vendredi, avril 22, 2011

La pulsion de Nirvana



Dans « Mécanismes de la dérive sectaire », Michel Monroy soutient que les groupes sectaires travaillent sur une « rigidification de la pyramide éthique au sommet de laquelle on place la loyauté au groupe ». Cette pyramide est rigide et intangible, et explique pourquoi certains adeptes mentent à leurs parents, les oublient même, par loyauté au groupe ou au chef. Sur un plan psychanalytique, Monroy appelle ce désir de se fondre, de s'anéantiser, « la pulsion de Nirvana » : « Il y a un mot que j'aime bien, c'est “complétude”, la pulsion de complétude. Nous savons très bien, par l'expérience et par la réflexion, que la complétude n'est pas de ce monde ; mais nous en gardons la nostalgie. C'est la nostalgie de notre univers de naissance, d'un monde complet, homogène et sans contradiction. Et un certain nombre d'entre nous gémit désespérément contre la perte de cette complétude. C'est un des aspects de la pulsion de mort que décrit Freud... »

Nous savons que l'autre aspect de cette pulsion de mort est fourni par notre capacité à désigner le mal chez l'Autre. C'est ce que donne le groupe, « forteresse assiégée », par la fusion et la participation, car, seul, l'individu ne peut rien, mais, quand il renonce à tout, il devient très fort : « La dérive sectaire c'est la folle ivresse d'un nous fusionnel tout-puissant. »

La lune de miel fusionnelle avec le groupe ne se retrouve pas seulement dans les sectes dangereuses : cent mille personnes réunies à Nuremberg, ou cinquante mille dans un stade faisant la ola pour l'OM contre le PSG ou l'inverse sont psychologiquement dans une situation d'ivresse érotique comparable, avec, certes, des résultats peu comparables. Mais la problématique reste la même : l'identification projective, selon le mot de Mélanie Klein, qui se résume au slogan « c'est eux et nous ». Nous projetons le mal à l'extérieur, sur l'Autre.

Mais que se passe-t-il quand une société n'a plus d'ennemi, ce qui paraît être le cas de l'Europe occidentale depuis quelques décennies ? Il semblerait que nous nous efforcions alors de démasquer les ennemis intérieurs, la cinquième colonne, l'islam peut-être, sans en avoir toujours les moyens : il est très aisé de se tromper d'ennemi. Les petits dealers des quartiers font vivre leur famille, mais le marché international de la drogue est incontrôlable.

Dans une société où plus de la moitié des adultes prennent des psychotropes ou des neuroleptiques (le Prozac comme opium du peuple avec le football), les sectes ne sont qu'une des réponses - peut-être inadéquate, sinon « mauvaise » - à la maladie de cette société. Le syndrome le plus évident en est l'hyperémotivité, due à la fois au déficit d'espérance et au culte hypertrophié du moi. Les groupes religieux parallèles et concurrentiels proposent des réponses aux angoisses des individus modernes et ceux-ci manifestent une claire autonomie dans le mode de résolution de leurs incertitudes.

Les grandes instances de production de biens symboliques et de sens ne satisfont plus la totalité du désir, aussi la fin des idéologies et de l'histoire - annoncée au même titre que celle de Dieu - a-t-elle conduit un certain nombre de nos contemporains à chercher d'autres marchands d'illusions. Les mages modernes sont aussi vendeurs d'harmonie : dans l'« entre-nous » il n'y a plus de conflits, plus de contradictions, nous sommes tous frères. En ce sens, l'un des films les plus pervers du dernier demi-siècle a été Le Grand Bleu, que des millions de jeunes ont vu et revu sans que les associations de victimes aient réagi : plusieurs psychiatres nous ont pourtant confirmé qu'un certain nombre de suicides étaient liés à ce film, qui a, au moins, joué un rôle de déclencheur, de révélateur ou de catalyseur d'autres causes plus profondes.

Il ne nous paraît alors guère surprenant que des associations, des clubs offrant toute la gamme possible et inimaginable de services aient pignon sur rue : un petit opuscule publié par Parigramme donne la liste de tous les lieux de l'ésotérisme, du spiritisme, de l'astrologie, de la voyance, et nous savions déjà où faire des retraites et des pèlerinages grâce à plusieurs revues chrétiennes. Cet ensemble nous donne une idée de l'importance quantitative de l'offre la plus éclectique qui soit. Cette année, plus de cent cinquante mille personnes sont allées à Compostelle, des milliers ont fait des retraites «bouddhistes » en Ardèche ou en Savoie. Il s'agit alors, selon l'heureuse expression de Jean Seguy, de « métaphorisation des contenus religieux ».

Avant d°entrer dans une secte au sens strict, le candidat errant pourra tâter du yoga, s'initier à la médiation (transcendantale ou pas), au zen, au Shiatsu, au do in, au chi cong ou au taï chi. Il aura peut-être poussé le « cri primal », goûté à la « gestalt-thérapie » ou à la naturopathie. Il voudra alors se transformer et transformer le monde : en ce sens, nombre de membres de sectes sont des idéalistes généreux. Mais il pourra aussi se tourner vers des groupes plus alternatifs, protestataires. Aujourd'hui, il ne peut guère se satisfaire des partis politiques, qui d'ailleurs se nomment eux-mêmes « famille », comme s'ils avaient peur ou honte de leur spécialité ! Selon plusieurs sondages Ifop, plus de 70 % des Français ne font plus confiance aux hommes politiques.

Alors que reste-t-il à l'égaré s'il n'est pas philosophe ? L'histoire nous montre que tout cherchant finit bien par rencontrer une structure d'accueil...

Il nous faut aussi ajouter que les sectes fonctionnent comme les grandes entreprises qui poussent leurs cadres à la performance individuelle : « Soyez tous les meilleurs ! Que les concurrents et les perdants disparaissent ! » Les techniques d'«optimisation du potentiel personnel » ne sont pas utilisées par les seules sectes laveuses de cerveau et coupables de « viol psychique ».

Autrement dit, nous soutenons que la clé principale de l'appartenance à un groupe sectaire tient plus au rapport que l'individu entretient avec son milieu et au jugement qu'il porte sur la société qu'à la seule manipulation. Les groupes sectaires proposent une dynamique protectrice qu'a favorisée le repli identitaire. Il s'agit donc d'un pacte de soumission/protection qui implique plus d'allégeance que de dépendance mais qui se produit effectivement dans un isolat s'autolégitimant.

L'autodéfinition est, en fait, le seul critère recevable.

Les fanatiques de la catégorisation stigmatisante rangent, inconsciemment, les sectes dangereuses du côté de tous ceux qui font l'expérience malheureuse de l'impossible réalisation de l'unité, de la fusion, du monisme existentiel, que ce soit celle de Dieu et de son unicité, de l'unité de la communauté des croyants ou de l'unité de la République. La France, sur ce plan-là, éprouve vraiment de grosses difficultés à gérer le pluralisme, qu'il soit politique, culturel ou religieux.

Bruno Étienne, « La France face aux sectes ».


 La France face aux sectes



Dessin :

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...