mercredi, mai 11, 2011

La vie des ermites à Svarga-Ashram




« Mircea Eliade, découvrant l'Inde, est saisi par sa richesse spirituelle et naturelle, par la bonhomie et la malice des hommes.
Au fil des jours, il consigne les moments importants de sa rencontre avec ce monde sous forme de brefs chapitres qui en présentent les diverses facettes : le Temple d'or, Bénarès, un paysage himalayen, Durga, la déesse des Orgies, une conversation avec Tagore, ou encore la chasse aux crocodiles, un enterrement de village, l'arrivée de la mousson...
Une puissante initiation à l'univers de l'Inde. Le journal intime d'une conscience européenne qui s'éveille à un monde fascinant. »


Les cloches sonnent pour la deuxième fois. C'est le matin mais on ne voit pas encore le soleil, car il se lève de l'autre côté des monts. Corneilles et paons ; des croassements monotones et ce cri aigu, métallique, transperçant, des paons sauvages. La jungle est fraîche après le vent de la nuit. Le Gange charrie le même parfum âpre de neige fondue.

Vêtus de leurs robes oranges, les ermites descendent sur la grève pour le bain du matin. Ils plongent complètement plusieurs fois, en se bouchant des doigts oreilles et narines et en répétant des mantras. Après quoi ils lavent leurs robes, les étendent sur des rochers pour les laisser sécher et se retirent dans leurs kutiars. Ils apparaissent une deuxième fois quand on entend le martellement de la khétra : nu-pieds ou chaussés de sandales en bois, la sébile en cuivre du mendiant à la main, ils descendent les sentiers pour aller mendier leur nourriture. Ils mangent avec les doigts, comme tout Indien, sans parler, en se servant uniquement de la main droite, car la nourriture est une offrande du corps des dieux et le repas est avant tout un rituel. Le bras gauche est accoudé à terre et ce serait une grave impolitesse, dans toute l'Inde, si un hôte touchait quoi que ce soit de la main gauche pendant un repas. Ce qui reste est jeté ou donné aux vaches ; nul ne peut toucher aux reliefs. Quand le repas s'achève, les ermites descendent sur la plage pour se laver la figure, la bouche et les mains. Il n'est pas de peuple plus propre que les Indiens. Le bain quotidien n'est simplement nécessaire, mais indispensable. La plupart prennent deux bains complets chaque jour. Avant et après les repas, ils se lavent soigneusement les mains et la figure et, après tout acte impur, quelle qu'en soit la nature, ils répètent les ablutions matinales. Certes, il en est qui exagèrent, parmi les « orthodoxes ». Ceux-ci se baignent et changent de vêtements après chaque visite chez des étrangers et n'acceptent de manger qu'avec des individus de la même caste. Si, dans la rue, l'ombre d'un « shudra » les touche, ils rebroussent chemin et vont se baigner pour se laver de cette impureté...

Svarga-Ashram rappelle la devise de l'abbaye de Thélème: « Fais ce que voudras ». Ne sont même pas obligatoires les services religieux du temple de Shiva, où l'on tresse tous les soirs des guirlandes de fleurs rouges. Plus de cent trente sadhus habitent là mais il n'en vient jamais plus de deux ou trois au temple. Rien n'est obligatoire pour qui a définitivement renoncé aux devoirs et aux joies de ce monde. Leur Dieu est un et unique mais chacun le nomme selon son gré. D'aucuns l'appellent Narayan, d'autres Shiva, d'autres encore Shankara et certains sadhus se contentent de cette mantra divine qu'est Om, qui symbolise en tous lieux l'imprononçable présence du divin. Lorsqu'ils se rencontrent, leur salut est le même: Om ! namo Narayan ! (Om ! respect à Narayan !). Mais s'ils apprennent que quelqu'un adore Dieu sous le nom de Shankara, les autres sadhus, quand ils le croisent, le saluent en prononçant ce nom : Shankara ! Shankara !

Mon voisin est un naga (ascète nu) du Penjab, jeune, bien bâti et pieux. Il ne connaît ni théologie, ni éthique, ni métaphysique. Il ignore également le sanscrit, mais me dit que Dieu serait vraiment bien mesquin s'il ne se révélait qu'aux sanscritistes. Mon naga ne pratique pas une ascèse violente, il se contente d'une simplicité naturelle et passe ses journées à lire l'immense Bhagavad Purana et à prononcer un même mot : Shankara. Quand je l'interroge sur le salut de son âme, il me répond qu'il suffit pour cela de prononcer le nom divin. La nuit, cependant, il pratique le yoga respiratoire (pranayama) et il m'a souvent invité dans sa hutte après le crépuscule pour m'initier à cette technique qui prolonge la conscience dans le sommeil, dans un sommeil sans rêves, et même dans la catalepsie. Sa méthode est celle de l'école du Hatha-Yoga, telle qu'elle est pratiquée dans l'Himalaya et au Tibet. Il se bouche les oreilles avec de la cire et adopte une position stable (asana), les jambes croisées, le dos perpendiculaire (de manière que les plexus sacré, prostatique, solaire, cardiaque, pharyngien et caverneux coïncident sur une même ligne médiane commençant au muladhara et se terminant au sahasrara), les mains en équilibre sur les genoux, les yeux fermés, mais en se concentrant sur le « plexus subtil » (ajna-chakra) situé entre les sourcils. Après avoir obtenu la concentration voulue, il la sature en répétant mentalement la mantra Om, puis il ralentit peu à peu le rythme de sa respiration en prolongeant de plus en plus les intervalles entre deux aspirations, jusqu'à ce qu'il arrive à une aspiration toutes les quatre secondes. Le corps acquiert une immobilité rigide, parfois pré-cataleptique, et l'on peut constater à son rythme respiratoire que l'ascète dort, en ce sens que toutes ses activités sensorielles et mentales sont suspendues. Dans cet état, libéré des obstacles de la conscience diurne éveillée, le naga explore la zone inaccessible du sommeil. Lorsque je quitte la hutte, il garde la même immobilité de statue : pas un muscle facial ne tressaille, et l'on peut suivre avec précision les étapes de sa respiration rythmique - d'abord le gonflement de la partie inférieure des poumons par le retrait du diaphragme, puis de la partie médiane par le soulèvement du sternum et enfin de la partie supérieure par le courbement de l'arc thoracique, comme le précise du reste tout traité de Hatha-Yoga.

La liberté des ermites ne porte pas seulement sur les pratiques religieuses, mais aussi sur leur conduite personnelle. Chacun peut faire ce qu'il veut, prie quand il lui plaît et respecte les croyances de quiconque. Nul ne manifeste cette attitude définitive de l'Occidental, qui croit être le seul à avoir trouvé le vrai Dieu et pense que tout autre est un hérétique. Nul ne cherche à convertir. Leurs conversations portent sur Brahma, Dieu Un, Immanent dans toute la création et la transcendant pourtant, car immuable, non qualifié et non déduisible par relations. Leurs livres sacrés sont : la Bhagavad-Gîtâ, les Upanishads, l'Imitation de Jésus-Christ, les Brahma-Sutras, avec le commentaire de Shankara, et le Yoga-Sutra de Pantanjali. Mais ils ne font pas que lire; ils méditent, pratiquent et actualisent la spiritualité révélée dans ces livres. Ils passent la plus grande partie de leur temps à prier dans leurs kutiars ; la prière n'est cependant pas toujours religieuse dans le sens chrétien du terme, mais plutôt un exercice spirituel de purification intérieure. Certes, tous ne sont pas philosophes mais la plupart pensent par eux-mêmes. Leur pensée est parfois monotone, médiocre et peu imaginative, suivant les canons de la Gîtâ ou de la littérature populaire religieuse et exprimant jusqu'à satiété le même et sempiternel motif de l'identité foncière Atman-Brahman. Les entretiens avec de tels sadhus sont lassants et stériles.

Particulièrement surprenantes toutefois, leur indiscutable sincérité et leur tolérance totale pour toute foi, d'où qu'elle vienne. Jusqu'aux sadhus les plus médiocres qui sont toujours désireux d'entendre parler de Jésus-Christ, de saint François, de Kabir, du Guru Nanak et de tout autre gourou (envoyé de Dieu). Dès que je me suis établi à l'ashram, ils sont venus me poser des questions sur la chrétienté et ils ont tellement aimé les histoires de Fra Lorenzo (dans les Fioretti franciscaines) et quelques-unes des pieuses légendes médiévales qu'ils m'ont prié de les répéter chaque jour. Ils considèrent tous Jésus comme le fils de Dieu et l'appellent « Lord Jesus » à la manière des missionnaires. Ce qui ne les empêche nullement de considérer aussi Bouddha, Krishna et d'autres comme les égaux du Christ. Ils ne peuvent accepter de limites ou de zones géographiques à la manifestation de la divinité. Leur esprit panthéiste est évident jusque dans les plus simples affirmations métaphysiques. Et les résultats en sont émouvants. Un vieux sadhu, maître insurpassable du parler sanscrit, m'a embrassé à notre première rencontre et s'est mis à pleurer en me disant: « Nous sommes tous un ». Ils se sont débarrassés de l'insupportable curiosité des Européens et personne jusqu'ici ne m'a demandé si j'étais protestant, anglican, catholique ou orthodoxe. Un jour, j'ai tenté un swami en lui demandant s'il était nécessaire de s'initier à l'hindouisme pour connaître Dieu. Cette question l'a vivement étonné et il m'a répondu qu'aucune conversion n'était nécessaire, que si j'aimais l'hindouisme je pouvais en accepter les idéaux et voilà tout. Il a néanmoins ajouté que si mon amour de l'hindouisme était sincère cela prouverait une seule chose, à savoir que j'étais Indien dans ma précédente existence...

Ils disent « Nous sommes tous Un » et, ce qui est important, ils ne cessent de mettre en pratique cette affirmation. Ils s'entraident, se dépersonnalisent devant leurs amis et pratiquent le seva (service). Un swami au seuil de la vieillesse est célèbre pour son comportement. Il ne travaille jamais pour lui, bien que besognant sans arrêt nuit et jour. Il nettoie les kutiars de ses voisins, lave. le linge des malades, fait du thé pour tout le monde, allume les lampes, il est le messager de tous - et avec cela, d'une modestie et d'une humilité franciscaines. Quelques jours après mon arrivée à l'ashram, il est venu planter un pied de fleurs sous ma fenêtre pour que chaque matin mon réveil en soit égayé.

Un jour, j'ai accompagné à Brahmapuri, à quelques milles dans la jungle en amont du Gange, une miss venue visiter Svarga-Ashram. Il s'y trouvait de nombreuses grottes et l'une abritait un sadhu de Malabar chez lequel on ne savait quoi admirer davantage : sa science ou sa sainteté. Nous nous sommes assis sur le sable froid et, bien que nous fussions venus apprendre auprès de lui, c'est lui qui s'est mis à nous poser des questions. Il nous a montré les Confessions d'Augustin et a demandé à cette miss si elle avait lu l'Imitation de Jésus-Christ. Sur sa réponse négative, il lui a conseillé avec douceur: « Lisez-la, car c'est l'un des plus grands livres qui aient été jamais écrits sur cette terre. » Alors, j'ai rougi, encore une fois, pour la vanité et les péchés des Européens venus convertir l'Asie.

Mircea Eliade, « L'Inde », 1930.


L'Inde


Commentaire d'un lecteur :

L'occidental aux nombreux préjugés risque certainement de se trouver ridicule après avoir lu cet ouvrage ! Surtout, après avoir lu les chapitres dédiés à Tagore puis au témoignage de Srimati Devi. Ceux qui ont longtemps cru que la femme indienne était soumise seront surpris ! Sauf, bien sûr, ceux qui savent que paradoxalement, elles sont censées être sur un piédestal divin.

A lire et à relire, Mircea Eliade nous offre un excellent travail d'observation et d'écoute, il ne cherche pas à influencer le lecteur, il lui offre l'Inde telle qu'on pouvait la voir à cette époque. Un ouvrage très instructif et enrichissant même pour l'indien d'aujourd'hui...


Photo :
Un sannyasi naga veille sur la divinité de sa confrérie Niranjani Akhada, simplement couvert de cendre sacrée pour se protéger du froid glacial de l'hiver (Rajesh et Ramesh Bedi, « L'Inde sacrée des sadhus »).

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