mercredi, novembre 25, 2009

Le corps d’arc-en-ciel


Dans son livre, « Buddhism of Tibet or Lamaism », L.A. Wadell écrit : « Le lamaïsme primitif peut, en tout état de cause être défini comme un mélange religieux de mysticisme shivaïte, de magie et de démonologie idolâtre indo-tibétaine recouvert par un fin vernis de bouddhisme du Mahayana. Ajoutons que le lamaïsme conserva jusqu’à aujourd’hui ce caractère ».

Les ascètes shivaïtes cherchent la maîtrise des forces occultes pour dépasser les limites de l'état humain et parvenir à s’élever au niveau des puissances subtiles qui dirigent le monde. Les pouvoirs magiques permettraient une transsubstantiation qui transforme le corps entier en un corps de lumière sans traverser la mort. La transsubstantiation se retrouve dans le dogme catholique de l'Assomption de la Vierge. Selon ce dogme, au terme de sa vie terrestre, la mère du Christ aurait été « élevée au ciel ». Le terme « assomption » provient du verbe latin assumere, qui signifie « prendre », « enlever ». « C’est grâce à une technique particulière que le corps fait de matière corruptible (ashuddhä-mâyâ) est mis en parallèle avec la matière incorruptible (shuddhä-mâyâ) et que la transsubstantiation a lieu… Le corps humain se trouve libéré des exigences de l’économie animale lorsque le transfert a lieu de la Mâyâ corruptible en Mâyâ incorruptible. Il n’est donc plus sujet à la mort… Il est transfiguré en un corps de gloire et de puissance appelé Jñânä-tanu, ou corps spirituel. L’homme libéré-vivant (jîvan muktä) quitte le domaine de la matière et disparaît soudain en pleine lumière avec son corps. » (V.V.Ramanan Shastri, « Cultural Heritage of India ».)

Dans le chamanisme des esquimaux Ammasilik, le maître chaman transmet son « illumination » ou son « éclair », son « angakoq », à son disciple. L’angakoq consiste « en une lumière mystérieuse que le chaman sent soudainement dans son corps, à l’intérieur de sa tête, au cœur même du cerveau, un inexplicable phare, un feu lumineux, qui le rend capable de voir dans le noir, au propre aussi bien qu’au figuré, car maintenant il réussit, même les yeux clos, à voir à travers les ténèbres et à apercevoir des choses et des événements futurs, cachés aux autres humains ; il peut aussi bien connaître l’avenir que les secrets des autres ». (Knud Rasmussen, « Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos ».) La lumière de l’angakoq permet aussi le « renouvellement » magique des organes internes du chaman.

Lors de la retraite du thögal de 49 jours, dans le noir total, les dzogchenpa, pareillement aux chamans Ammasilik, maîtriseraient cette vision extrasensorielle. Toutefois, la vision du futur n’est pas vraiment le point fort du chantre du dzogchen Bönpo, le Lopön Tenzin Namdak. Le hiérarque tibétain ne prend pas une décision sans recourir aux invocations rituelles des entités devineresses du panthéon Bön. Ce penchant était d’ailleurs à l’origine de gentilles plaisanteries parmi les cadres de la communauté Bön de France. Par exemple, avant l’achat du château de Blou, siège des Bönpo, le hiérarque tibétain s’en remettait régulièrement à des divinations saugrenues qui n’aidaient pas les administrateurs de la secte à sélectionner un bien immobilier. Etrange paradoxe découvert grâce à l’un des administrateurs de la branche française du Bön qui m’avait demandé de l’accompagner durant des visites de sites susceptibles d’accueillir les grands dzogchenpa de Paname. Les disciples parisiens sont aussi myopes que leur maître, le vieux Lopön du Yungdrung Bön, en ce qui concerne le futur et aussi la vie quotidienne conjuguée au présent simple. En pleine crise de l’énergie, les grands méditants dzogchenpa, prétendus visionnaires, initiés aux secrets secrétissimes, guidés par une foule de protecteurs et de déités, ont acheté au prix fort un vieux château difficile à entretenir et impossible à chauffer.

Revenons à la doctrine du corps d’arc-en-ciel des Tibétains. Le syncrétisme religieux des Tibétains a ajouté des éléments issus du chamanisme, du taoïsme, du bouddhisme ch’an, du mazdéisme au mysticisme shivaïte, aux croyances magiques, à la démonologie et au vernis mahayaniste évoqués par L.A. Wadell.

L’influence religieuse de la Perse sur les doctrines ésotériques tibétaines est loin d’être négligeable. Le soufisme iranien avait d’ailleurs perpétué une mystique de la lumière assez proche du dzogchen dont l’origine mazdéenne est incontestable. Cet héritage de Zoroastre concernant l’« homme de lumière » (photeinos anthrôpos) de l’Evangile selon Thomas, le « Moi lumière », le « Moi vivant » des textes manichéens, se retrouve dans l’enseignement du maître soufi Najmoddîn Kubrâ. Mais ce maître fut obligé de modérer son enthousiasme pour les phénomènes lumineux. « La voie mystique est barrée par les « 70 000 voiles de lumière et de ténèbres » ; il faut les dépasser tous, sans se laisser détourner par aucun. […]. En d’autres termes, c’est un avertissement de ne pas surestimer l’importance de ces expériences, et surtout de ne pas les confondre avec le but de la quête mystique. Remarquons ici que Kubrâ lui-même, qui avait pourtant un goût très vif pour ce genre d’expériences, avait déjà lancé un appel semblable à la prudence. En effet, si ces « indices » et « signes » sont des « guides » pour celui qui cherche la voie, disait-il, ils deviennent un « voile » lorsqu’on a reconnu le But […] » D’après le traité de soufisme de Nuruddin Isfarâyini, « Le révélateur des mystères », traduit par Hermann Landolt.

Les dzogchenpa débutants s’extasient facilement devant la moindre particule lumineuse, nommée "thiglé" en tibétain (bindu en sanskrit), croyant voir la pure lumière du dharmakaya. Le maître chinois Nan Huai-chin n’hésite pas à admonester ses disciples satisfaits de percevoir un peu de luminosité subtile. Cette luminosité se manifeste quand les canaux des souffles sont débloqués. Il leur dit sans détour : « N’allez pas croire pour autant que cet espace lumineux est le royaume de la grande lumière, vous en êtes encore loin ! C’est une lumière formelle ».

« Le secret de la Fleur d’Or », un guide de clarification de l’esprit, traduit et commenté par Thomas Cleary précise que la « lumière » de l’essence n’a rien à voir avec les expériences visionnaires. Cleary écrit : « Pour citer le « Boshan Canchan Jingce », célèbre manuel de méditation ch’an, antérieur de près d’un siècle à « La Fleur d’Or » : « Si vous voyez des lumières, des fleurs ou d’autres formes extraordinaires, et que vous prenez cela pour la sainteté, usant de ces phénomènes inhabituels pour éblouir les gens, certain que vous avez atteint le grand éveil, c’est que vous ne vous rendez pas compte que vous êtes complètement malade. Ce n’est pas cela, le ch’an ! »

Les apparitions lumineuses ne manquent pas dans les pratiques du thögal. Les Dzogchenpa se livrent à des séances intensives, comme « Les sept cycles de la claire-lumière », afin de percevoir des sphères quinticolores accompagnées d’arcs-en-ciel, de rayons et de lignes s’élevant vers le haut, des chaînes adamantines, sortes de rosaires de perles en mouvement. Puis, un jour, dans de grands thiglés, l’adepte du thögal perçoit d’abord les emblèmes des divinités et ensuite se sont les divinités paisibles et courroucées qui apparaissent. Il y a aussi, selon « Les perles du cœur de Samantabhadra », la vision du mandala des Cinq clans à l’intérieur d’un thiglé quintuple. Ultérieurement, ce sont des visions diverses de chaînes adamantines, stûpas, thiglés, etc. emplissant la totalité du Triliocosme. Enfin, survient la vision de l’épuisement de la Réalité avec la superposition des sept signes « naro » (la voyelle « o » en tibétain). « Cette vision s’exprime dans le septuple étagement lumineux qui annoncent l’obtention finale du Corps Absolu » (J. L. Achard).

La motivation des adeptes du dzogchen est trop souvent liée au désir d’obtenir le Corps Absolu, le merveilleux corps d’arc-en-ciel, la Rolls des corps subtils. Les dozgchenpa sont-ils animés par le dessein de dépasser les limites de l’état humain, d’accéder à une immortalité glorieuse, de se lancer à la conquête des mondes célestes, d’égaler les dieux ?

L’ego perturbé de presque tous les disciples des maîtres tibétains est-il symptomatique d’une voie dévoyée et probablement contrôlée par la contre-initiation?

Dans des textes dzogchen, au milieu d’un fatras d’inepties, on trouve de temps à autre des conseils avisés. Dans « Les prophéties du Seigneurs Tapihritsa », il est écrit :
Vous ne connaîtrez pas le Corps Absolu en le produisant artificiellement […] ;
Vous ne découvrirez pas la Contemplation en la cherchant […] ;
Vous ne créerez pas l’état naturel par des artifices […].


Ces phrases font penser au ch’an chinois. Samten Karmay remarque que le nom de Darma Bode, un des premiers maîtres de la lignée du Dzogchen du Zhang-zhung, rappelle celui de Bodhidharma, le fameux patriarche du Ch’an. Le « Traité de Bodhidharma » semble avoir été traduit de bonne heure en tibétain. On en trouve par ailleurs des citations, sous le nom de Bodhidharmatrata (Dharmottara), dans deux textes de l’école Dzogchen, la « Lampe de l’Oeil du Dharma » et le « Banquet des savants ».

Le Trekchö du Dzogchen a beaucoup de points communs avec le ch’an chinois. Mais, comme l’a souligné Thomas Cleary, les adeptes du ch’an n’accordent pas la même importance aux expériences visionnaires que les mystiques tibétains pratiquant les méthodes de thögal. Le dzogchen se divise en deux pratiques principales : trekchö et thögal.



Illustration : Des visions de thögal dans "Le Temple Secret du Dalaï-lama", éditions de La Martinière.


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