dieu Shiva se manifesta sur la terre indienne et enseigna aux hommes la religion, la philosophie, les arts et les sciences. Cette religion resta dominante jusqu'à l'arrivée des Aryens qui l'attaquèrent violemment. Pourtant, le shivaïsme survivra et restera jusqu'à nos jours la religion du peuple. La grande civilisation des Dravidiens s'est répandue jusqu'en France puisqu'un lien existe entre Dravidiens et Celtes. Des vestiges subsistent en Bretagne. Dolmens, mégalithes et lingas attestent de l'influence du shivaïsme en Occident et de croyances en certains pouvoirs des dieux de la nature.

Dans le milieu des indianistes, Alain Daniélou est très critiqué. On lui reproche, entre autres, d'avoir occulté l'influence musulmane, de minimiser le bouddhisme et surtout de s'en tenir à une vision personnelle plus qu'à une analyse historique objective. Alain, qui témoigne d'une incompréhension de toute forme de monothéisme, considère le bouddhisme comme « un instrument puissant d'influence culturelle et le principal véhicule de l'expansion coloniale en Inde ». Il ne se soucie pas plus des « trois voies » du bouddhisme que du Coran ou de la Bible. Son esprit et son cœur ne s'émeuvent et ne s'orientent que vers la multiplicité du divin et son caractère polymorphe. Selon lui, si en Inde le bouddhisme ne semble pas avoir atteint les classes populaires, il intègre au Tibet les religions antérieures dont le culte shivaite. C'est le Grand Véhicule, par opposition au bouddhisme originel, le Petit Véhicule. Traduit par Alain, Le Scandale de la vertu dépeint le haut degré de civilisation de la dynastie des Cholas (IIe siècle). Selon lui, « à partir du moment où les musulmans arrivent en Inde, l'histoire de l'Inde n'a plus aucun intérêt. C'est une longue série de meurtres, de massacres, de spoliations, de destructions... La loi coranique est la seule loi reconnue. Peine de mort, mutilations, taxes lourdes... Une grande partie de la population est réduite à l'esclavage ».

Les spécialistes de l'Inde reprochent à Alain ce qu'ils appellent son sectarisme et que, lui, aurait qualifié de respect total de l'unique tradition. Certains parlent d'amateurisme, le suspectent de ne posséder que de faibles lumières en sanskrit. Or, cette connaissance des langues indiennes (sanskrit, hindi, tamoul) explique l'amitié et la confiance que lui portait Louis Renou, un des meilleurs sanskritistes avec Pierre-Sylvain Filliozat. C'est d'abord à Alain que Renou s'adresse pour un conseil de traduction. « Daniélou ne connaît pas nos méthodes mais, quand je ne comprends pas un texte, c'est à lui que je le demande », reconnaît-il. De plus, dans la correspondance qu'Alain échange avec René Guénon de 1942 à sa mort, celui-ci ne cesse de lui demander conseil pour la traduction de mots précis. On reproche surtout à Alain de ne pas appartenir au modèle universitaire, d'avoir refusé toute affiliation au système occidental et plus particulièrement français. Il ne brigua jamais de poste et aurait sans doute partagé l'opinion de Péguy qui écrit que « si les chaires de la faculté sont si convoitées, c'est d'abord parce qu'on y est assis » !

Emanuelle de Boysson, Le cardinal et l'hindouiste.


Shiva et Dionysos



Illustration « La morale très chrétienne des conquistadores » :

Balboa a la réputation d'avoir été le plus humain des conquistadores... Indigné par la pratique de la sodomie des Indiens, il en punit quarante de ce vice abominable en les livrant à ses chiens. (Le Livre des Antipodes, Johann Ludwig Gottfried, 1630)


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Extrême droite & shivaïsme


Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...