mercredi, novembre 14, 2012

Comment Dieu disparut de Jorwerd




D’innombrables ouvrages ont été rédigés sur la transformation de la vie au village. Mais la manière dont « les forces du marché commencèrent à pénétrer dans la société civile et réduisirent à néant le domaine privé » (Barber) n’a peut être jamais décrite d’une manière aussi saisissante que dans l’ouvrage de Geert Mak, « Comment Dieu disparut de Jorwerd » (1996, traduit en allemand en 1999) un ouvrage entre temps devenu un classique.

Jorwerd est un petit village agricole de la province de la Frise, dans le Nord des Pays-Bas. Jusqu’à il y a quarante, cinquante ans, les fermiers contrôlaient le domaine central de l’économie, même si cette économie montrait une faible productivité. Cela commençait déjà au niveau de la famille :

« Les familles nombreuses classiques de paysans n’avaient pas la vie facile, mais elles avaient un gros avantage par rapport aux familles en ville : elles disposaient habituellement de leurs propres légumes produits sur place, de leur propre viande, de leur propre lait, beurre, fromage, œufs, pommes de terre, et pouvaient donc ainsi subvenir elles-mêmes à leurs besoins vitaux. » (p.23).

Ce qui devait être acheté en surplus (par exemple le café, le thé, le sucre, le savon) ne représentait pas une grosse dépense. Mais surtout, l’achat se décidait à partir du besoin bien déterminé. Et pourtant cela se modifia : « Jusque dans les années soixante, beaucoup de fermiers n’entraient jamais eux-mêmes dans un magasin. La situation de classe moyenne était chez elle. » Lors d’un entretien avec des villageoises plus âgées, celles-ci déclaraient: « Nous inscrivions dans un peut livre de comptes, ce dont nous avions besoin, mais pas plus. Le café, le thé, le savon qu’il fallait. Pour toute la famille, je n’achetais alors jamais plus que pour vingt marks par semaine. » (p.24). Ce système disparut irrémédiablement dans les années soixante-dix. les gens devinrent mobiles, la classe moyenne disparut à Jorwerd, la publicité et les bas prix des supermarchés dans la ville – désormais accessibles en voiture – modifièrent complètement les comportements d’achat.

Cela se produisit du côté de la consommation. Mais aussi, eu égard à la production, le contrôle s’en déplaça également vers l’extérieur. Car le progrès technique fit son entrée dans la ferme agricole. D’abord, surgirent les machines à traire et le tracteur remplaça le cheval. Ces investissements n’étaient pas encore de gros obstacles pour le fermier. Mais dans les années soixante-dix, cela aussi changea. Le réservoir à lait devint par exemple un standard : « les fermiers durent s’offrir de gros réservoirs à lait. Avant cela, on travaillait avec les bidons de lait démodés, qui étaient déposés le matin et le soir au bord de la route, afin que le camion de lait puisse facilement les prendre, une opération accompagnée du bruit et du claquement caractéristiques, pour les emporter vers les innombrables petites laiteries. » (p.94).

Le contrôle sur les circuits économiques se déplaça bien loin de la communauté locale. Des facteurs en provenance de l’extérieur, en particulier des découvertes techniques, jouaient désormais un rôle décisif. En outre, le fermier tombait dans la dépendance vis-à-vis des banques. Chez les fermiers de Jorwerd, l’acceptation du crédit amena dans les années soixante un changement de mentalité : « Pour beaucoup, les visites à la banque commencèrent déjà avec le premier tracteur, vers la fin des années cinquante. La plupart des fermiers ne pouvaient absolument pas payer comptant cet engin. Mais on eut besoin de plus en plus d’argent : pour des machines, des étables, pour des installations toujours nouvelles. Et lorsque, à partir de 1975, environ, l’argent de la laiterie, par l’intermédiaire du transporteur de lait, n’arriva plus sur la table de la cuisine (…) la banque prit une grande ampleur dans la vie des fermiers. » (p.95).

Les habitants de Jorwerd s’en remettaient de moins en moins les uns aux autres, mais de plus en plus à des gens extérieurs au village. Ce fut par exemple le cas du forgeron.

Le forgeron de Jorwerd était, comme les nombreux forgerons de village, un généraliste authentique. Il ferrait les chevaux, réparait les gouttières, posait les poêles, et même les réparations générales du tracteur ne lui posaient pas de difficultés particulières. Sur maintes voies ferrées de la Frise, circulaient encore par-ci par-là des Renault 4 réformées, qu’il avait astucieusement transformées en balayeuses des voies. Même sa Harley Davidson transformée en moto-balayeuse fut l’un de ses succès les plus exemplaires. Il aimait la technique de sa propre initiative, et cependant la technique se détacha finalement de lui. » (p.161 et suiv.).

« Chaque forgeron de village pouvait réparer sans problème les outils agraires les plus importants d’une ferme de 1970 : tracteurs, moissonneuses, outillages de traite, épandeurs à fumier et beaucoup d’autres encore. Pour les tracteurs et machines à traire qui apparurent sur le marché après 1970, cela ne valait plus. Elles étaient tellement bourrées d’électronique et de technologies, que seules des personnes jeunes pouvaient encore s’en sortir avec elles. Un forgeron ordinaire de l’ancienne trempe ne pouvait plus s’en tirer. Là aussi, les fermiers se retrouvèrent dans une dépendance toujours plus intense des forces économiques du monde extérieur. » (p.163). « Ainsi disparut à Jorwerd quelque chose qui, pendant des centaines d’années, avait fait corps d’une manière décisive à l’existence du fermier : sa propre économie à lui, à l’intérieur d’une plus grande. Les frontières entre les deux s’évanouirent, la digue de fidélités et de traditions se rompit de plus en plus, et tout d’un coup, le village fut entraîné et balayé comme s’il n’avait jamais existé. » (p.164).

Au moyen d’un contrôle modérateur sur l’économie, aussi bien sur le marché comme sur la production, l’État intervint en régulant – exactement comme le décrit Barber. Pour les fermiers de Jorwerd et ailleurs, l’introduction des contingents de lait fut une intervention extraordinairement couronnée de succès. En 1984, les ministres de l’agriculture européens décidèrent de limiter la production de lait. Chaque fermier ne fut plus autorisé qu’à produire une quantité déterminée. Chaque litre de lait, qui dépassait cette quantité, devait être sanctionné par une amende considérable. Il en ressortit des affaires de spéculation sur les quota de lait. Un fermier, à qui était permis une production de 250 000 litres de lait, obtenait de ce fait une droit de production d’un montant de 450 000 €, qu’il pouvait revendre. Par la suite, il y eut des quotas sur le fumier d’étable. Les éleveurs ne furent plus autorisés à dépasser une certaine quantité de fumier. Le marché spéculatif s’agrandit. Les éleveurs de cochons furent prêts à payer pour avoir le droit d’épandre leur excédent de fumier sur le terrain d’une autre ferme (p.105). Pour l’ensemble des relations sociales, il est très important dans ce contexte, qu’il s’agisse d’interventions qui n’ont pas la moindre influence sur le fermier particulier, mais qui agissent d’une manière décisive sur sa vie et en font de plus en plus une réalité virtuelle. Un fermier a récapitulé les effets de ces manœuvres de la manière suivante : « On n’est plus fermiers, on est producteurs. »

Cette perte, dans le contrôle de sa propre vie, ne fut pas compensée par plus de démocratie. La volonté de la population, de configurer sa propre communauté de vie, ne fut ni reconnue ni honorée. « L’État » veut une tutelle, même si cela est vraiment plus cher: « Alors que les journaux et la politique débordaient d’histoires « d’autonomie » et « d’entraide », la communauté utilisait d’une manière particulièrement rare, les possibilités, que le sens social villageois offrait encore dans la pratique. La plupart des grands changements à Jorwerd – le remblayage du port, la reconstruction – remontaient presque toutes à des suggestions des habitants eux-mêmes. Par la suite, c’est à peine si de telles initiatives se manifestèrent. Ainsi la route vers le champ « Kaat » n’était qu’un gros bourbier, mais un jour, Willem Osinga proposa de la remettre en ordre avec quelques volontaires en une paire de samedis après-midi – il y avait encore quelques pavés disponibles, et la communauté n’eût besoin que de livrer un charretée de sable —, mais cela ne se fit pas de cette façon. Plus tard, la communauté s’en est elle-même acquittée. Coût: trente mille Florins. « Avec cet argent, on aurait pu faire une foule de choses dans le village », bougonna Osinga. » (p.225 et suiv.).

Jos Verhulst et Arjen Nijeboer



Livre de Jos Verhulst et Arjen Nijeboer Démocratie directe, téléchargement gratuit.



Que sont devenus les paysans ? 

1950-2000, Jorwed, village-témoin 
Geert Mak 


L'agriculture européenne a changé davantage en quelques décennies qu'en vingt siècles auparavant. Sur fond d'exode rural, ce que nous voyons disparaître dans cet ouvrage aussi édifiant qu'essentiel n'est rien de moins qu'un mode de vie, fondé sur des acquis culturels immémoriaux.

Posant un regard attentif et sensible sur les phases successives de l'évolution d'un village du nord des Pays-Bas au cours de la seconde moitié du XXe siècle, Geert Mak nous montre, avec une belle puissance d'analyse et un sens de l'universel, comment la "révolution silencieuse" a consommé le déracinement de la société paysanne tout entière.

Qu'elle soit des Pays-Bas, de France ou d'ailleurs, la paysannerie a vécu partout les mêmes bouleversements technologiques et économiques, la même rationalisation implacable de ses outils de travail et de son imaginaire. Les conséquences de cette mutation, Geert Mak nous les commente sans nostalgie ni folklorisme, ce qui n'exclut pas chez lui une réelle empathie pour les personnages inoubliables qui peuplent son ouvrage, véritable roman historique. Et, page après page, nous ne voyons pas seulement disparaître les paysans, mais une partie de notre monde, un symbole, des valeurs, des souvenirs ; nous voyons, en quelque sorte, s'évanouir l'âme de notre société.




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