mercredi, septembre 17, 2014

L'élitisme éthique de Julius Evola






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Ce qu’il faut favoriser, c’est [...] une révolution silencieuse, procédant en profondeur, afin que soient créées d’abord à l’intérieur et dans l’individu les prémisses de l’ordre qui devra ensuite s’affirmer aussi à l’extérieur, supplantant en un éclair, au bon moment, les formes et les forces d’un monde de subversion.
Evola


On sait que pour Evola, toute l’histoire humaine depuis deux millénaires et demi peut se lire comme un processus d’involution, assez lent d’abord, puis de plus en plus accéléré, et qui culmine dans la modernité. Ce processus de décadence obéit à la loi de « régression des castes », qui a fini par consacrer les valeurs marchandes, économiques — qui pour Evola sont aussi celles de la femme et du peuple — et par donner le pouvoir à leurs représentants. Il se caractérise par une progressive déperdition de l’élément spirituel, viril et héroïque, caractéristique de la « Lumière du Nord », et par une montée corrélative des valeurs dissolvantes des cultures « gynécocratiques » du Sud. Son résultat est l’effacement des « visions du monde » (Weltanschauungen) impersonnelles, ordonnées à des principes métaphysiques supérieurs, au profit du seul savoir livresque et de l’intellectualisme abstrait, mais aussi le primat de l’« âme », domaine des pulsions instinctives et des passions indifférenciées, sur l’« esprit », domaine de la clarté « apollinienne » et de la rationalité. Pour Evola, ce processus constitue un fait premier, qui justifie le regard péjoratif qu’il porte sur l’histoire : celle-ci n’est qu’histoire d’un déclin toujours plus accentué et, inversement, le déclin commence dès que l’homme veut s’inscrire dans l’histoire.
 

Cette vision s’inscrit elle-même dans une structure de type à la fois dualiste et hiérarchique. Tout le système d’Evola se fonde sur une double opposition : d’une part entre ce qui est « en haut » et ce qui est « en bas », d’autre part entre la plus lointaine origine (ce qu’il appelle la « Tradition primordiale ») et la fin de cycle actuelle. Les termes de cette opposition se recouvrent : l’origine renvoie aux principes fondateurs supérieurs, l’état des choses présent à l’abaissement final. La décadence se résume dès lors au mouvement ascendant de la base et au mouvement descendant du sommet.

La pensée évolienne se veut bien entendu fondamentalement orientée vers le haut, c’est-à-dire rigoureusement élitiste et « hiérarchiste ». Evola rappelle qu’étymologiquement, « hiérarchie » signifie « souveraineté du sacré ». La perspective hiérarchique doit donc s’entendre à la fois dans un sens synchronique (« plus la base est vaste, plus le sommet doit être haut »), et dans un sens diachronique, le passé étant par définition toujours meilleur que le présent — et même d’autant meilleur qu’il est plus éloigné. L’idée-clé est ici que l’inférieur ne peut jamais précéder le supérieur, car le plus ne saurait sortir du moins. (C’est la raison pour laquelle Evola rejette la théorie darwinienne de l’évolution). Adversaire résolu de l’idée d’égalité, Julius Evola condamne donc avec force toute forme de pensée démocratique et républicaine — les républiques de l’Antiquité n’étant selon lui que des aristocraties ou des oligarchies —, tant parce que de telles formes de pensée proviennent du « bas » que parce qu’elles sont des produits de la modernité, les deux raisons n’en formant d’ailleurs qu’une à ses yeux. L’histoire étant conçue comme chute accélérée, il n’y a dès lors, du libéralisme au bolchevisme, qu’une différence de degré : « Libéralisme, puis démocratie, puis socialisme, radicalisme, enfin communisme et bolchevisme ne sont apparus dans l’histoire que comme des degrés d’un même mal, des stades dont chacun prépare le suivant dans l’ensemble d’un processus de chute »

Face à cette évolution négative, Evola place en politique tous ses espoirs dans l’Etat. Mais puisque pour lui c’est toujours le « bas » qui doit dériver du « haut », et non l’inverse, il importe que cet Etat ne procède d’aucun élément « inférieur ». Rejetant toutes les doctrines classiques qui font de l’Etat la forme organisée de la nation, le produit de la société ou la création du peuple, il affirme donc — et réaffirme sans cesse — que c’est au contraire l’Etat qui doit fonder la nation, mettre le peuple en forme et créer la société. « Le peuple, la nation, écrit-il, n’existent qu’en tant qu’Etat, dans l’Etat et, dans une certaine mesure, grâce à l’Etat ». Cet Etat doit se fonder exclusivement sur des principes supérieurs, spirituels et métaphysiques. C’est seulement ainsi qu’il sera un « Etat vrai », un « Etat organique », non pas transcendant par lui-même, mais fondé sur la transcendance de son principe.

Cet « étatisme » est certainement ce qu’il y a de plus frappant dans la pensée politique d’Evola. Sans doute est-il assorti d’un certain nombre de précisions destinées à dissiper tout malentendu. Evola prend ainsi le soin de dire que la « statolâtrie des modernes », telle qu’on la trouve par exemple chez Hegel, n’a rien à voir avec l’« Etat vrai » tel qu’il l’entend. Il souligne aussi que bien des Etats forts ayant existé dans l’histoire ne furent que des caricatures de celui qu’il appelle de ses voeux. Il critique d’ailleurs avec vigueur le bonapartisme, qu’il qualifie de « despotisme démocratique », comme le totalitarisme, dans lequel il voit une « école de servilité » et une « extension aggravante du collectivisme ». Le primat qu’il attribue à l’Etat n’en est pas moins significatif, surtout lorsqu’on le rapporte à ce qu’il dit du peuple et de la nation. Tandis que la notion d’« Etat » a presque toujours chez lui une connotation positive, celles de « peuple » ou de « nation » ont presque toujours une valeur négative. L’Etat représente l’élément « supérieur », tandis que le peuple et la nation ne sont que des éléments « inférieurs ». Qu’il soit demos ou ethnos, plebs ou populus, le peuple n’est aux yeux d’Evola que « simple matière » à conformer par l’Etat et les termes comme « peuple », « nation », « société », apparaissent même dans ses écrits comme pratiquement interchangeables : tous correspondent à la dimension purement physique, « naturaliste », indifférenciée, fondamentalement passive, de la collectivité, à la dimension de la « masse matérialisée » qui, par opposition à la forme que seule peut conférer l’Etat, reste de l’ordre de la matière brute. Evola se situe de ce point de vue à l’exact opposé des théoriciens du Volksgeist, comme Herder : le peuple ne saurait représenter pour lui une valeur en soi, il ne saurait être le dépositaire privilégié de l’« esprit » créateur d’une collectivité donnée. Evola est tout aussi indifférent à la question du lien social, voire au social lui-même, qu’il englobe volontiers dans l’« économico-social », autre désignation chez lui du monde de l’horizontal ou du règne de la quantité. « Tout ce qui est social, écrit-il, se limite, dans la meilleure des hypothèses, à l’ordre des moyens ». C’est pourquoi l’on ne trouve pas chez lui de pensée sociologique, ni d’ailleurs de véritable pensée économique.

Ce regard posé sur le peuple n’explique pas seulement l’hostilité d’Evola envers toute forme de démocratie ou de socialisme, fût-il « national ». Il est également sous-jacent à sa critique du nationalisme. Celle-ci repose en fait sur deux éléments distincts : d’une part une adhésion au modèle de l’Empire, contre lequel se sont bâtis les royaumes nationaux et les nationalismes modernes — Evola souligne ici avec bonheur que l’idée d’Empire n’a rien à voir avec les impérialismes modernes, qui ne sont en général que des nationalismes aggravés —, et d’autre part, l’idée que la nation, comme la patrie, est d’essence fondamentalement « naturaliste » en tant qu’elle ressortit à la fois au domaine de la « quantité » et au pur « sentiment ». Evola admet certes que le nationalisme vaut mieux que le cosmopolitisme politique, dans la mesure où il représente un niveau d’existence plus différencié, et qu’il peut ainsi constituer le « prélude d’une renaissance », mais il n’en décrit pas moins le nationalisme comme une doctrine sentimentale et naturaliste, qui trouve son principe dans le primat du collectif et, de ce fait, s’accorde mal avec sa conception de l’Etat. Se « dissoudre » dans la nation vaut à peine mieux que se « dissoudre » dans l’humanité

Se refusant à faire de l’Etat l’expression de la société et réagissant contre ceux qui voient dans l’Etat une sorte de famille agrandie (où le souverain jouerait le rôle du pater familias), Evola en explique l’origine à partir de la « société d’hommes ». Il rejoint ici Hans Blüher, qui plaçait lui aussi les anciennes « Männerbünde » à la source de toute véritable autorité politique. Cette société d’hommes est à concevoir d’abord comme une association exclusivement masculine, ensuite comme lieu de regroupement d’une élite. La forme d’association « virile » par excellence est pour Evola celle de l’Ordre. Les exemples qu’il donne sont principalement l’Ordre des Templiers et celui des Chevaliers teutoniques.

La notion d’Ordre permet de comprendre tout ce qui sépare l’élitisme prôné par Evola, élitisme essentiellement éthique, de l’élitisme libéral ou méritocratique. Appartient à l’élite, non le « meilleur » au sens darwinien du terme ou le plus performant au sens de Pareto, mais celui chez qui l’ethos domine sur le pathos, celui qui a « le sens d’une supériorité vis-à-vis de tout ce qui n’est que simple appétit de “vivre” », celui qui a fait siens « le principe d’être soi-même, un style activement impersonnel, l’amour de la discipline, une disposition héroïque fondamentale ». L’élite est donc d’abord chez lui une aristocratie. Elle incarne une « race de l’esprit », un type humain particulier qu’Evola définit comme « homme différencié », et dont il pose l’avènement (ou la renaissance) comme un préalable indispensable à toute action sur le monde : « Ce qu’il faut favoriser, c’est [...] une révolution silencieuse, procédant en profondeur, afin que soient créées d’abord à l’intérieur et dans l’individu les prémisses de l’ordre qui devra ensuite s’affirmer aussi à l’extérieur, supplantant en un éclair, au bon moment, les formes et les forces d’un monde de subversion ».

Sa proposition finale, toujours la même, est donc d’en revenir à l’Idée et de susciter la naissance d’un Ordre, au sein duquel se retrouveraient des hommes supérieurs restés fidèles à cette Idée : « Ne pas comprendre ce réalisme de l’Idée signifie rester sur un plan qui est, au fond, infrapolitique : le plan du naturalisme et du sentimentalisme, pour ne pas dire carrément de la rhétorique patriotarde [...] Idée, Ordre, élite, Etat, hommes de l’Ordre — qu’en ces termes soit maintenue la ligne, tant que cela sera possible » ! Cette consigne a chez Evola valeur de solution. Qu’un certain type éthique surgisse ou resurgisse, et les problèmes politiques et sociaux seront, sinon résolus, du moins « simplifiés » : « Lorsque cet esprit s’affirmera, de nombreux problèmes, y compris d’ordre économique et social, se simplifieront ». La position adoptée par Evola face aux problèmes politiques est donc en définitive celle d’un élitisme éthique à fort contenu « viril », déduit d’une conception métaphysique de l’histoire.
 

Alain de Benoist


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