Quand on examine de près les
convictions des foules, aussi bien aux époques de foi que dans les
grands soulèvements politiques, tels que ceux du dernier siècle, on
constate, que ces convictions revêtent toujours une forme spéciale,
que je ne puis pas mieux déterminer qu'en lui donnant le nom de
sentiment religieux.
Ce sentiment a des caractéristiques
très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de
la puissance magique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses
commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les
répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui ne les
admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à
une idole de pierre ou de bois, à un héros ou à une idée
politique, du moment qu'il présente les caractéristiques
précédentes il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel
et le miraculeux s'y retrouvent au même degré. Inconsciemment les
foules revêtent d'une puissance mystérieuse la formule politique ou
le chef victorieux qui pour le moment les fanatise.
On n'est pas religieux seulement quand
on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de
l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs
du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but
et le guide des pensées et des actions.
L'intolérance et le fanatisme
constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux.
Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du
bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent chez
tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les
soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement
religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle
ardeur dérivait de la même source.
Les convictions des foules revêtent
ces caractères de soumission aveugle, d'intolérance farouche, de
besoin de propagande violente qui sont inhérents au sentiment
religieux ; et c'est pourquoi on peut dire que toutes leurs croyances
ont une forme religieuse. Le héros que la foule acclame est
véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut pendant quinze
ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits adorateurs. Aucune
n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les dieux du
paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire plus
absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.
Tous les fondateurs de croyances
religieuses ou politiques ne les ont fondées que parce qu'ils ont su
imposer aux foules ces sentiments de fanatisme qui font que l'homme
trouve son bonheur dans l'adoration et l'obéissance et est prêt à
donner sa vie pour son idole. Il en a été ainsi à toutes les
époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine, Fustel de
Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement par la
force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration
religieuse qu'il inspirait.
“ Il serait sans exemple dans
l'histoire du monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des
populations ait duré cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que
trente légions de l'Empire eussent pu contraindre cent millions
d'hommes à obéir. ” S'ils obéissaient, c'est que l'empereur, qui
personnifiait la grandeur romaine, était adoré comme une divinité,
du consentement unanime. Dans la moindre bourgade de l'Empire,
l'empereur avait ses autels. “ On vit surgir en ce temps-là dans
les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre, une religion nouvelle
qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes. Quelques années
avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée par
soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de
Lyon, à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités
gauloises, étaient les premiers personnages de leur pays... Il est
impossible d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité.
Des peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant
trois siècles. Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le
prince, c'était Rome. Ce n'était pas Rome seulement, c’était la
Gaule, c'était l'Espagne, c'était la Grèce et l'Asie. ”
Aujourd'hui la plupart des grands
conquérants d'âmes n'ont plus d'autels, mais ils ont des statues ou
des images, et le culte qu'on leur rend n'est pas notablement
différent de celui qu'on leur rendait jadis. On n'arrive à
comprendre un peu la philosophie de l'histoire que quand on est bien
pénétré de ce point fondamental de la psychologie des foules. Il
faut être dieu pour elles ou ne rien être.
Et il ne faudrait pas croire que ce
sont là des superstitions d'un autre âge que la raison a
définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle contre la raison,
le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne veulent plus
entendre les mots de divinité et de religion, au nom desquelles
elles ont été pendant si longtemps asservies mais elles n'ont
jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais
les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et
d'autels. Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le
mouvement populaire connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle facilité les
instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Il n'était
pas d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros. On lui
attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à
tous les maux ; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie
pour lui. Quelle place n'eût-il pas pris dans l'histoire si son
caractère eût été de force à soutenir tant soit peu sa légende
!
Aussi est-ce une bien inutile banalité
de répéter qu'il faut une religion aux foules, puisque toutes les
croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez
elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse,
qui les met à l'abri de la discussion. L'athéisme, s'il était
possible de le faire accepter aux foules, aurait toute l'ardeur
intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes
extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la
petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui
est arrivé bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond
Dostoïevsky nous rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les
lumières de la raison, il brisa les images des divinités et des
saints qui ornaient l'autel d'une chapelle, éteignit les cierges,
et, sans perdre un instant, remplaça les images détruites par les
ouvrages de quelques philosophes athées, tels que Büchner et
Moleschott, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet de ses
croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments
religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé ?
On ne comprend bien, je le répète
encore, certains événements historiques − et ce sont précisément
les plus importants − que lorsqu'on s'est rendu compte de cette
forme religieuse que finissent toujours par prendre les convictions
des foules. Il y a des phénomènes sociaux qu'il faut étudier en
psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand historien
Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est
pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent
échappé. Il a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir
étudié la psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter
aux causes. Les faits l'ayant épouvanté par leur côté
sanguinaire, anarchique et féroce, il n'a guère vu dans les héros
de la grande épopée qu'une horde de sauvages épileptiques se
livrant sans entraves à leurs instincts. Les violences de la
Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses
déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si
l'on réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une
nouvelle croyance religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la
Saint-Barthélemy, les guerres de Religion, l’Inquisition, la
Terreur, sont des phénomènes d'ordre identique, accomplis par des
foules animées de ces sentiments religieux qui conduisent
nécessairement à extirper sans pitié, par le fer et le feu, tout
ce qui s'oppose à l'établissement de la nouvelle croyance. Les
méthodes de l'inquisition sont celles de tous les vrais convaincus.
Ils ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient d'autres.
Les bouleversements analogues à ceux
que je viens de citer ne sont possibles que lorsque l'âme des foules
les fait surgir. Les plus absolus despotes ne pourraient pas les
déchaîner. Quand les historiens nous racontent que la
Saint-Barthélemy fut l’œuvre d'un roi, ils montrent qu'ils
ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des rois. De
semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des foules.
Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère
plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu, le moment. Ce ne
sont pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres
de religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just
qui firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve
toujours l’âme des foules, et jamais la puissance des rois.
Gustave Le Bon
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