mardi, novembre 22, 2022

Réincarnation et politique


Par la vertu politique échapper à la rechute


Après la mort, l’âme doit se libérer de toutes ses fautes
avant d’habiter un nouveau corps, à la mesure de sa nature morale. (PYTHAGORE)

Car j'ai été autrefois garçon et fille, buisson, oiseau et poisson,
cheminant à la surface de l'eau. (EMPEDOCLE)

Pour les Grecs de l'Antiquité, à chaque rechute hors du monde des Idées pures, l’âme se fabrique un nouveau corps à la mesure de sa valeur morale. De corps en corps, d'action politique en engagement social, l'être peut espérer finalement ne plus chuter du tout, et demeurer dans l'Empyrée du Xe Ciel. Une vision qui a bien marqué les origines du christianisme.

Platon évoque à plusieurs reprises - toujours sous la forme du mythe qui dit non le vrai mais le vraisemblable - la migration des âmes (par exemple, dans le Phèdre, avec l'« Attelage ailé » et le « décret d’Adrastée » qui fixe l'ordre des « incarnations »), comme il évoque en diverses occasions la métempsycose, ou la palingénésie, avec l'idée d’un retour périodique des âmes à la vie dans des cycles de réincarnation. C’est l’objet, en particulier, de quelques longs développements du Timée, dialogue de vieillesse, souvent énigmatique, mais toujours riche en fulgurances cosmogoniques ou eschatologiques.

De quoi s'agit-il ? Lors de la première naissance « établie identique pour tous les êtres », et par la seule volonté divine, l'âme descend dans le corps. Cette première incarnation de l'âme immortelle dans une enveloppe charnelle est une déchéance, que compenseront pour partie l'éducation et l’apprentissage des savoirs vrais. Mais d'autres incarnations suivront, qui dépendront alors directement des mérites acquis par les âmes ici-bas. Au cours de ces palingénésies, les âmes déchues pourront migrer et se réincarner, qui dans un corps de mammifère, qui dans celui d’un poisson, voire, pour les plus déchues d’entre elles, d’un mollusque. Platon ne va pas aussi loin qu'Empédocle qui n’excluait pas la réincarnation dans les plantes.

Les sources de Platon sont certainement égyptiennes, pythagoriciennes (les akousmata - choses entendues - rapportent la croyance que Pythagore et les « siens » avaient cru en la métempsycose) ou orphiques. Ces mêmes sources seront encore vivantes, plusieurs siècles plus tard, chez ceux d'entre les néoplatoniciens (Plotin, Proclus) qui reviendront dans leur commentaire de Platon sur l'idée d’une migration des âmes.

Questions à Maurice de Gandillac :

Quelle place Florin, auquel vous venez de consacrer un petit livre éclairant, accorde-t-il à cette figuration d’une transmigration des âmes ?

Maurice de Gandillac : La doctrine la plus constante, tout au long de la tradition grecque, n'est pas tant l'idée de réincarnation ou de palingénésie au sens propre, que celle de migration des âmes. Dire qu’elles s’en vont dans des corps est à la fois vrai et faux. C’est vrai en ce sens où un tel langage a été parlé ; on dira, par exemple, que celui qui s'est mal conduit se réincarnera dans un personnage de basse condition sociale, ou dans un animal. Mais, en même temps, c’est faux, car on ne peut pas dire que l'âme aille dans une case déterminée, comme s’il y avait des cases en attente d'être remplies, inférieures ou supérieures. Cette image ne convient pas du tout, car les corps eux-mêmes ne préexistent pas aux âmes. Pour Plotin, en particulier, l'âme ne s’incarne pas véritablement dans un corps, elle se fait un corps à son image, qui représentera sa propre dignité, à savoir la distance plus ou moins grande qu'il y a entre la vision pure des Idées et la vision plus ou moins entachée de temporalité, de multiplicité, de matérialité liée à la distraction des âmes, ce qui a provoqué leur dispersion et les a fait chuter. Cette chute des âmes, Plotin ne l’entend pas mécaniquement, comme une descente plus ou moins bas. En réalité, selon sa qualité propre, l’âme se fait un corps à son image, dont elle se sert - car il existe bien un monde fabriqué par l’Âme du monde, laquelle s’exprime dans un univers qui est un tout (to pan) et où l'âme qui s’est fait un corps a un rôle a jouer ; il y a place, par exemple, pour une société avec des vertus politiques (arétaï politikaï) comme la justice et la force, qui ont toute leur importance. Suivant que l'âme aura plus ou moins bien rempli sa fonction, elle redescendra dans une autre vie, formant chaque fois un corps à son image.

Question : Pourquoi redescend-elle ?

Maurice de Gandillac : C'est un point difficile de la pensée de Plotin... Elle redescend, sans doute, parce qu'insuffisamment purifiée, n’ayant pu atteindre la pure vision et la pure union, quasi mystique, avec l'Un, qui la ferait échapper à d’autres réincarnations. C’est comme dans le Védanta, dont nous sommes ici assez près. Il y a un moment où le bodhisattva qui est arrivé à la domination
totale de soi, à l’union parfaite avec le Brahman indifférencié, n’aura pas à revenir, n’aura pas d’avatars... Pour Plotin, c'est moins net. Mais c'est tout de même le degré de purification qui fait que l'âme retombant, retrouvant la mémoire des choses temporelles, se fera un corps à son image.

Question : Comment le façonne-t-elle ? Quelle genèse est ici à l’œuvre ?

Maurice de Gandillac : C'est la genèse fondamentale de l’univers entier, car il n'y a pas d'autre manière de passer de la contemplation à l’action. Ce sont des créations d'images, le monde n'étant qu’une série d’images. Il ne faut pas se dissimuler que cette matérialité est extrêmement ténue, car les choses que nous voyons sont plus ou moins illusoires. Dire que ce sont de pures illusions serait une interprétation par trop védantique, peu conforme à certains textes de Plotin qui accordent une certaine consistance à ce monde créé par l’Âme du monde. Celle-ci s'exprime dans une réalité, qu’on appelle la matière, mais qui est aussi engluante pour l'âme, car elle s’englue dans son corps, risquant d’y perdre sa substance supérieure. Elle perd alors sa propre dignité, et il faudra un effort considérable de « reprise en main », si je puis dire, pour de nouveau s’élever plus haut...

Question : Une ascèse donc, une catharsis...

Maurice de Gandillac : Il y a en effet beaucoup de catharsis dans cette affaire... Notons bien que dans le néo-platonisme, il y a l'idée essentielle que les vertus politiques ont une valeur, car dans le temps qui nous est imparti ici-bas, dans nos vies limitées - celle de Plotin fut relativement courte, abrégée par la maladie - il faut agir, avoir une action sociale. Ainsi Plotin sera-t-il précepteur, tuteur d'enfants abandonnés, il travaillera aussi à l’amélioration de la cité terrestre en formant le rêve d’une platonopolis, une sorte de communauté des sages (ou des saints) platoniciens, un peu comme ces sociétés de sanctification que l'on trouve aussi bien chez les juifs (avec Qumrân), dans l'islam, ou dans le monachisme chrétien ou bouddhiste. À l’intérieur d’une civilisation ou d’une société donnée, les plus purs se réuniront en petits groupes, préfigurant ce que serait l’état des âmes ayant échappé au corps.

Revenons à cette idée de réincarnation...

Maurice de Gandillac : Je ne pense pas que cette idée soit fondamentale pour la pensée grecque ; elle restera très marginale, et assez indéterminée dans ses modalités, sauf peut-être chez certains pythagoriciens. Mais nous sommes si peu renseignés sur ce qu’étaient véritablement la pensée de Pythagore et le pythagorisme...

Question : Diogène Laërce lui consacre une partie du livre VIII des « Vies, Doctrines et Sentences des philosophes illustres » (« Hermès lui avait dit de choisir ce qu’il voulait, excepté l’immortalité. Il avait donc demandé de garder, vivant comme mort, le souvenir de ce qui lui arrivait. […] Et il racontait comment elle [son âme, ici entrée dans le corps d’Euphorbe] avait accompli ses parcours, dans quelles plantes et quels animaux elle s’était trouvée présente, et tout ce que son âme avait éprouvé dans l'Hadès. »)... Dans le « Timée » de Platon, la réincarnation est évoquée avec davantage de précision. Selon vous, est-ce seulement symbolique (la réincarnation serait alors purement nominale) ou réel (une réincarnation ontologique) ?

Maurice de Gandillac : Bien fin celui qui pourra dire ce que pensait réellement Platon. Il s’est pratiquement toujours exprimé sous la forme du mythe. Il y a certes de la sagesse dans certains mythes, mais ce ne sont que des images comme celle de l'artisan - le démiurge – qui fabrique le monde. Je pense qu'il s'agit encore d'une image, lorsqu'il parle de la chute des âmes, en particulier
de leur chute dans des corps. Chez Platon aussi, me semble-t-il - même si c’est moins net que chez Plotin -, on ne peut pas dire que les corps soient déjà là, tout préparés, en attente, car ce qu’ils seront dépendra beaucoup de l'âme qui va descendre en eux et qui les façonnera. Il ne faut pas exagérer, même chez Platon, l'opposition entre l'âme et le corps, l’âme étant si multiple avec ses trois parties que si par son sommet (le nous) elle est déjà divine, par sa partie inférieure (Yépithumia), elle est presque corporelle. Qu'est-ce qu'un désir, en effet, sinon un mouvement du corps ? Cela n'aurait aucun sens pour un esprit pur. On n'imagine pas un ange ayant des convoitises ! C'est d'ailleurs ce qui rend si difficile l'idée d’une chute des anges !

Question : En revanche, il y a bien chez Platon l'idée d’une incarnation, pensons à la théorie de la réminiscence...

Maurice de Gandillac : La théorie de la réminiscence suppose en effet que l'âme ait été concitoyenne des Idées avant notre vie présente. Mais, là aussi, c’est peut-être une façon de parler. Aujourd’hui, on parlerait d'innéité... Descartes, lui, parlera d'idées éternelles. Ces idées, pourtant, elles sont là d’une certaine manière, il n’est pas besoin d'avoir eu une vie antérieure, car s’il y a à la pointe supérieure de l’âme une possibilité de saisie des vérités éternelles, la réminiscence ne s’impose plus. On peut parler d'un passé, sans qu’il soit nécessaire de s’être promené dans le ciel, puisque nous sommes en contact direct avec lui par le sommet de notre âme. C’est en tout cas ce que dira Plotin. Certes, il lui arrive de parler le langage de la réminiscence, mais dans bien des textes il dit aussi très clairement que le sommet de l’âme est en contact direct avec l'éternel par l’entremise de l’Âme du monde, qui contient tout, le haut comme le bas. C'est pourquoi on ne peut pas parler, en toute rigueur, de réincarnation, car cela supposerait que la chair soit préexistante, et que le spirituel soit placé dans la chair... Encore une fois, il me semble que nous avons affaire à des métaphores, rien de plus, même lorsque Platon joue sur les mots : le sema (corps) est le sema (tombeau) de l'âme. Le mot incarnation lui-même me gêne à cause de son usage théologique dans le christianisme.

Question : Où il n’est plus question de chute des âmes...

Maurice de Gandillac : En effet ; l'idée d’incarnation du Verbe n’est pas de l'ordre de la transmigration des âmes, ce n’est pas une âme qui descend dans un corps, c’est le divin qui s'unit à l’humain. Il ne pourrait y avoir d’incarnation si la chair était quelque chose de totalement mauvais, même si saint Paul le laisse entendre, mais sa langue est très équivoque car touchée par les gnoses : ce qu’il appelle sarx (la chair) - traduit par le caro latin - est en effet le mal, le péché, le monde du démon. Or, en bonne théologie chrétienne, le corps du Christ ne saurait être de la mauvaise chair, car c'est le corps d'Adam originaire qui est fait à l’image de Dieu, comme l’homme enson entier.

Question : Il y a aussi dans la tradition chrétienne l’idée de résurrection des corps, qui confirme que le corps ne saurait être simplement mauvais...

Maurice de Gandillac : Une telle résurrection est assez incompréhensible., et n'apparaît plus guère dans le catéchisme moyen, duquel, d'ailleurs, on a éliminé, autant que faire se pouvait, toute trace de platonisme... Sauf l'idée d’immortalité de l’âme. L’idée des corps ressuscitants est vraiment très confuse. Ça ne peut être un vrai corps, mais un autre corps, qui ne serait pas le nôtre, un corps auquel manquerait les propriétés du corps...

Question : Jacques Maritain, à la suite de saint Thomas d’Aquin, a tenté d’imaginer cette résurrection des corps, cherchant à répondre, par exemple, à des questions comme : dans quel état le corps sera-t-il ressuscité ? Les infirmes retrouveront-ils leur corps infirme ? Et les nouveau-nés, et les vieillards, quel corps sera pour eux éternisé ? A l’âge du Christ crucifié, trente-trois ans ?

Maurice de Gandillac : À l’acmé, est la réponse la plus classique. Mais ce sont alors des difficultés en cascades... Ces corps, où seraient-ils ? Ils seront des milliards d'ici à la fin des temps ! Là encore, nous sommes dans les images, n’intervenant que dans des civilisations limitées...

Question : N’est-ce pas la grande originalité du christianisme ? Pensons aux rires sceptiques qui accueilleront l’annonce d’une résurrection des morts faite par saint Paul aux Athéniens /

Maurice de Gandillac : Certains juifs, semble-t-il - en particulier les Pharisiens - enseignaient déjà une telle résurrection des corps ; reportez-vous à ce que dit la Samaritaine dans l'Évangile de saint Jean. Mais c’est une tradition juive assez tardive, car pour la tradition originelle, la mort est la mort, la récompense est sur terre, et il n’y a pas de vie éternelle. Sinon pour quelques personnes qui échapperont à la condition commune, comme Élie qui sur son char de feu s'en va ailleurs...


François l'Yvonnet, Rencontre avec Maurice de Gandillac, "Enquête sur la réincarnation". PDF gratuit ICI.




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