jeudi, juin 09, 2011

Pour ne pas devenir disciple


« Dès le moment que l’on suit quelqu’un on cesse de suivre la Vérité. [...]

La seule façon d’atteindre la Vérité est de devenir, sans aucun médiateur, le disciple de la Vérité elle-même. [...]
Je veux donc délivrer l’homme, et qu’il se réjouisse comme un oiseau dans le ciel clair, sans fardeau, indépendant, extatique au milieu de cette liberté. »
Krishnamurti


Chaque fois qu'il m'a été donné de parler ou d'écrire au sujet de Krishnamurti, j'ai mis mes auditeurs ou mes lecteurs en garde contre les erreurs que je pourrais commettre. Je les ai invités à me critiquer sans ménagement. Je n'ai cherché à me faire attribuer aucune autre autorité que celle qui pouvait s'attacher à la vérité intrinsèque, impersonnelle, de mes propos. Réciproquement, je ne reconnais à autrui aucune autre autorité que celle-là.

Je tiens à déclarer expressément que je ne suis pas un disciple de Krishnamurti. Cette affirmation n'est pas destinée à donner le change à mes lecteurs, à masquer par des dénégations extérieures une soumission intime. Je n'espère pas non plus m'attirer, par cette déclaration, la faveur de Krishnamurti, s'il a conservé toujours vive, en son for intérieur et non pas seulement dans ses discours publics, sa conviction première qu'il nous faut être les disciples de la vérité, et non de qui que ce soit, fût-ce de lui-même. C'est seulement en ce qui concerne cette conviction que je pourrais être son disciple... en ne l'étant pas.

Si je me défends d'être le disciple de Krishnamurti, c'est tout simplement parce que je ne le suis pas, et non pour faire scandale ou parce que je méconnaîtrais l'extraordinaire qualité de l'homme que je refuse de suivre. Depuis près de vingt ans, j'ai donné à ses écrits le meilleur de ma pensée, et ce que j'ai dit de lui, dans mes diverses études ou conférences, ne doit laisser subsister, je pense, aucun doute quant à l'estime souveraine que je professe à son égard, quant à l'importance unique que j'attache à sa personne et à ses propos. Mais, précisément, ce qui fait à mes yeux l'essentielle grandeur, l'originalité de Krishnamurti, c'est la liberté même qu'il nous confère.

Il nous a dit que ce n'était pas quand nous étions malheureux que nous devions douter mais bien plutôt au cœur même de l'extase. D'une manière un peu analogue, j'oserai dire que ce n'est pas devant un homme de médiocre apparence qu'il importe de ne pas s'agenouiller, mais devant celui dont nous pouvons penser qu'il est à la cime de l'humanité. Il n'est que trop facile de ne pas devenir révérencieux et idolâtre face aux êtres qui, à vues humaines, peuvent passer pour mesquins. Mais la tentation est forte de se prosterner aux pieds de ceux dont les visages paraissent porter l'empreinte d'une sérénité qui n'est plus de ce monde, d'une éternelle beauté. Et la plus grande vertu, la seule qui puisse finalement arracher l'humanité à un asservissement millénaire, c'est celle qui nous fait, à force de désintéressement personnel, rester librement nous-même, avec une dignité tranquille, en présence de ces êtres qui, au regard de notre faiblesse ou de notre confusion peuvent passer pour vertigineux; c'est celle qui nous fait comprendre qu'en nous laissant aller à toucher de notre front la poussière de leurs sandales, nous commencerions à mépriser du même coup le reste du genre humain. Il n'est pas souhaitable que la lumière d'un visage unique nous dérobe la présence de tous les autres visages.

Je ne pense pas qu'il soit inutile d'insister sur ce point. Le plus vivant et le plus humain des messages est toujours, à brève échéance, menacé de devenir, selon la belle formule de Maurice Magre, « dure pierre d'église et marbre glacé de dogme ».

Nombre de ceux qui ont admiré que Krishnamurti ait voulu tout comprendre par lui-même, sont, en effet, disposés aujourd'hui à tout vouloir comprendre par Krishnamurti. De celui-là même qui parlait si magnifiquement contre les oracles, ils veulent faire un nouvel oracle. Ils sont prêts dorénavant à le suivre quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse. A les entendre, la vérité ne s'exprime plus dans le monde que par une seule bouche: la sienne. Une telle affirmation revient à cruellement bafouer tout ce qui, dans l'homme déchiré de ce temps, subsiste encore d'authentique bonne foi et d'humble honnêteté. Maints auditeurs de Krishnamurti sont visiblement plus attirés par sa personne que par son enseignement. Ils veulent l'entendre, le voir, et presque le toucher! Ils espèrent être impressionnés, transformés, non par la seule vérité incisive de ses paroles, mais par le magnétisme, la magie de sa présence. Je pense sincèrement que tout cela ne témoigne pas d'un intérêt affectueusement simple et naturel mais contient en germe les plus graves dangers.

Quand on s'intéresse plus à la personne du prophète qu'à son message, la porte est grande ouverte à toutes les cléricatures. Quand on commence à admettre qu'un homme n'est pas seulement un témoin de la vérité dans le monde mais la vérité même incarnée, tous ses avis deviennent irrésistiblement contraignants et la liberté humaine fait naufrage. Quand on voit cet homme non pas seulement comme un sauveur de l'humanité mais comme le Sauveur désigné d'une période historique, l'unique détenteur d'une sorte de mission sacrée, alors, inévitablement, on réintroduit une Hiérarchie spirituelle, dont cet Être exceptionnel devient l'Envoyé, le Messie. Du même coup surgissent des interprètes qualifiés et inspirés ; une théologie se reconstruit de soi et les fondations d'une nouvelle Église deviennent immédiatement apparentes.

C'est humainement évident, et les considérations très simples que je viens d'exposer rendent manifestes les périls que comportent des attitudes dont on ne saurait se surprendre, encore qu'on puisse s'en effrayer.

Le fardeau d'une pensive solitude est si lourd à porter! Il est tellement harassant de marcher dans d'épaisses ténèbres en proie à tous les tremblements, à tous les vertiges de l'incertitude! Comme on comprend que, depuis des millénaires, l'homme dans sa détresse intime, n'ait cessé de se donner des Dieux!... Mais il n'a pu le faire qu'en clouant sa liberté précieuse au pilori des certitudes imaginaires.

Il fallait bien s'attendre à voir naître sous les pas de Krishnamurti toutes les tentations auxquelles, depuis l'origine du monde, l'homme n'a cessé de succomber. Et voici que déjà se rassemblent autour de lui des volontés qui ont abdiqué, des fanatiques et des thuriféraires, tous personnages qui sont d'autant plus dangereux que leur bonne foi est plus complète.

Je suis de ceux qui pensent que, des paroles du sage indien, peut surgir une civilisation nouvelle, immense, inimaginable et indicible. Mais elle n'adviendra, ne s'édifiera, que si, ceux qui ont entendu Krishnamurti ne deviennent pas les exploiteurs inconscients de sa lumière; s'ils ne l'enveloppent pas dans le réseau étouffant de leurs sollicitations tentaculaires ; s'ils ne font pas de lui ce que, selon ses propres dires, on a fait des sages du passé : un failli. Peut-être est-il temps encore de prendre conscience d'un si grave péril, de prévenir l'attentat à la liberté humaine qui se pourra commettre, de s'opposer au déraillement effroyable qu'à la mort de Krishnamurti, ou de son vivant même, on pourra provoquer ? Je n'en sais rien. Mais, s'il était déjà trop tard, une des plus grandioses tentatives de tous les temps aurait affreusement avorté, une flamme géante se serait éteinte, une occasion unique se trouverait perdue et, des siècles durant, l'humanité pâtirait cruellement de cet échec. Telle est du moins mon intime conviction.
Je souhaiterais donc que ceux auxquels il a été donné de connaître la personne et la pensée de Krishnamurti prennent une pleine conscience de la responsabilité, en quelque sorte planétaire, qui charge leurs épaules. J'adresse un ardent et pressant appel à leur lucidité et je voudrais passionnément qu'il fût entendu.
René Fouéré, « La Révolution du Réel ».

La Révolution du Réel

4ème de couverture :
Très précocement attiré, et presque au même degré, par la religion et la science, René Fouéré, né dans un milieu de tradition catholique, s'intéressa si fortement à sa foi natale qu'on put croire qu'il deviendrait un prêtre.

En lui faisant découvrir certains aspects de la pensée orientale, la rencontre de théosophes le jeta dans une grave crise intérieure qui devait le conduire à une attitude de libre recherche et à une adhésion profonde aux thèmes essentiels de l'enseignement de Krishnamurti, enseignement qui a fait pendant plus de trente ans la matière de ses réflexions.

Écrites en toute liberté, avec un constant souci de lucidité et de clarté, d'équité et de mesure, les pages qu'il nous propose n'ont aucun caractère dogmatique.

Toujours attentif à ne pas séparer la vie spirituelle de cette vie quotidienne qui est si importante et qu'on qualifie si étourdiment de banale, se refusant à faire de l'individu une abstraction psychologique solitaire et désincarnée, affranchie des réalités physiques et sociales dont elle a surgi, étrangère à la vision scientifique et technicienne du monde, échappant aux nécessités de l'action, l'auteur s'est efforcé de faire prendre au lecteur une conscience claire, précise et aiguë de cette plaie psychologique, mal étudiée et mal connue, qui est à l'origine des pires tourments de l'humanité et qui résiste depuis des millénaires à tous les remèdes illusoires par lesquels on s'est évertué à la guérir.

L'objet essentiel de l'auteur a été, non de répéter les propos de Krishnamurti, mais de comprendre à leur lumière les mécanismes profonds de la conscience humaine, de mettre à nu la source cachée des aberrations et des déchirements auxquels elle est en proie, et qui ne cessent d'engendrer, chez les individus, toutes les affres, toutes les violences du désarroi et, dans la société, un désordre cruel, millénaire et sanglant.



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Photo : 
Une abbesse de l'Ordre shivaïte (Rajesh Bedi).

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