dimanche, mai 22, 2011

Le malaise dans la civilisation



Lorsque Freud écrit Le Malaise dans la civilisation, il n'est pas le premier à s'interroger sur la valeur de la civilisation et ses conséquences sur le bonheur de l'être humain. Dès le milieu du XVIIIe siècle, ce questionnement avait déjà fait l'objet des réflexions prophétiques de Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts. Rousseau y affirmait sans masque en effet que « le progrès des sciences et des arts » n'avait « rien ajouté à notre véritable félicité ». Mettant en doute la valeur des avancées de la civilisation, il introduisait une disjonction entre progrès de la rationalité et progrès moral, cherchant à montrer que l'accumulation des connaissances et l'accroissement des possibilités techniques relevaient sans doute d'un progrès de la raison, mais ne garantissaient en rien une félicité plus grande de l'homme, ni sa moralité. Rousseau pressentait que quelque chose de « l'humain », au sens où ce mot pourrait renvoyer à des qualités morales, risquait de se perdre dans la seule quête de maîtrise de la nature, dégagée de tout souci éthique. Il doutait déjà de ce que le progrès scientifique pourrait apporter en terme d'amélioration. Il se demandait même s'il ne s'agissait pas plutôt de l'extension d'une maladie qui pousserait l'homme à s'oublier toujours plus lui-même à travers cette quête d'exercice de puissance. Si Rousseau jette un regard méfiant et inquiet sur la civilisation et son devenir, c'est peut-être qu'il aperçoit déjà que les Lumières ne seront pas suffisantes pour faire progresser l'homme si elles oublient le langage des passions et des besoins moraux.

De même, peu avant la Révolution française, Kant émet les mêmes doutes sur la dimension nécessairement enthousiasmante du progrès des sciences et des techniques propre à la civilisation moderne. Il va jusqu'à affirmer que « nous sommes civilisés au point d'en être accablés [...]. Mais quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s'en faut encore de beaucoup ». Le savoir produit par la civilisation ne conduit pas à une amélioration des conduites humaines. Le progrès scientifique et technique ne nous rend pas meilleurs au sens moral. C'est sur un progrès politique que Kant fait reposer l'idée d'un progrès moral : pour que l'humanité se bonifie, il faudrait que les États puissent se conduire entre eux de façon morale, c'est-à-dire qu'ils puissent envisager d'établir une paix perpétuelle reposant sur un renoncement à toute volonté « d'expansion chimérique et violente ». Il faudrait que les États renoncent à faire de la guerre la continuation de la politique par d 'autres moyens et qu'ils fassent de la politique le lieu même de la réalisation des dispositions morales de l'humanité. [...]

Le Malaise dans la civilisation s'ouvre sur une question prolongeant le propos soutenu dans L'Avenir d 'une illusion au sujet de la religion. Dans ce texte de 1927, Freud avait avancé la thèse selon laquelle la religion venait résoudre une angoisse de l'être humain, en lui permettant de vivre dans l'illusion qu'un Père tout-puissant existait en vue de le protéger. La religion ne serait alors qu'une des réponses possibles à la question originelle que chacun affronte : comment se défendre contre la souffrance ? Freud, depuis cette question inaugurale naïve, va opérer un renversement de perspective, qui l'amènera à la fin du Malaise dans la civilisation à dévoiler la vraie question de l'existence humaine, qui n'est pas tant de savoir comment lutter contre la souffrance, mais comment lutter contre l'attrait pour la souffrance.

Freud situe donc son propos de départ dans le cadre d'une réflexion classique sur les possibilités de bonheur pour l'homme et les occasions de souffrance. Il procède, selon ses propres mots, à « une enquête sur le bonheur », à la façon des anciens qui cherchaient une sagesse permettant à l'être humain de mener une vie bonne, Mais si Aristote, dans l’Éthique a Nicomaque, avait pu s'interroger sur les différentes conceptions du bonheur, distinguant ainsi les diverses formes de bonheur selon les genres de vie - le bonheur à travers le plaisir, le bonheur à travers les richesses et les biens, le bonheur a travers les honneurs, tout en dévaluant ces trois formes de bonheur Freud quant à lui part de la souffrance. Avant de chercher ce qui peut rendre les hommes heureux, il s'interroge sur ce qui cause leur malheur.

La souffrance peut venir de trois sources distinctes pour l'homme : du corps, du monde extérieur et d'autrui. Tout le malheur de l'homme viendrait donc de ce qu'il a un corps l'exposant à la douleur ou à la maladie, de ce que le monde extérieur ne lui obéit pas et surtout de ce que le rapport à autrui lui impose des déconvenues permanentes. Et pourtant, l'homme ne peut se soustraire à ces trois données. Il peut simplement inventer des méthodes pour éviter cette souffrance, afin qu'elle n'envahisse pas son existence. Freud montre que si tout le monde est exposé à la souffrance, en revanche, en matière de bonheur, il n'existe « pas de conseil valable pour tout le monde ».

Quelles sont alors les finalités de la civilisation et celle-ci est-elle a même d'épargner à l'homme la souffrance qui le guette ? Freud cherche à définir la civilisation par ses traits majeurs afin d'examiner les efforts qu'elle déploie pour rendre l'existence humaine satisfaisante. La civilisation regroupe toutes les œuvres de l'homme. L'homme est d'abord homo faber, c'est-à-dire technicien de ses propres conditions de vie. Il se fabrique un monde à partir d'outils, d'habitations, puis de machines, conforme à ses besoins puis à ses désirs. La civilisation est donc en premier lieu le produit de la nécessité. C'est pour survivre, puis pour accroître son pouvoir sur la nature, que l'être humain se fait artisan, fabricant, technicien.

Mais l'homme ne se consacre pas seulement à l'utile. Il produit aussi de la beauté, de la propreté et de l'ordre. Ordre et beauté, luxe, calme et volupté, font partie des exigences de la civilisation. L'être humain ne peut vivre au sein du désordre, de la saleté et des déchets. Comme s'il avait besoin d'effacer les traces de son passage afin d'apaiser son propre regard, comme s”il avait besoin de contempler un paysage harmonieux qui n'aurait pas été touché par la présence industrieuse et intéressée de son espèce, l'être humain travaille à sculpter un paysage dont la vue soit source de plaisir. Parmi ces productions inutiles, ces productions en pure perte, Freud ajoute les réalisations spirituelles de l'homme, celles qui peuvent s'incarner dans les systèmes religieux, les théories scientifiques, les spéculations philosophiques et enfin les créations artistiques. La civilisation est donc constituée de ces créations matérielles et spirituelles, qui témoignent à la fois de la nécessité de maîtriser la nature pour mais aussi du désir de transformer le monde afin de se reconnaître en lui.

Après avoir ainsi pris en charge les deux premières causes de souffrance, a savoir le corps et le monde extérieur, la civilisation organise le rapport à autrui, là encore, dans le but de protéger l'être humain de ce qui pourrait lui nuire. Le « droit » est cet ensemble de règles sociales auxquelles chacun accepte de se soumettre afin d'échapper à la violence de l'état de nature « Le remplacement du pouvoir de l'individu par celui de la communauté constitue le pas décisif. » Le rapport à autrui ne peut être apaisé que s'il y a un renoncement de chacun a l'exercice de la puissance et un consentement corrélatif au respect du pouvoir de la communauté. C'est un pas décisif, car c'est en effet là que gît l'articulation qui introduit l'être humain à la vie en communauté.

Et du même coup, c'est aussi là que toutes les difficultés prennent leur essor. Car ce remplacement du pouvoir de l'individu par celui de la communauté exige de la part de l'individu un renoncement pulsionnel. Mais jusqu'où les revendications individuelles doivent-elles alors être sacrifiées ? Faut-il se soumettre aux revendications de la masse jusqu'à renoncer à exister en tant qu'individu singulier ? C'est là pour Freud l'un des « problèmes cruciaux » de la civilisation et la cause du malaise.

Clotilde Leguil

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Le malaise dans la civilisation

La question cruciale pour le genre humain me semble être de savoir si et dans quelle mesure l'évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l'agressivité des hommes et leur pulsion d'autodestruction. Sous ce rapport, peut-être que précisément l'époque actuelle mérite un intérêt particulier. Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile de s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent, d'où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l'autre des deux "puissances célestes", l'éros éternel, fera un effort pour l'emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire. Mais qui peut prédire le succès et l'issue ? "



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