jeudi, février 17, 2011

Aimée & Jaguar




Durant la Seconde Guerre mondiale, dans la capitale du Reich hitlérien, l’histoire d’amour entre une allemande et une juive est riche d’enseignements pour s’affranchir des préjugés, des stéréotypes et de la discrimination


« En 1942, Elisabeth Wust est une jeune épouse modèle, surnommée Lilly. Mère de quatre garçons, décorée à ce titre de la médaille de bronze du mérite maternel. Son mari, employé de banque, se bat dans les rangs de la Wehrmacht. Ce n'est pas un «Nazi fanatique», assure-t-elle: juste un «bon Allemand», convaincu que «l'Allemagne doit retrouver sa grandeur». Les enfants jouent aux petits soldats avec un Hitler en terre cuite. L'horizon de madame Wust est clairement défini: «Avoir des enfants, laver les langes, s'occuper de la maison, du mari.»


Lilly s'absorbe dans ce rôle jusqu'au jour où elle rencontre Felice Schragenheim. Son antithèse parfaite. Elégante, cultivée, débordante d'énergie et de joie de vivre, mais traquée: Felice est juive, menacée chaque seconde par la Gestapo. Joueuse par-dessus tout, Felice s'amuse à «tester» Lilly, qui s'était un jour vantée de «reconnaître les Juifs à l'odeur». Elle fait la cour à madame Wust, la couvre de fleurs, lui écrit des lettres d'amour de plus en plus enflammées" et tombe elle-même amoureuse. Lilly, qui n'a jamais connu qu'un mari rugueux et les caresses furtives de quelques amants, se laisse tourner la tête par ce déversement de tendresse.


Quand Felice lui révèle qu'elle est juive, l'amour est déjà le plus fort. Lilly appelle Felice son «premier être». «Avec les hommes, ça n'avait jamais marché. Je me sentais exploitée, inférieure. Felice m'a libérée. Tout d'un coup, je savais qui j'étais. C'était comme une seconde naissance.» En pleine guerre, dans la capitale d'un Reich qui prétend juifs et Aryens incompatibles, Lilly écrit: «Nous sommes faites l'une pour l'autre, à tout jamais.» En juin 1943, les deux femmes rédigent un «contrat de mariage»: «Je vais t'aimer sans limite», jure Lilly. «Je t'aimerai toujours», répond Felice, ajoutant comme toujours quelques clauses de malice à ce torrent sentimental: «Je ne regarderai plus les jolies filles, sauf pour constater que tu es plus jolie qu'elles.» Lilly divorce, son mari, meurt au front. Toute l'Europe est à feu et à sang: Lilly et Felice vivent leur plus grand moment de bonheur.


Le 21 août 1944, les deux femmes s'évadent une journée à la campagne. Elle se baignent dans la Havel, se photographient en train de s'embrasser. Quand elles rentrent à Berlin, la Gestapo attend dans l'appartement de Lilly. Felice est déportée à Therensienstadt. Lilly se rend jusqu'au camp, près de Prague, pour tenter de la revoir. En vain. Quelques jours après sa visite, Felice est envoyée à Auschwitz.


Après la guerre, Lilly guette son retour plusieurs années. Elle tient «un petit journal de larmes», lit et relit leur correspondance, s’enferme dans ses souvenirs. Les amies juives de Felice la tiennent pour une nazie. Avec ses voisins allemands, c'est Lilly qui rompt. «Je ne veux plus avoir affaire avec l'Allemagne», confie-t-elle à son journal en avril 1945. Aujourd'hui encore, elle parle souvent «des Allemands» comme d'un corps étranger, dont elle ne ferait plus partie. «J'ai du mal avec les vieux Allemands, dit-elle. Ils prétendent qu'ils n'ont rien su. Mais il y avait des camps partout en Allemagne. Les gens voyaient partir les trains. Bien sûr qu'ils savaient!» Les tourments des Allemands d'aujourd'hui, qui discutent depuis dix ans quel mémorial de l'Holocauste construire à Berlin, ou qui se plaignent comme l'écrivain Martin Walser qu'on leur reproche trop le passé nazi, l'exaspèrent: «Ce qui s'est passé, jamais on n'en parlera assez. C'est une honte de ne toujours pas avoir de mémorial!»


Dans le Berlin occupé par les Russes, Lilly a récupéré l'étoile jaune de Felice et se fait passer pour juive. Elle traîne ses fils à la synagogue. Deux fois elle demande à être convertie, mais la communauté juive la rejette. Lilly Wust n'en continue pas moins à vivre kascher, aujourd'hui encore. Elle sépare viande et produits laitiers. Le soir du sabbat, elle allume les bougies. Sur ses quatre fils, l'un a appris l'hébreu, s'est converti et a émigré en Israël, où il est professeur de langues orientales.


«Lilly a tellement aimé Felice qu'elle s'est identifiée à elle. Il n'y avait plus de frontière entre elles», explique Erica Fischer, la journaliste qui écrivit le roman de leur amour en 1994. «Sans Felice, je ne suis qu'une moitié sur terre, dit Lilly. Je n'ai jamais cessé de l'aimer.» En 1950, elle se remarie par intérêt, avec le gérant d'un magasin d'électroménager. Elle divorce un an plus tard et s'enfonce un peu plus dans sa solitude.


«Lilly s'est condamnée à faire pénitence toute sa vie, observe Erica Fischer. Elle s'est interdit de jamais aimer une autre femme. Toute sa vie, elle l'a dédiée à expier la mort de Felice.» Deux fois, Lilly tente de se suicider: la mort ne veut pas d'elle. Lilly Wust vivote, avec ses enfants, sur ses allocations de mère célibataire. A 50 ans, elle se décide à travailler, comme femme de ménage.


Lilly Wust ne revient à la vie que dans les années 80, à plus de 70 ans. En 1981, le Sénat de Berlin la décore «héroïne de l'ombre», pour avoir caché Felice et trois autres femmes juives pendant la guerre. Un journaliste américain, qui prépare un livre sur «the good Germans», la convainc de lui raconter son histoire. En 1994, Lilly Wust sort définitivement de l'ombre avec son livre Aimée et Jaguar. A 81 ans, elle fait son «coming out», comme elle dit elle-même, dans un talk-show de la télévision allemande. Un flot de lettres lui parvient: des femmes, mariées le plus souvent, lui confient avoir aussi vécu soudain une grande passion pour une autre femme. Lilly se fait quelques amies, elle voyage, reprend goût à la vie. Après ses années d'ermite, Lilly Wust est en pleine lumière, star des médias, enchaînant les interviews. Elle reste pourtant elle-même: «Tout ça, je le fais pour Felice, ce film, je l'ai accepté pour dresser un monument à sa mémoire. Qu'on sache que, parmi les millions qui sont morts dans l'anonymat, il y avait Felice.» Madame Wust se redresse, comme si elle puisait dans ses dernières réserves: «Qu'on ne l'oublie pas, elle.»


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Et la terre peut bien s'écrouler…




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