mardi, février 08, 2011

Le travail, non merci !


Un ouvrage de Camille Dorival, journaliste à Alternatives Economiques, aux Editions « Les Petits Matins ».


Travailler plus pour gagner (peut-être) plus, travailler le dimanche, travailler plus longtemps… La « valeur travail » voit ses actions grimper plus que jamais ! Un drôle de paradoxe dans une société qui compte quatre millions de chômeurs et où la souffrance s’invite souvent au contrat. A rebours de ce discours, ils sont de plus en plus nombreux à refuser de mettre le travail au centre de leur vie. Ils assument de ne pas travailler, ou le moins possible. Cela ne les empêche pas d’être actifs : ils s’investissent dans des associations, ont une activité créatrice. Corollaire évident : ils consomment moins, ou différemment. Ni flemmards ni profiteurs, ils ont souvent un regard politique sur ce mode de vie. Certains prônent même la décroissance : une frugalité volontaire, un refus de la consommation à outrance, afin de préserver les ressources de la planète. Le livre propose de nombreux portraits de ces objecteurs de travail, et interroge : à quoi sert le travail pour chacun d’entre nous ? Peut-on vivre sans travailler ? Le temps libre est-il condamnable ? Le « revenu d’existence » est-il une utopie réaliste ? Economistes et sociologues (Dominique Méda, Denis Clerc, Alain Lipietz…) apportent leur pierre au débat.


Introduction


Comment peut-on ne pas travailler ?
Encourager « la France qui se lève tôt », soutenir ceux qui veulent « travailler plus pour gagner plus » : chacun se souvient de cet objectif affiché par Nicolas Sarkozy pendant sa campagne pour l’élection présidentielle de 2007. Il avait alors en ligne de mire toute particulière les « 35 heures » mises en place par les lois Aubry de 1998 et de 2000, qui selon lui avaient une fâcheuse tendance à décourager le travail.


Quelques mesures furent prises par la suite, visant à faciliter le recours aux heures supplémentaires ou à assouplir les possibilités de travail le dimanche. Elles furent présentées comme réclamées par les travailleurs, alors qu’elles avantageaient surtout les patrons. Mais force est de constater que, en réalité, le démantèlement annoncé des 35 heures n’a jamais eu lieu, même si l'UMP est revenue sur le sujet en janvier 2011. Sans doute était-il absurde de remettre en cause une législation qui a permis de créer au moins 350 000 emplois nets, selon l’Insee. Sans doute était-il risqué, aussi, de revenir sur une mesure si populaire, notamment parmi les femmes – puisque ce sont encore essentiellement elles qui s’occupent des enfants – pour leur avoir permis de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. La réduction du temps de travail était également plébiscitée parmi les cadres (mais pas seulement), qui y ont souvent gagné un grand nombre de jours de congés. Autant d’électeurs potentiels que le chef de l’État ne voulait pas décevoir… Il n’empêche : la droite a rebattu les oreilles des Français de ses discours sur la « valeur travail ». La France semblait alors divisée en deux d’un côté, ceux qui travaillent et veulent toujours travailler plus ; de l’autre, les tire-au-flanc, les paresseux, ceux qui sont heureux d’être aux 35 heures… ou au chômage !


La crise économique qui a éclaté en 2008 a considérablement changé la donne, car elle a eu d’importantes répercussions sociales. Face à la baisse de leur activité, les entreprises ont d’abord diminué leur recours aux emplois temporaires. Le nombre de postes d’intérimaires a ainsi chuté de 236 000 entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009. La situation ne s’améliorant pas, les entreprises ont eu massivement recours au dispositif de chômage partiel, qui leur permet d’éviter les licenciements : les salariés arrêtent de travailler et touchent en compensation une indemnité cofinancée par l’État et les employeurs. Les licenciements de personnel permanent se sont néanmoins multipliés. Si bien que le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi en catégories A, B ou C a augmenté de près de 900000 personnes entre juillet 2008 et juillet 2010. Parmi les premiers concernés : les jeunes, mais aussi les seniors et les travailleurs les moins qualifiés.


Ces évolutions auraient pu infléchir nettement la politique du gouvernement. Mais c’était compter sans l’inflexibilité et la détermination du Président. Quoi qu’il advienne, continuait-il d’asséner, il faut permettre à ceux qui le souhaitent de travailler plus ! Cette proposition aurait sans doute reçu l’assentiment d’un certain nombre de chômeurs si elle revenait à leur proposer des emplois. Mais, en réalité, elle visait surtout les individus déjà en emploi, accentuant ainsi le clivage entre insiders – les salariés en CDI à temps plein, à qui on propose en plus des heures sup’ – et les outsiders – les précaires, les chômeurs, qui pour la plupart aimeraient « travailler plus pour gagner plus » mais n’en ont, dans les faits, pas la possibilité.


Avec la réforme des retraites adoptée en octobre 2010, de même, le gouvernement exige que chacun d’entre nous travaille plus longtemps. Mais qu’adviendra-t-il des nombreux seniors écartés du marché du travail avant 60 ou 62 ans ? Dans les faits, ils resteront dans la précarité (le chômage, la préretraite, l’invalidité, etc.) plus longtemps, devant attendre deux années supplémentaires pour pouvoir enfin liquider leurs droits à une pension de retraite… Là encore, la dualisation du marché du travail progresse.


À bas la « civilisation des loisirs » !


Depuis 2007, quel que soit le niveau du chômage, l’heure est donc à la dénonciation d’une « civilisation des loisirs ». Même le revenu de solidarité active (RSA), imaginé par ses concepteurs comme un instrument de lutte contre la pauvreté laborieuse, fut présenté par Nicolas Sarkozy comme un outil visant à « inciter les chômeurs à reprendre un emploi ». La « valeur travail » a été érigée en religion officielle du gouvernement. Le temps libre est devenu honteux. Ce discours aux relents culpabilisateurs et punitifs n’est pas sans rappeler des considérations d’une autre époque. Il reprend la distinction qu’on opérait jusqu’au 19ème siècle entre le « bon pauvre » (celui qui ne pourrait pas travailler même s’il le souhaitait : l’invalide, la personne âgée, la mère isolée) et le «mauvais pauvre » (celui qui a les capacités de travailler et pourtant ne le fait pas : les vagabonds « irresponsables et fainéants »). La Bible ne dit-elle pas d’ailleurs : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » ? Vous ne travaillez pas ? Soit. Mais assumez votre différence, et ne faites pas porter le fardeau de vos « choix » à la société. 


Au début du 21ème siècle, le contexte n’est pourtant pas le même qu’au 19ème siècle. D’abord parce que, depuis quarante ans, le chômage n’est jamais passé sous la barre des 7 % en France. Les chômeurs sont donc nombreux et subissent leur situation bien plus souvent qu’ils ne la choisissent. 


Mais aussi parce que, depuis la fin du 19ème siècle, une protection sociale généralisée a été progressivement mise en place dans l’Hexagone comme dans la plupart des pays développés. Cette protection sociale couvre les individus contre les risques principaux qu’ils courent, et notamment contre le risque d’absence de travail et le risque de pauvreté. L’assurance chômage est née en 1958 pour permettre aux travailleurs subissant le chômage de toucher une allocation de manière transitoire. Le revenu minimum d’insertion (RMI) a été créé en 1988 parce que l’on considérait que la société était devenue incapable de fournir un emploi stable à tous et de permettre à chacun de vivre dignement de son travail. Il fallait donc éviter aux Français de tomber dans l’extrême 
pauvreté s’ils perdaient leur emploi.


À vrai dire, le discours sur la valeur travail peut interpeller les esprits. Que signifie-t-il dans un contexte de crise profonde, de pénurie d’emplois, qui dure depuis les années 1970 ? Beaucoup de gens aimeraient travailler plus, ou travailler tout court, mais ne parviennent pas à accéder à l’emploi de qualité. Que signifie ce discours dans un contexte où les conditions de travail et d’emploi se sont continûment dégradées depuis quarante ans, où le travail est souvent vécu comme une peine, une souffrance, soulignant le sens étymologique du mot (« travail » provenant du latin tripalium, un instrument de torture) ? Que signifie-t-il enfin dans un contexte où, peut-être justement parce que les conditions d’emploi et de travail se dégradent, les Français aspirent de plus en plus à avoir une vie à côté du travail, à bénéficier de temps supplémentaire à consacrer à leur famille, leurs amis, leur vie associative, leurs loisirs ?


Le « choix » du non-travail


Tenant compte de tous ces éléments, nos compatriotes sont un certain nombre à ne pas travailler et à présenter leur situation comme un choix. En fait, dans bien des cas, leur non-travail est une manière de composer avec la réalité plutôt qu’un choix réel : rejetés par le marché du travail, ces individus préfèrent penser – pour ne pas trop souffrir de leur situation — que ce sont eux qui ont fait le choix de rejeter le monde du travail.


C’est le cas d’un certain nombre de femmes au foyer, par exemple. Celles-ci mettent leur vie professionnelle entre parenthèses plus ou moins longuement, parfois définitivement, pour pouvoir élever leurs enfants. Leur situation, souvent présentée comme choisie, est en fait liée à un enchevêtrement complexe de circonstances souvent subies (difficulté de conciliation vie professionnelle-vie privée, manque de services de garde pour les jeunes enfants, précarité des emplois accessibles sur le marché du travail, etc.), qui les amènent au « choix » de l’inactivité. De la même manière, un certain nombre de préretraités ou de chômeurs âgés renoncent définitivement à chercher du travail. Mais c’est souvent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement (1).


Le non-travail concerne tout un tas d’autres personnes aux profils extrêmement variables : chômeurs de longue durée découragés, travailleurs usés, mais aussi « militants du temps libre » ou partisans de la décroissance. Rebutés par le monde du travail, ou lui préférant le loisir, ils s’en retirent parce qu’ils n’ont plus la force de se battre pour retrouver un emploi digne, arguant parfois qu’ils ne veulent pas « perdre leur vie à la gagner ». Quitte à devoir se contenter d’un revenu restreint ou de la « débrouille » pour vivre. Ne soyons pas naïfs cependant : il est extrêmement difficile de vivre avec 467 euros par mois (le montant maximal du RSA socle pour une personne seule). Aussi, ceux qui font le choix d’arrêter de travailler sont le plus souvent des personnes qui ont d’autres revenus que ceux du travail ou des minima sociaux – même modestes –, ou qui ont un réseau social ou familial qui leur permet par exemple d’être logés gratuitement.


Combien font le « choix » du non-travail au total ? Les seules statistiques pouvant nous donner des 
pistes sur leur nombre sont celles sur les inactifs en âge de travailler – hors étudiants et retraités – données par l’Insee. Ces inactifs représentent 4,6 millions de personnes en 2002, soit 12 % de la population en âge de travailler (contre 20 % en 1975) (2). Ils sont en moyenne plus âgés et moins diplômés que les actifs. Un quart d’entre eux n’a jamais travaillé. 79 % sont des femmes : on peut donc supposer que ce sont en très grande majorité des mères au foyer. 


13 % seulement de l’ensemble de ces inactifs dit vouloir travailler. Les 87 % restants sont-ils satisfaits de leur sort ou font-ils « avec » leur situation ? Les statistiques ne le disent pas. Un certain nombre de ces inactifs sont invalides, malades ou préretraités. Parmi les autres, on peut imaginer que beaucoup sont des chômeurs découragés ayant perdu tout espoir de retrouver un jour du travail.


D’autres personnes, elles, sont comptabilisées comme chômeuses (donc considérées comme actives) mais, de fait, ne recherchent pas d’emploi. Là aussi, les chiffres sont difficiles à évaluer : en général, ces personnes n’indiquent pas qu’elles ne cherchent pas d’emploi, afin de pouvoir toucher (temporairement) l’allocation chômage, ou simplement pour ne pas avoir d’ennuis avec une administration tatillonne. Mais, contrairement à ce que soutient l’analyse économique libérale, les études qui ont été menées sur ce sujet montrent que ces « chômeurs volontaires » représentent une très infime partie de l’ensemble des demandeurs d’emploi.


Une société où le travail est la norme


Malgré leurs profils variables, ces personnes ont toutes un point commun : elles se démarquent dans une société où le travail est devenu la norme, où il est difficile de vivre sans, parce que l’emploi est le principal pourvoyeur de revenus, mais aussi parce qu’il est un important facteur d’identité et de reconnaissance par les autres. Ils se démarquent dans une société où le chômeur est culpabilisé, où le non-travail apparaît comme un choix illégitime, moralement condamnable. « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », affirme le préambule de la Constitution française de 1946 (3). Aujourd’hui, on semble pourtant oublier l’idée de « droit au travail » – de moins en moins effective pour un certain nombre de nos concitoyens – pour se concentrer essentiellement sur la dimension de « devoir ». Puisque tu vis parmi nous, tu dois accepter de donner ta part ; mais pas n’importe comment : le travail bénévole, le temps passé avec les autres ne comptent pas ; seule l’activité rémunérée est valable. Et si tu ne parviens pas à accéder à l’emploi, c’est certainement que tu y es un peu pour quelque chose !


L’attitude des Français vis-à-vis de ce « choix » du non-travail est ambivalente. D’un côté, ils stigmatisent ceux qui ne veulent pas travailler tout en les enviant au moins un peu ; de l’autre côté, ils n’imaginent pas qu’on puisse être un « chômeur heureux » : tout chômeur normalement constitué est forcément un être torturé, contrit, dont le seul salut serait l’accès à l’emploi.


Le but de ce livre n’est pas de juger les choix faits par les uns et les autres. À travers une série de portraits d’hommes et de femmes qui, volontairement (c’est du moins ce qu’ils soutiennent), ne travaillent pas – ou très peu –, il s’agit plutôt de comprendre ce qui les a amenés à faire ces choix et par là même de s’interroger sur la finalité du travail, le sens et la place qu’on doit lui accorder dans notre société actuelle.


Au fond, le travail constitue-t-il une fin en soi, une valeur à défendre car elle serait en danger ? Ou le travail n’est-il qu’un moyen d’arriver à certains objectifs : avoir des revenus, un statut social, etc.? Dans ce cas, étant donné l’enrichissement progressif de notre société et les gains de productivité réalisés d’année en année, n’est-il pas légitime que la place du travail soit amenée à se réduire pour permettre à chacun d’avoir plus de temps à consacrer à d’autres sphères de la vie.




1) Cette considération n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de supprimer le dispositif de « dispense de recherche d’emploi » qui permettait aux chômeurs âgés de plus de 57 ans de ne pas avoir à chercher d’emploi sans encourir de sanction.
2) Voir Olivier Chardon, « De moins en moins d’inactifs entre la fin des études 
et l’âge de la retraite », Insee Première, n° 872, décembre 2002.
3) Le droit au travail est également affirmé dans la Constitution de 1958.


Le travail, non merci ! 








Camille Dorival est responsable de la rubrique sociale au magazine Alternatives Économiques. Elle est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris. Les portraits de ce livre ont été réalisés en collaboration avec Alexandre Lévy, journaliste à Courrier international. 
Bernard Gazier, auteur de la préface, est économiste, professeur à l’université de Paris-1 et auteur de L’Introuvable sécurité de l’emploi (Flammarion, 2006).


Source de l'extrait :
http://www.lespetitsmatins.fr/noscollections/fichecollection.php?id_livre=82&cat=4

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