De
la servitude moderne 5/6
Travail
& pensée socialiste, utopique et marxiste
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III -
Comment
d'ailleurs pouvait-il en être autrement quand le courant de pensée
socialiste qui constitue la troisième source d'inspiration de
l'idéologie contemporaine, alors qu'il prenait le contre-pied de la
presque totalité des doctrines spirituelles, économiques et
politiques traditionnelles, ne faisait au contraire que renchérir
sur ce qu'elles enseignaient de l'obligation de travail, en en
faisant l'unique moteur du progrès et l'outil indispensable à la
construction des sociétés futures, égalitaires, utopiques ou
communistes ?
Cette
véritable déification laïque de l'effort laborieux, née des
premiers rêves des utopistes, prit de l'importance à mesure que le
socialisme, de concept philosophique, se transformait en théorie
économique.
Dès
le XVe siècle, Thomas More, considéré comme le premier des grands
utopistes, posait déjà l'obligation de travail pour tous comme
principe fondamental, et prônait l'élimination des « frelons
oisifs » de la ruche active que devait devenir l'humanité pour être
enfin heureuse. Veiras d'Alais, en 1677 et Morelly, en 1755, les
premiers à avoir imaginé des collectivités communistes,
n'hésitaient pas non plus à imiter leurs contemporains les plus
attachés à la propriété privée, en faisant avec la même
sévérité de l'oisiveté « la mère des vices » et « la cause
des querelles et des rébellions ».
On
aurait pu attendre plus d'imagination, ou moins de conformisme, des
pères français du socialisme. Il n'en fut rien, et leur ingéniosité
à échafauder les systèmes économiques et politiques les plus
hardis et les plus utopiques, n'alla jamais jusqu'à esquisser des
projets de communauté où le travail, pour une fois, cesserait
d'être défini comme le seul témoignage réel de l'activité
humaine. Saint-Simon voulait, par exemple, que tous les hommes se
considèrent « comme des ouvriers attachés à un atelier, dont les
travaux ont pour but de rapprocher l'intelligence humaine de la
divine prévoyance », et Victor Considérant voyait, lui, dans le
travail la raison même de l'existence, puisque, disait-il, «
l'humanité a été créée pour gérer le globe terrestre ». C'est
à peu près pour les mêmes raisons que Fourier faisait de son
Nouveau Monde industriel un paradis (?) où « chacun serait sur pied
dès quatre heures du matin, hiver comme été, pour se livrer avec
ardeur aux travaux utiles ». C'était d'ailleurs là revendication
bien modeste à côté de celle de l'Italien Monro qui, lui,
réclamait en toute simplicité « le travail continuel ». Peut-être
parce que, comme Proudhon, il y voyait « une mission perpétuelle de
l'esprit » ou « une insurrection permanente » et comme telle un «
facteur essentiel de liberté ».
C'est
à peine si quelques-uns d'entre eux, plus semble-t-il pour favoriser
le rendement que pour réellement libérer l'homme de son fardeau
originel, ont parfois discrètement fait allusion à une éventuelle
et souhaitable diminution des horaires, ou à l'intérêt qu'il
pourrait y avoir à rendre certaines tâches plus agréables.
L'Utopie
des « grands ancêtres » ne se parait pas toujours de couleurs
riantes et ne ressemblait que rarement à cet Éden avec lequel elle
est si souvent confondue aujourd'hui.
Il
est vrai que très tôt la prise de conscience des impératifs
économiques, propres à n'importe quelle société évoluée, était
venue tempérer les perspectives idylliques des disciples attardés
de Jean-Jacques Rousseau. Les difficultés de la Convention en
matière de ravitaillement et de prix alimentaires en avaient fourni
la première occasion tangible, en montrant que l'égalité entre
tous ne pouvait se concilier avec une production suffisante des biens
de consommation, qu'à condition de dépasser le simple plan des
déclarations éloquentes ou des décrets financiers, pour imposer
dans les faits l'indispensable redistribution des tâches et des
richesses.
Après
Robespierre, mais beaucoup moins timidement, Gracchus Babœuf s'y
était essayé. A côté d'une loi agraire qui prévoyait un complet
remodèlement de la propriété terrienne, son Manifeste des égaux
introduisait en effet le principe du travail obligatoire et faisait
de la complémentarité de ces deux mesures la clef de voûte de tout
son système. La guillotine mit très vite fin à cette fugitive
tentative d'économie collectiviste, mais le souvenir devait en
rester longtemps vivace dans les milieux socialistes du XIXe. Il
fallut pourtant attendre que Marx apportât au socialisme
traditionnel la caution scientifique et philosophique de ses thèses
socio-économiques et historiques, pour que fussent clairement
définis les rapports capital-travail et à travers eux la place et
la fonction à réserver à l'obligation de travail, dans le long
processus qui devait conduire à l'instauration du communisme. Quel
que soit le jugement porté par chacun de nous sur son œuvre, nul ne
peut nier qu'elle représente une étape importante de l'évolution
des idées et que son empreinte marque encore, qu'on le veuille ou
non, beaucoup de l'idéologie contemporaine.
Des
concepts aussi nouveaux pour leur époque que ceux par exemple de
force de travail, d'aliénation ou de matérialisme historique, sont
maintenant entrés dans le langage courant et utilisés à tout
propos... et même hors de propos.
Chacun
pourtant, fervent disciple ou farouche contempteur, a trop souvent
tendance à ne retenir du marxisme que ce qui légitime son
acceptation ou son refus des programmes politiques qui s'en
réclament.
Alors
que les écrits de l'auteur du Manifeste du Parti communiste
furent aussi ceux d'un philosophe, d'un sociologue, d'un
historien et parfois même dans un certain sens, ceux d'un moraliste,
rien ne semble en être retenu, quand leur contenu n'a pas valeur
immédiatement économique et politique. Et comme il est vrai qu'il
existe parfois des contradictions entre les ouvrages de jeunesse et
le Capital, l'exégèse qui est faite aujourd'hui de sa
doctrine globale à des fin de propagande ou de dénigrement, n'en
retient que ce qui paraît le plus en accord avec le résultat
recherché. Cette simplification outrancière est particulièrement
évidente en ce qui concerne ce que Marx est censé avoir pensé de
l'obligation de travail, et ce qui est donc présenté aujourd'hui
comme l'orthodoxie en la matière.
Parce
que son inspirateur Hegel avait écrit avant lui que « par son
activité professionnelle l'homme participe dans la durée de sa
propre vie et dans celle des générations successives au progrès
général » et qu' « il identifie sa vie avec sa profession », il
parut normal de ne retenir de sa propre opinion philosophique que les
textes où il affirmait, en particulier dans l'Idéologie
allemande, que le travail assure la conservation de l'individu et
la perpétuation de l'espèce », « qu'il distingue l'homme de
l'animal », ou même que « l'homme est créé par le travail humain
».
Parce
que la Révolution russe en 1917 fut immédiatement confrontée avec
l'obligation de transformer, le plus rapidement possible, un pays
arriéré et sous-développé en une nation industrielle moderne, et
qu'elle ne put le faire qu'en exigeant de tous un immense et brutal
effort, il fallut souligner ce qui, dans ses thèses économiques,
faisait de la force de travail et donc de l'énergie humaine
consacrée au travail, l'instrument indispensable à tout progrès.
Enfin, parce que le succès de Staline sur Trotsky imposa avec l'idée
du « socialisme dans un seul pays », la nécessité pour l'URSS de
rivaliser dans la paix ou la guerre avec les pays capitalistes, il
fallut, pour sauver la « patrie des travailleurs », lier la notion
de communisme à celle de production intensive. C'était combattre
que travailler. Le stakhanovisme devint le meilleur moyen pour le
citoyen soviétique de prouver en même temps son patriotisme et sa
foi politique, en faisant de son labeur un exemple pour tous les
autres travailleurs du monde, et en assumant son destin d'homme
communiste dans une domination toujours plus grande de la nature.
Curieuse
aventure pour l'ouvrier ou le paysan russe, dont le langage faisait
pourtant du mot oisif (prasdny) l'étymologie du mot fête
(prasdnik).
Dans
la stricte observance du modèle soviétique, ce qui était nécessité
impérieuse pour les travailleurs de l'URSS se transforma tout
naturellement en dogme pour les communistes étrangers, et puisque
l'article 8 du Manifeste prévoyait le travail obligatoire
pour tous, cette obligation parut toute naturelle, même dans les
régimes capitalistes, aux différents leaders du Parti. Un tel
respect de l'activité de travail, et en particulier pendant les
grèves les plus dures, un tel respect de l'outil de travail par les
syndicalistes marxistes, peuvent paraître paradoxaux quand les
moyens de production sont encore aux mains du patronat. C'est que
pour eux leur appropriation par la classe ouvrière est toujours pour
un avenir très proche. Contribuer à l'enrichissement de l'appareil
industriel, même s'il est encore aux mains des classes possédantes,
c'est encore favoriser l'avènement de la société communiste, qui
ne sera viable qu'a condition d'être économiquement puissante,
qu'elle construise elle-même sa puissance ou qu'elle en hérite peu
ou prou du capitalisme.
Réduit
à ces seules perspectives, le marxisme, tel qu'il inspire
(inspirait) la ligne politique des gouvernements et des programmes
qui s'en réclament, se trouve donc en fait reconnaître à la valeur
travail un sens aussi contraignant que celui que lui accordaient
depuis des siècles la tradition chrétienne ou le pragmatisme
libéral et bourgeois. La tentation serait même grande de penser
qu'en la matière certains régimes socialistes ont parfois dépassé
les excès du puritanisme protestant ou du capitalisme naissant, et
que pour les imposer ils ont dû faire état à leur tour des mêmes
justifications morales et des mêmes rationalisations philosophiques.
N'en est-il pas ainsi, par exemple, quand la Chine, faisant de la
rééducation par le travail l'unique thérapeutique de toutes les
déviations politiques et de toutes les perversions individuelles,
espère ainsi construire un homme nouveau ? (lignes écrites en 1977)
Jean
rousselet, L'allergie au travail.
De
la servitude moderne 6/6
Travail
& pensée libérale (2)
Travail
& pensée chrétienne (1)