« La
pensée productiviste, portée par l'Occident, a entraîné le monde
dans une crise dont il faut sortir par une rupture radicale avec la
fuite en avant du "toujours plus", dans le domaine
financier, mais aussi dans le domaine des sciences et des techniques.
Il est grand temps que le souci d'éthique, de justice, d'équilibre
durable, devienne prévalent. Car les risques les plus graves nous
menacent. Ils peuvent mettre un terme à l'aventure humaine sur une
planète qu'elle peut rendre inhabitable pour l'homme. »
(Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! »)
Le
spiritualisme contemporain est calqué sur l'idée de faire, de
produire "toujours plus" de connaissances, de pouvoirs, de
soi-disant sagesse...
« Le
Faire vise à la constitution de l'être artificiel, surimposé. Le
Ne-Pas-Faire est Nivrtti, le retour, moksa, la libération, le Visage
originel, la Nature, qui n'est pas « donnée », mais qui
est Cela (Tat) — ignorant les causes et les conditions. Le
« savant » (vidya) en « causes et conditions »,
en pramâna (moyens de connaissance valide) est le samsârin, l'être
de pravrtti, celui qui s'est constitué en s'identifiant au
mental-corps.
Nivrtti,
outre « retour », « révolution », signifie
ne-pas-faire, et « ne pas être ». Vrtti signifie
« existence », être (vrt, vartate, forme
« atmanepâdam », être dans une condition particulière)
; ainsi, pravrtti signifie « progrès », « avance »,
« apparition », « vie mondaine »,
« destinée », c'est-à-dire, « entitativité »,
processus d'apparition de l'être. Nivrtti est le contraire de ce
mouvement ontologique de « concrétisation » ; c'est
pourquoi nivrtti est aussi l'abstraction, c'est-à-dire la
disparition de l'être (et du non-être). Parivriti signifie aussi
« révolution », « retour », « fin ».
(le préfixe — préposition — pari, signifiant ici «opposé à»,
«contraire»).
Ne-Pas-Faire
est ainsi la suppression de l'être — et de son ombre et modèle,
le non-être. Nivrtti est l'état naturel, Turiya, sans naissance
(ajâta), donc sans milieu (madhya ; sthiti, durée), et sans fin
(amta). Nivrtti est la non-identification avec l'être-qui-est-né et
donc agit.
« Na
bhavatyamrtam martayam na marthtya mamrtam tathâ » —
L'immortel ne peut devenir mortel — semblablement, le mortel ne
peut devenir immortel (Mâ, III ; 22) ; « sato hi mâyayâ
janma yujyate na tu tattvatah — la naissance d'une entité est par
magie (par Mâyâ), et non en réalité (III, 26).
L'immortel
est le non-né ; ce qui n'est pas né n'a ni commencement, ni milieu,
ni fin — aucune des trois marques (laksanam) infamantes du
phénomène. Ce qui naît ne fait qu'apparaître. Une entité
existante ne saurait naître ; une entité non existante non plus —
c'est comme pour la cause et l'effet. Gaudapada, âcârya de
Shankarâcarya, et commentateur de l'Upanisad de la Grenouille, et
Nâgârjuna, sont en parfait accord.
(Ainsi,
Mâ. Up. IV, 22, dit «rien ne naît — jayâte — de soi —
svatah — ni d'un autre — paratah — ni des deux ; rien n'est né
qui existe-qui n'existe pas — sadasat — qui existe-n'existe-pas,
ce qui est littéralement la doctrine de Nâgârjuna).
Ajâta
Vâda (doctrine de la non-naissance, qui est aussi la doctrine de
l'immortalité). Nivrtti, retour, abstraction, retour à l'esprit, et
Naiskarmya siddhi, «pouvoir du non-agir», sont une seule et même
négation de la «condition» humaine, de la surimposition —
l'évocation de Shûnyatâ.
«La
vacuité exprime la non-origine (anutpâda, non production, non
naissance). le vide (virahitata, absent, séparé, déserté ;
... rien en Brahman, l'état dans lequel avoir le moindre bhâva —
chose, entité — est une illusion... [Rbhu Gîtâ, 26.12]), et
non-égoïté (nairâtmya)» (Nâgârjuna, Bodhicittavivarana, 56).
«Que les phénomènes ne soient pas produits (anutpâda), indique
qu'ils sont vides (shûnya, virahitata, sans « nature propre »,
absents, inexistants).» (ibid., 66). «Ceux qui ne connaissent pas
la vacuité, ne connaîtront pas la libération (moksa)» (ibid. 72).
Les ontologistes, etc, prisonniers de leur « pensée »
(bhâva, attachement, émotion, état d'être), de leur
« conception », ne peuvent pas être libérés. Ils
ignorent leur Nature originelle — ils sont des « fabricateurs
d'acte ». La « libération » est le maintien dans
sa nature originelle, la « connaissance sérieuse »
(parijnâna) de l'être et du non-être, qui les abolit. Le
Ne-Pas-Faire abolit le « monde » (idam, l'objet — et
ainsi aham, le sujet, qui n'apparaît que corrélativement, cet
abhimâna, cet « orgueil d'attribution »). On ne se
libère de la « prison de l'être » (bhâvacâraka, ibid.
75), que par le « feu de la vacuité », le « feu
noir » (kalâgni) de Kali, la Mort. Les forces de la mort sont
aussi les forces du retour.
Le
retour au silence, mauna, est le retour jusqu'à la racine du verbe —
pravrtti, « l'évolution », va de la racine du Verbe,
Parâ Vâk, « verbe suprême », à Vaikharî, le verbe
«superficiel», proféré, en passant par Pashyantî, la
« voyante », et Madhyamâ, le « milieu » ;
les quatre étapes du verbe correspondent aux quatre quartiers
(pâdam) du pranava Om, les trois états surimposés, veille, rêve,
sommeil, et le quatrième, Turya, qui correspond à Parâ Vâk,
lequel est «localisé» dans le bas du corps, au « support »
(âdhâra) qui correspond au bas de la colonne vertébrale. Le
«faire», c'est d'exercer Vaikharî, l'oubli ainsi de la racine ; le
«ne-pas-faire», c'est «oublier» Vaikharî, le verbe de la
«raison» (manas) pour «descendre» jusqu'à la Vibration —
Spanda Shakti.
Y
a-t-il un sujet qui expérimente turiya ? Le sujet,
l'expérimentateur, pramatr, est le sâmsarin, le transmigrant, celui
qui expérimente les trois états surimposés de veille, rêve et
sommeil profond. Mais turya, l'état naturel, la réalité
non-duelle, n'a pas d'expérimentateur, de sujet illusoire. Celui qui
est « revenu » à l'état naturel n'est plus un
« sujet ». Il n'agit pas. Il n'est pas en corrélation.
pratibodhaviditam
matamamrtattvam hi vindate
atmanâ
vindate viryam vidyayâ vindate'mrtam
Connu
éveillé (perception, pratibodha, c'est-à-dire comme présent dans
les états « surimposé ») il (le connaissant, qui est
l'âtman) atteint la connaissance du principe d'immortalité ; par
l'âtman il atteint la virtus (viryam, la force), par la
connaissance, il atteint l'immortalité. (Kena Up., II, 3).
Celui
qui connaît l'éveil dans les trois états surimposés n'est plus
conditionné par ces états, et a passé de l'autre côté de la
perception, dans le quatrième état, turiya. Il est son esprit —
on ne peut. « avoir » un esprit, car l'esprit n'est pas
possédé ; il n'est pas autre chose que son esprit — âtman —
c'est-à-dire qu'il ne se confond avec aucune surimposition. Il passe
en maître (pati) de la veille au rêve et du rêve au sommeil — il
n'est pas dominé par ces états. L'âtmâ est sa virtus, sa force ;
il est le vîra, c'est-à-dire le pati, le maître des énergies ; il
est indépendant (kevala) ; sa connaissance est amrta, le nectar
d'immortalité.
«Tout
cela (les concepts de « pureté », « sans
naissance », etc), n'est que phonème et nom, transformation
vestimentaire — cela part de l'océan du souffle (le champ de
cinabre inférieur, le hara) pour venir frapper les dents... il n'y a
là que transformation illusoire» (Lin Tsi, 29, Démiéville). Le
« vêtement » est la « couche » (kosa) —
quintuple — dont est revêtu âtman, l'esprit, le Brahman. Le
« savoir » fait que l'on tient «pour vrais ces
vêtements», et qu'ainsi on parcourt le cycle des Trois Mondes,
circulant parmi les naissances et les morts. «Ne vous laissez pas
prendre aux vêtements»... Aucune « voie » qui fait que
l'on se laisse prendre aux « vêtements » n'a d'intérêt.
Ce sont des « voies » de « faire ». «Mieux
vaut être sans affaires», ajoute Lin Tsi. Ne-Pas-Faire consiste à
revenir à l'«océan du souffle», à paravâk, au silence.
Dès
que nous définissons l'immensité, notre pratique, etc, nous la
limitons, la rendons mesquine (cf. « Vent Doré », Eido
Shimano.). C'est pourquoi Lin Tsi recommande de tuer les Bouddhas,
les Patriarches, etc. Les «tuer», c'est-à-dire se débarrasser
d'eux en tant que «concepts», afin de les délivrer de notre
«connaissance» — jnânam bhamda, la connaissance est le lien —
l'esclavage et la limitation. La «connaissance», l'acte, est ainsi
la «profanation» du «mystère sacré», la limitation, la
souillure» (mala). »
Bernard
Dubant
Le
pouvoir du Non-Agir
Être
ou ne pas être, ancienne question... Les concepts sont les mâchoires
de l'illusion. La Libération est le pourquoi de toute Voie Sacrée.
Se fondant sur la tradition de Sanatana dharma et du Buddha dharma,
du Non-Agir, du taoïsme et du chamanisme, l'auteur montre que les
voies authentiquement "initiatiques" ne sont pas des voie
d'acquisition : elles consistent avant tout à se "libérer"
des notions d'ego et d'action, conditions de la prodigieuse ignorance
savante qui lie l'entité humaine à l'illusion, à la souffrance et
à la mort. Pour illustrer cela est ajouté un texte de Nagarjuna, le
grand maître de la voie Madhyamaka. Traduit du sanskrit et commenté
par l'auteur, Lokatitastava exprime l'essence de la voie du Bouddha