dimanche, février 03, 2013

Le sentiment religieux des foules





Quand on examine de près les convictions des foules, aussi bien aux époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels que ceux du dernier siècle, on constate, que ces convictions revêtent toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en lui donnant le nom de sentiment religieux.

Ce sentiment a des caractéristiques très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un héros ou à une idée politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent au même degré. Inconsciemment les foules revêtent d'une puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui pour le moment les fanatise.

On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.

L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source.

Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui sont inhérents au sentiment religieux ; et c'est pourquoi on peut dire que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.

Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les ont fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments de fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration et l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine, Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement par la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration religieuse qu'il inspirait.

“ Il serait sans exemple dans l'histoire du monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait duré cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de l'Empire eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir. ” S'ils obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. “ On vit surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre, une religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes. Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de Lyon, à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités gauloises, étaient les premiers personnages de leur pays... Il est impossible d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois siècles. Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince, c'était Rome. Ce n'était pas Rome seulement, c’était la Gaule, c'était l'Espagne, c'était la Grèce et l'Asie. ”

Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on leur rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait jadis. On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que quand on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être.

Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un autre âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies mais elles n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels. Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement populaire connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle facilité les instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Il n'était pas d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros. On lui attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à tous les maux ; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie pour lui. Quelle place n'eût-il pas pris dans l'histoire si son caractère eût été de force à soutenir tant soit peu sa légende !

Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion. L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui est arrivé bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond Dostoïevsky nous rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières de la raison, il brisa les images des divinités et des saints qui ornaient l'autel d'une chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre un instant, remplaça les images détruites par les ouvrages de quelques philosophes athées, tels que Büchner et Moleschott, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet de ses croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé ?

On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements historiques − et ce sont précisément les plus importants − que lorsqu'on s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent toujours par prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes sociaux qu'il faut étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et féroce, il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde de sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts. Les violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si l'on réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle croyance religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la Saint-Barthélemy, les guerres de Religion, l’Inquisition, la Terreur, sont des phénomènes d'ordre identique, accomplis par des foules animées de ces sentiments religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans pitié, par le fer et le feu, tout ce qui s'oppose à l'établissement de la nouvelle croyance. Les méthodes de l'inquisition sont celles de tous les vrais convaincus. Ils ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient d'autres.

Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus absolus despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens nous racontent que la Saint-Barthélemy fut l’œuvre d'un roi, ils montrent qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des foules. Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu, le moment. Ce ne sont pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours l’âme des foules, et jamais la puissance des rois.

Gustave Le Bon



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