jeudi, avril 21, 2011

Eliade et le Living Theatre




De l'herméneutique à la régénération par le théâtre

Approcher l'inscription de la pensée de Mircea Eliade dans un certain courant du théâtre américain - représenté ici par le Living Theatre – c'est sans doute moins dégager des axes d'influence que tracer des confluences. En fait, l'historien des religions qu'est Eliade à travers le travail de l'interprétation, et les acteurs du Living à travers leur pratique théâtrale se rencontrent parce qu'ils interpellent la pensée mythique d'un même lieu : ce lieu d'où l'on interroge les mythes pour chercher une solution à une crise - une crise de société et de culture, vécue comme crise ontologique. Des deux côtés, la quête s'engage dans l'espace d'une herméneutique.

Le choix de l'herméneutique

Mircea Eliade lui-même reconnaît le lien qui existe entre son œuvre théorique et la situation de la pensée en Occident: « Il faudra », écrivait-il en 1953 dans son Journal, « que je montre un jour les fils secrets qui relient mon œuvre théorique à la crise actuelle de la pensée occidentale ». Son œuvre s'organise en effet comme une immense entreprise où le travail de l'interprétation sert la compréhension et la transformation de soi-même, c'est-à-dire en fin de compte la compréhension de la crise de l'homme occidental et la transformation de son mode d'être par le retour aux sources, le lien retrouvé au mythe, au symbole, à l'archaïque, au primordial.

Dans le débat ouvert - sur la question du mythe - entre l'analyse structurale et l'herméneutique, et plus particulièrement entre Lévi-Strauss et Ricœur, Eliade s'est toujours situé du côté de Ricœur. «L'histoire des religions nous est toujours contemporaine», car « aucun comportement religieux, si archaïque soit-il, n'est jamais définitivement aboli ». Dès lors l'interprétation peut devenir une véritable « herméneutique créatrice », même lorsque nous sommes confrontés à des religions exotiques, comme celles de l'Orient, ou primitives. En effet, selon Eliade, l'homme des sociétés modernes, en se retrouvant lui-même dans un symbolisme archaïque anthropocosmique qui répond à ses besoins profonds, peut recouvrer « une nouvelle dimension existentielle », et ainsi se re-créer, se régénérer. Nous voilà bien au centre de cette reprise herméneutique pour laquelle – selon les termes mêmes de Ricœur - « le lieu d'où l'on interroge les mythes, c'est celui d'où les mythes nous interpellent, s'adressent encore à nous », si bien que l'interprétation, disqualifiée comme science, se trouve qualifiée comme pensée méditante. Eliade, pour sa part, plutôt que d'interprétation, préfère parler « d'une transmutation de la personne qui reçoit, interprète et assimile la révélation ».

Cette révélation, c'est avant tout celle de l'homme non européen, c'est la fenêtre ouverte sur l'Orient, le dialogue avec le yogi ou le chaman. D'ailleurs, la pratique de l'orientalisme n'est-elle pas vécue par Eliade comme une nouvelle version de la Renaissance, alliant la découverte de nouvelles sources et le retour à des sources abandonnées, oubliées ? L'instauration du dialogue avec l'Orient lui paraît essentielle pour l'avenir des sociétés d'0ccident, car leurs cultures obsédées par l'Histoire peuvent trouver une régénération, un changement de perspective spirituelle, grâce à cette rencontre avec des cultures mieux informées sur l’Être.

L'espace d'où Eliade interroge la pensée mythique en privilégiant l'Orient, c'est celui-là même d'où le Living Theatre l'interroge : cherchant à travers la pratique théâtrale un nouveau mode d'être, il va affirmer à sa manière le choix d'une herméneutique. Hanté par le refus de la société industrielle et la quête d'un renaître, il se tourne vers les spiritualités orientales pour retrouver un vécu mythique. Ce faisant, il s'inscrit à l'intérieur de tout un courant de la pensée et du théâtre, américains, lié au mouvement hippie.

Mouvement hippie et résurgence de la tradition mystique

Ce vaste courant auquel le Living se rattache, Eliade d'ailleurs l'évoque à plusieurs reprises dans son journal. Il est remarquable qu'Eliade, dans ce Journal, ne dise pratiquement rien de la société américaine avant les années soixante et que les commentaires se fassent de plus en plus nombreux entre 1967 et 1969. En fait, ce qui l'attire c'est le mouvement hippie, le phénomène californien ; ceux dont il parle le plus volontiers, ce sont ces étudiants américains - souvent adeptes du L.S.D. ou de la mescaline - soucieux à ses yeux de faire que ce qui leur arrive ait un sens, et qui s'intéressent à la mystique orientale, aux techniques spirituelles de l'extase, à l'éclatement des limites de la vie. En 1968, il s'avoue « de plus en plus sous le charme » de ces hippies en qui il voit une forme moderne de société religieuse, se créant en réaction contre l'absence de signification et la vacuité d'une société aliénée, désacralisée. Ils ont trouvé selon lui un sens à la vie, car ils croient à la « réalité absolue ». Ainsi pour Eliade le phénomène hippie doit être ressenti comme l'expression d'une « situation existentielle spécifique de l'homme des sociétés occidentales », cet homme en quête d'un sens dans un monde où il se sent désorienté, voué à la dispersion, et à la dissolution dans l'histoire. Des « pacifistes qui refusent le drame de l'Histoire » il voudrait écrire l'éloge, pour montrer que «loin d'être inauthentiques, absentéistes, mystifiés, jetés à la poubelle de l'Histoire, ils illustrent la sécularisation de la Nostalgie du Paradis, caractéristique de tant de mystiques ». En fait « ils continuent une tradition multimillénaire. Le désir des mystiques de réintégrer la sérénité, la plénitude, l'absence de tension du Paradis est devenu aujourd'hui l'ambition des idéalistes de vivre dans une société égalitaire béatifique, sans tension ». Comment réagit Eliade au phénomène californien, après la rencontre avec Allen Ginsberg en février 1967 ? De ceux qui élaborent ces expériences alliant la drogue et le tantrisme, nourries de références à l'Inde, aux mantras ou bien aux rites tribaux nord-américains, Eliade dit : « Ils ont besoin de quelque chose de solide dans le monde nouveau où ils ont été projetés. » C'est-à-dire qu'ils ont besoin de réalité, ils cherchent à s'orienter, à atteindre l'être. Pour cela, ils pratiquent l'extase, la sortie du temps social, quotidien.

Théâtre et sortie du temps historique

C'est dans cette direction que se dirige tout l'itinéraire du Living, et l'étudiant-acteur évoqué par Eliade en 1969, qui parle du théâtre comme d'un exercice spirituel comparable à une danse extatique contrôlée par une sorte de yoga, pourrait bien en faire partie. En réponse à son discours, Eliade intervient pour formuler ainsi la question du théâtre : comment organiser le temps théâtral comme sortie du temps historique, du présent chronologique ? - et pour définir à sa manière la problématique contemporaine: « Que peut-on faire aujourd'hui dans le théâtre en sachant ce que nous savons ? » C'est-à-dire, de toute évidence : en sachant que l'expérience dans l'histoire n'a pas de valeur ontologique suffisante. Ainsi pour Eliade, si le théâtre veut ouvrir une fenêtre sur le sens, il doit se construire comme une expérience où le temps pourra être dépassé. L'orientation qu'il propose est en fait illustrée par le Living Theatre, soucieux très exactement de faire de la pratique du théâtre un « voyage » hors du quotidien.

Le terme de « voyage » ne renvoie pas seulement au vocabulaire des drogués, il se veut métaphore d'une expérience vécue comme extatique. Ce qu'il s'agit d'opérer, c'est un arrachement aux préoccupations quotidiennes, une « recherche de la transcendance, d'une sortie de soi et d'une élévation ». La sortie du quotidien, c'est ce qui est visé aussi bien pendant la durée de la représentation qu'au cours des exercices préparatoires auxquels se livrent les acteurs. Ces exercices, fondés sur un ensemble de techniques psycho-physiques, ont pour but d'arracher le sujet-acteur à sa vie quotidienne, de lui faire faire « le voyage dont il avait besoin pour passer de l'autre côté ». Leur fonction est souvent comparée par les acteurs eux-mêmes à celle du rêve, de la drogue ou de la poésie. Sorte d'« épreuve extatique » ou « révélatrice », ils préparent l'acteur à pouvoir guider ensuite, pendant la représentation, les spectateurs dans le « voyage » hors du quotidien auquel ils sont invités, puisqu'il faut aller « au-delà du présent qui n'a pas la clé de la connaissance ».

Une même dévalorisation du temps quotidien et historique est commune à Eliade et au Living. Pour Eliade, la sortie du temps, loin d'être une expérience périphérique, se définit comme essentielle, car « il existe en chacun d'entre nous une secrète nostalgie pour ce genre d'extase », liée à ce « besoin primordial qu'a l'homme de se régénérer, d'abolir l'histoire ». Dans les expériences de dépassement du temps, Eliade range aussi bien les rituels, l'usage des drogues, le rêve, ou encore la pratique de la littérature (écriture ou même lecture). Pour lui ces pratiques, si diverses soient-elles, se définissent comme techniques de récupération d'un temps paradisiaque, hors du temps quotidien et historique. Il ne refuserait certes pas d'y joindre la pratique du théâtre - surtout une pratique comme celle du Living qui va tout à fait dans ce sens.

Une grande confluence s'établit ici entre Eliade et le Living dans leur rapport au Temps car ils vivent l'un et l'autre la relation à l'histoire comme angoisse de la dispersion et de la dépossession de l'être.

Peur de l'histoire et angoisse de l'Apocalypse

A la thématique d'une société qui divise et aliène vient se greffer une véritable obsession de l'Apocalypse.

Du Brig à Paradise Now, dans la plupart des spectacles du Living, la société industrielle américaine n'est pas seulement vouée à l'aliénation mais pleinement identifiée à la mort. Ces représentations sont comme habitées par l'imagerie des apocalypses et les visions de mort collective. Après The Brig où la rigidité des acteurs figurait l'œuvre de destruction d'une société-prison qui mutile et cloisonne, Mysteries passe de cette rigidité de l'acteur au garde-à-vous (1er tableau) à celle des cadavres accumulés (dernier tableau). Là, l'entassement des corps donne à l'œuvre de mort de la société la dimension métaphysique d'une Apocalypse. La métaphore de l'Apocalypse se déploie dans Frankenstein, où elle est pour ainsi dire multipliée. Même dans Paradise Now, l'angoisse ne disparait pas. Elle est là au début du spectacle, elle resurgit à la fin lorsque les acteurs se livrent à un véritable jeu de la mort collective, avant de renaître.

De tels spectacles ne sont-ils pas chargés de cette « angoisse du monde moderne », de cette anxiété devant la mort et le néant qui se lie pour Eliade à la conscience de l'historicité, à la peur de l'Histoire ? Pour la mieux comprendre il faut, selon lui, la lire à la lumière de cette philosophie indienne pour qui « toute expérience dans le monde et dans l'histoire est dépourvue de validité ontologique ». Si l'Histoire doit être pensée comme chute, il devient clair que la société moderne occidentale en considérant l'homme en tant que sujet et agent de l'Histoire a opéré une désacralisation, donc une perte de « réalité », une perte d'« être ». Aussi toute la pensée d'Eliade s'organise-t-elle autour d'une opposition fondamentale entre expérience religieuse et vécu historique. L'expérience religieuse se définit par la projection de l'homme hors de sa situation historique, de son univers quotidien. Elle correspond à une aspiration au transcendant, à un désir d'inconditionné, à un besoin de libération, de puissance créatrice, à l'atteinte d'un état total où l'unité est réalisée, où l'opposition des contraires est dépassée, c'est-à-dire en fin de compte à une soif d’Être. L'opposition du religieux et de l'historique recouvre une opposition entre être et devenir, l'aspiration à l’Être impliquant une sortie du Devenir. Ainsi pour Eliade le mythe de l'éternel retour, dans son universalité, révèle-t-il « la soif d'être de l'homme, l'horreur que lui inspire le devenir ».

Les visions d'Apocalypse. cristallisent justement à ses yeux cette peur de l'histoire, et si nos sociétés sont habitées par les terreurs de fin du monde, c'est qu'elles se sont laissé envahir par ce qu'il appelle « cet intérêt passionné presque monstrueux pour l'Histoire ». Définissant l'homme comme un être purement historique, elles ont inscrit la perte de l’Être et l'angoisse d'une Apocalypse qui est pressentiment de la fin d'une culture que sa désacralisation voue à la mort.

Face à cela, la question posée par Eliade comme par le Living sera : comment se retrouver vivant et non mourant ? - et elle ouvrira des quêtes parallèles : celles de la renaissance et de la rénovation par le retour à l'instant auroral de la Création renouvelée, par la reconquête du paradis perdu...

Restauration du paradis et retour à l'origine

La nostalgie d'un état adamique, le désir archaïque de régénération par le retour au temps paradisiaque de l'origine dont Mircea Eliade fait la clé de tout « comportement mythique », va en fait constituer l'axe même de toute la pratique du Living Theatre. C'est bien en effet ce « besoin de réintégration dans la modalité aurorale de l’Être, modalité en laquelle on voit soit un état paradisiaque, virginal, a-historique de l’Être, soit même l'état qui précède la Création, état où l’Être était encore sans fissures » qui guide des acteurs hantés par l'aspiration à re-naître, à re-commencer l'histoire. C'est bien ce « désir de réintégration dans le moment mythique auroral » qui les habite lorsqu'ils parlent de leur quête de « l'état paradisiaque » ou du « paradis », et la relient à celle de la vie, de la renaissance. Le « paradis », dit un acteur du Living, c'est « renaître dans un champ d'expérience neuf ». « Cette relation paradisiaque qui constitue notre but » nécessite, disent-ils sous une forme ou une autre, l'accès à un plan où l'on pourra retrouver l'être, les forces créatrices, l'unité perdue :

« Au paradis, personne ne meurt.
- Au paradis, il y a un renouvellement continuel de l'expérience vitale.
- Au paradis, il y a unité de langage. »

Restaurer le paradis, c'est retrouver cette époque d'avant le temps où « le sabre de feu nous a coupés du paradis, créant la dualité, les contraires », c'est revenir avant la Chute - chute dans la division, la séparation, la dépossession des pouvoirs créateurs, chute dans la perte de l'être. Si la représentation peut devenir pour l'acteur et le spectateur « expérience paradisiaque », c'est dans la mesure où « la représentation peut mener à l'être ». Le paradis maintenant, telle est « la destination rendue claire », et cela signifie atteindre « un état d'être » où la révolution non violente devient possible ». Cet état d'être lui-même correspond à un « point zéro » où tout recommence, où s'opère un « renversement de l'histoire » par lequel l'individu et le groupe se donnent, en quelque sorte, une nouvelle origine.

Cette problématique du « point zéro » ou du « retour à zéro » est essentielle pour le Living à la fois au niveau de l'expérience individuelle et de la pratique collective. « C'est après le point zéro que commence la partie essentielle du voyage », aussi bien pour la renaissance individuelle que pour le re-commencement de l'Histoire. Il s'agit de dire à l'acteur se préparant par des exercices: « Videz-vous et atteignez le point zéro », ou encore: « Pour atteindre l'énergie pure, débarrassez votre esprit de toutes les images ». Il s'agit aussi d'« amener le public au point zéro et de le laisser se lever par lui-même, sortir de la vieille peau », et cela « comme une résurrection. Une naissance ». Il est même question, au-delà et collectivement, de faire retourner l'Histoire à ce point zéro d'où l'on pourra la re-faire, en re-créant la société et les rapports entre les hommes.

Tout se passe, semble-t-il, comme si le Living, dans une tentative radicale, avait voulu jouer cette « chance » de 1'Amérique de pouvoir tout reprendre au début dont Eliade parle dans son journal. «Nous ne devons pas oublier », écrivait-il en 1963, « que les Américains n'ont pas encore une histoire, n'ont pas de racines. Du point de vue culturel, ils sont encore à la phase des pionniers et des émigrants : libres, disponibles. C'est leur grande chance: bien qu'ils descendent d'une culture occidentale, ils peuvent tout reprendre au début et créer quelque chose de nouveau ». Ainsi le mythe de l'Adam américain si vivace chez les écrivains américains du XIXe siècle ne serait pas encore mort, pas plus que « la croyance qu'en Amérique l'humanité a une chance unique de recommencer l'histoire ».

L'ambition profonde d'un spectacle comme Paradise Now est bien finalement celle d'« opérer une transformation complète du monde », en répétant en quelque sorte l'acte cosmogonique. Si l'acteur et le spectateur doivent être « créateurs » ou « participer à la création », c'est au sens fort du terme : en se révélant capables de refaire la création. La représentation théâtrale se veut pour ainsi dire investie des prestiges des rites de fondation cosmogonique, ces rites qui sont pour Eliade le modèle exemplaire de tous les rituels de rénovation ou de renouvellement.

Techniques de l'extase et besoin de symboles

Pour parvenir à cet état d'être où la création peut se refaire, le Living propose des pratiques diverses : l'usage de drogues, le rêve, le yoga, les ascensions symboliques... tout à fait parallèles à ces techniques de l'extase dont Eliade souligne la valeur de quête de l’Être. Les expériences du yogi ou du chaman, expériences existentielles exemplaires pour Eliade sont les modèles mêmes qui règlent le travail de l'acteur du Living.

La nécessité d'une expérience extatique est affirmée très tôt dans la démarche du Living Theatre, dès 1961: « Nous croyons en un théâtre qui soit le lieu d'une expérience intense, mi-rêve, mi-rituel, au cours de laquelle le spectateur parvienne à une compréhension intime de lui-même, allant au-delà du conscient et de l'inconscient jusqu'à la compréhension de la nature des choses ». En 1962-63, Julian Beck définit ainsi le but du Living : « accentuer le caractère sacré de la vie, agrandir le champ de la conscience, détruire les murs et les barrières » - ces murs et ces barrières qui nous empêchent d'accéder à « l'ordre de l'illumination », d'atteindre ce plan de « l'expérience révélatrice » sans lequel aucune transformation n'est possible. Des techniques susceptibles de permettre cet accès à un nouveau statut ontologique vont être nécessaires. Fournissant l'appui de symboles et de schémas fondamentaux, elles serviront de supports concrets au travail de l'acteur et à la communication avec le spectateur.

C'est aussi dès 1961 que Julian Beck exprimait le besoin, pour cette « expérience intense » que devait être le théâtre, d'un langage spécifique : « seuls, disait-il, la poésie ou un langage chargé de symboles et très éloigné de notre parler quotidien peuvent nous conduire au-delà du présent qui n'a pas la clé de la connaissance, vers ces royaumes ». Plus tard, au moment des répétitions de Paradise Now, il se demandera comment « traduire l'ordre de l'illumination ». En fait le langage de symboles capable de conduire au-delà du présent vers l'ordre de l'illumination va prendre la forme de ce symbolisme archaïque anthropocosmique cher à Eliade, et dont il fait le noyau des techniques spirituelles et des pratiques rituelles. Par là le travail des acteurs du Living répond parfaitement au vœu de Mircea Eliade de voir l'homme moderne retrouver, par une redécouverte du symbolisme archaïque, une nouvelle dimension existentielle. C'est bien ce « besoin pour l'homme de vivre en conformité avec le symbole, avec l'archétype » - posé par Eliade (en continuité avec Jung) comme essentiel - que toute leur pratique réaffirme.

Syncrétisme et prédilection pour la voie tantrique

Pour satisfaire ce besoin de symboles, le Living fait appel à des sources diverses, assumant le choix d'un syncrétisme qui n'hésite pas à allier la Kabbale et le tantrisme, afin de construire un langage qui se rêve universel. Eliade ne désavouerait assurément pas ce syncrétisme, ni cette quête à travers lui d'un humanisme universel. Pour lui, en effet - il l'a souvent rappelé - il n'y a pas de rupture dans l'histoire de la mystique. Les conclusions de son livre sur le chamanisme, tout comme le bilan de ses études sur le yoga, montrent clairement qu'à ses yeux, au niveau profond, toutes ces spiritualités et ces techniques de l'extase sont reliées par un même noyau symbolique universel. Lorsqu'il fait allusion à la Kabbale, dans le journal, c'est précisément pour marquer son lien au symbolisme archaïque, à ce noyau universel que l'homme moderne aurait, selon lui, besoin de retrouver pour se régénérer.

Qu'au-delà de ce syncrétisme la voie tantrique soit privilégiée dans les recherches du Living, voilà encore un choix qui est en harmonie avec les idées d'Eliade sur un dialogue nécessaire avec l'0rient, et l'apport possible des techniques du yoga. Dans, son livre sur ces techniques, il insiste sur le caractère particulier du tantrisme dans le cadre plus général de l'expérience yogique. Il souligne l'importance donnée par la pratique tantrique aux supports concrets de la méditation, et la place centrale accordée au corps. C'est avec les techniques du tantrisme, et en particulier le Hatha-Yoga et sa « physiologie mystique », que « la pratique yogique se révèle comme un instrument capable de conquérir la maîtrise absolue du corps, de ce corps que le tantrisme redécouvre et revalorise ». Dans son journal, lorsqu'il est question de la restauration de l'homme occidental et de la nécessité pour lui de s'incarner, d'occuper son corps, Eliade rappelle que c'est là le sens de la pratique du yoga, que «l'0rient peut nous apprendre cette chose capitale : la conquête de notre propre corps». La valorisation du corps et la sacralisation de la sexualité qu'opère le tantrisme lui paraissent s'accorder tout spécialement aux besoins qu'expriment certains mouvements aux Etats-Unis. C'est là un des apports essentiels du dialogue possible avec l'Orient.

Au tantrisme, le Living va emprunter justement cette sacralisation du corps et de la sexualité. Il va reprendre sa vision d'un corps microcosme habité, comme l'univers, par des forces. La technique de l'acteur s'appuie sur la théorie des centres d'énergie ou « chakras », des localisations de forces dans les diverses parties du corps. La région du sexe constitue le point central où se concentrent les énergies. Ainsi donc, pour trouver un langage et une technique au service de la reconquête de leur propre corps et de ses forces créatrices, les acteurs du Living n'hésitent pas à utiliser des pratiques et une mythologie étrangères à la tradition de leur société. La nouvelle idéologie du corps d'un acteur réinvesti de toutes les valeurs mythiques s'appuie sur le matériel symbolique d'un ailleurs culturel auquel on demande en quelque sorte le salut. Ce salut viendra avant tout de la recherche, désormais possible, du centre.

Le symbolisme du centre

Dans le matériel symbolique que le Living emprunte, il valorise certains de ces « archétypes » fondamentaux autour desquels Eliade lui-même organise la pensée mythique : le centre, le cercle, l'Arbre cosmique, l'Axe du monde, l'échelle... Il ne s'agit pas seulement de faire référence au «mandala» tantrique avec son symbolisme du centre et du cercle, ou à la théorie des chakras. On va bien au-delà: rechercher son propre centre, c'est la clé de tout le reste; la condition unique de la reconquête des pouvoirs créateurs par un individu qui, en trouvant le centre, aura retrouvé ses sources et son unité. « Trouver son centre », c'est atteindre « cette concentration » qui « élimine toute division entre le corps et l'intellect. Cela clarifie tout et permet de tout intégrer au corps ».

Dès Mysteries, le Living déjà avait privilégié les images du centre et du cercle ; avec Paradise Now, le symbolisme du centre, devenu le noyau de tout un ensemble d'images scéniques, va donner son architecture au spectacle. Il est impossible de citer ici les innombrables utilisations du centre et du cercle. Celle qui éclaire le mieux la valeur de ce symbolisme, c'est sans nul doute celle de l'échelon II : la référence à la notion de centre envahit tout au moment précis où il s'agit de découvrir « la destination »: « le paradis maintenant ». La vision de la conquête du centre coïncide avec le moment de la révélation. Les commentaires donnés dans le livret précisent: « C'est la vision de la découverte du centre, de la cristallisation, de la clarification » ; car « quand nous atteignons le centre nous apprenons la vraie réponse pour avoir posé la vraie question ».

La vraie question, pour Mircea Eliade, c'est bien aussi celle du centre, dans la mesure où c'est celle de la renaissance, de la réactualisation dans ce centre du temps mythique, paradisiaque de l'origine. Il revient maintes fois dans son œuvre sur ce symbolisme du centre, pour montrer que tout rituel de récréation s'accomplit en un centre. Souvent, d'après les analyses d'Eliade, dans ce centre le symbolisme hiérocosmique place l'Arbre cosmique, l'Axe ou le Pilier du monde, ou encore l’Échelle sacrée. A la valeur du centre se joint alors un symbolisme ascensionnel, venu figurer la rupture de niveau ontologique, le mouvement d'accès à un nouvel être. C'est surtout dans l'étude du chamanisme qu'Eliade a longuement développé la signification de ces ascensions en un centre.

Or précisément, dans un spectacle comme Paradise Now, il n'est pas seulement question de centre mais aussi d'axe du monde, de Pilier central, d'Arbre cosmique. Le déroulement même de la représentation est fondé sur un schéma ascensionnel : celui d'une progression par degrés avec franchissement d'échelons successifs. Un peu comme le chaman décrit par Eliade rétablissant, par ses ascensions symboliques, l'unité originelle entre le ciel et la terre, l'acteur et le spectateur, au terme du parcours de la représentation, doivent avoir restauré leur propre unité et celle d'un monde réconcilié.

Ainsi, à sa manière, le Living n'a pas répondu à travers sa pratique théâtrale à ce vœu de Mircea Eliade, rêvant dans son journal d'être lu par les poètes, les dramaturges... En effet : « Qui sait s'ils ne tireraient pas mieux profit de cette lecture que les orientalistes et les historiens des religions ? ». Peu importe de tracer la ligne exacte des influences ; ce qui compte c'est de saisir, par ce jeu de confluences entre Eliade, historien des religions et des praticiens du théâtre américain, la force d'un courant contemporain que l'œuvre de Mircea Eliade a largement contribué à nourrir,et qu'elle peut aussi nous permettre de mieux lire.

Monique Borie, « Mircea Eliade ».


Fragments d'un journal






Photo :

Ceux qui ne reconnaissent aucun suzerain

Les simples contrôles routiers sans aucun motif de suspicion sont-ils une atteinte à la vie privée et au droit de circuler librement, voire ...