mardi, octobre 30, 2012

La fuite







La fuite de Rousseau et de Cioran

Le goût de la marche réunit deux penseurs aussi différents que Rousseau et Cioran. Cela semblerait indiquer que cette activité physique n'a pas grand rapport avec les idées. Tous deux marchent longuement et heureusement mais ils pensent et défendent des idées très différentes. Imagine-t-on Cioran rédiger un Contrat social, disserter sur la pitié propre à tout homme ou encore faire l'éloge de la nature ? Cioran est un penseur de la ville, renvoyant chacun à sa solitude essentielle et moquant la complaisance dont nous nous enveloppons. Même si Rousseau n'a pas ménagé sa critique à l'égard du monde, il a toujours pensé une issue vers une amélioration de notre sort. Pour Cioran, c'est la condition même d'homme dont il faudrait pouvoir se libérer ; n'écrit-il pas : « L'homme sécrète du désastre. » (Syllogismes de l'amertume.)

Ces deux piétons ne piétinaient donc pas les mêmes obsessions et envisageaient le réel à la lumière d'un tempérament et de convictions sans commune mesure. Bien qu'opposés sur le plan intellectuel, Rousseau et Cioran auraient cependant pu faire un bout de chemin ensemble, marquant leurs dissensions mais avançant d'un pas égal, ne cédant pas un pouce dans leurs batailles d'idées et pourtant mêlant leurs souffles, aspirés vers un même sommet.

Jolie image mais trompeuse image. Aucune chance de voir Rousseau et Cioran se tenir par la main au cours d'une promenade car ce sont deux promeneurs solitaires. Si l'un le déplore quand l'autre s'en félicite, toujours est-il qu'ils marchent seuls. D'ailleurs, cette solitude n'est pas indépendante de leurs idées, ce pour quoi nous avons sans doute trop rapidement affirmé que la marche et la pensée occupent des parts de notre être étrangères l'une à l'autre.

En effet, si Rousseau se retrouve promeneur solitaire en proie à des rêveries, c'est bien comme il le précise parce qu'il n'a « plus de frère, de prochain, d'ami, de société que [lui-même] ». Or ce cruel destin lui est échu en raison des idées qu'il faisait profession de défendre et qui lui ont finalement attiré moins de considération que d'inimitié. Rousseau est donc un promeneur solitaire malgré lui, subissant sa condition comme un châtiment dont ses frères ont voulu l'accabler : « Ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux. » (Rêveries du promeneur solitaire.)

Sa marche ressemble alors à un exil, à une retraite forcée hors du monde des hommes, en marge de leur affection et de leur reconnaissance. Rousseau se promène le long des malentendus qui le tiennent à distance des autres alors qu'il n'aspirait qu'a se fondre dans une communauté de semblables soudée par des sentiments et un idéal partagés. Ses pas suivent et approfondissent la frontière invisible et infranchissable que ses idées ont tracée entre lui et les autres.

Cioran ne marche pas sur la même ligne ni selon les mêmes motifs que Rousseau. Il marche pour s'éloigner, pour fuir et cherche volontairement cet exil qui lui découvrirait une terre sans hommes. Il lâche au détour de l'un de ses livres ce jugement définitif : « Il est possible que les hommes n'aient pas été chassés du Paradis, il est possible qu'ils aient toujours été ici. Ce soupçon, qui a sa source dans la connaissance, me les fait fuir. Comment respirer à l'ombre d'un être qui ne souffre pas des souvenirs célestes ? On arrive ainsi à calmer sa tristesse ailleurs et oublier avec dégoût d'où vient l'homme. » (Le Crépuscule des pensées.)

Son drame est de ne jamais échouer sur aucun continent inhabité et il maudit cet homme qui partout a laissé son empreinte. Cependant, quelques heures lui rendent un monde d'où l'homme a disparu : ce sont les heures abandonnées à la nuit, et aussi au silence, à la disparition. Cioran passe ces heures noires à marcher pour explorer ce no man's land, à la recherche du néant, ce néant que les hommes ont fait fuir loin des feux de leurs désirs et de leurs néons.

Durant ses nuits d'insomnie, il poursuit l'absence et presse les ombres qui fondent le réel en une nouvelle totalité. Le monde lui est rendu sous ses couleurs premières, il y distingue les signes d'une origine proche et insaisissable, d'un temps d'avant la Chute. Mais l'aube pointe finalement, et la foule agitée des êtres humains est en marche vers d'autres rendez-vous avec le dérisoire. Cette marche mécanique et accessoire ne ressemble pas à celle de Cioran, il ne met pas ses pas dans ces pas. Il n'a d'autre souci que de s'égarer, d'autre urgence que de se perdre, d'autre impératif que d'oublier.

Rousseau marche loin des autres mais n'aspire qu'à rejoindre les autres ; Cioran marche loin des autres mais n'aspire qu'à rejoindre le tout autre. En même temps, fidèles l'un et l'autre à leur nature d'être humain, ils sont soumis à la loi de la contradiction. Rousseau, lui, reconnaît un goût foncier pour la solitude et organise ses fuites loin des hommes : « Quand j'étais chez quelqu'un à la campagne, le besoin de faire de l'exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m'échappant comme un voleur, je m'allais promener dans le parc ou dans la campagne [...]. » (Rêveries du promeneur solitaire.) Cioran, de son côté, n'observe pas toujours ses semblables avec consternation et même, ils lui inspirent parfois des commentaires avenants : « Il est des regards féminins qui ont quelque chose de la perfection triste d'un sonnet », ou encore : « Les femmes déçues qui se détachent du monde revêtent l'immobilité d'une lumière pétrifiée », ou encore : «Le XVIIIe siècle français n'a dit aucune banalité. La France a d'ailleurs toujours considéré la bêtise comme un vice, l'absence d'esprit comme une immoralité. Un pays ou l'on ne peut croire en rien, et qui ne soit pas nihiliste !... Les salons furent des jardins de doutes. Et les femmes, malades d'intelligence, soupiraient en des baisers sceptiques... Qui comprendra le paradoxe de ce peuple qui, abusant de la lucidité, ne fut jamais lassé de l'amour ? Du désert de l'amertume et de la logique, quels chemins aura-t-il trouvés vers l'érotisme ? Et, naïf, par quoi fut-il poussé vers le manque de naïveté ? A-t-il jamais existé en France un enfant ? » (Le Crépuscule des pensées.)

Ainsi nos pas et nos idées, comme chez Rousseau et Cioran, s'entremêlent bien souvent et les uns et les autres s'entrecroisent pour former et ébaucher une trame singulière qui dit notre vie. Si nous marchons seul ou ensemble, seul et ensemble, le jour ou la nuit, le long de la mer ou en vue d'un sommet, vite ou lentement, ce n'est pas anodin. Nous traçons sur le monde et sa terre un sillon singulier que le vent, petit à petit, effacera mais nous aurons remué un peu de poussière, quelques idées et d'étranges rêves.

Christophe Lamour, Petite philosophe du marcheur.


Petite philosophe du marcheur

Si l'on en croit l'Histoire, les philosophes se sont très tôt révélés de grands marcheurs : Socrate dans les rues d'Athènes, Aristote et ses disciples qui se nommaient les péripatéticiens (d'un mot grec qui signifie lieu de promenade) parce qu'ils philosophaient en se promenant.



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