dimanche, septembre 30, 2012

L'Étoile de la Rédemption




En 1982, lorsque L'Étoile de la Rédemption fut publié aux Éditions du Seuil (grâce à Olivier Mongin, qui dirigeait alors la collection Esprit) dans la magnifique traduction d'Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, le livre fut salué comme marquant la découverte d'un grand philosophe jusque-là inconnu en France. Annonçant la prochaine sortie du livre, ainsi que celle du commentaire qui l'accompagnait , la revue Le Débat avait présenté L'Étoile de la Rédemption comme « l'un des ouvrages philosophiques les plus importants de notre époque », et comme « le dernier grand livre peut-être, porté par une inspiration religieuse ».

Paru en Allemagne six ans avant L'Être et le Temps, l'ouvrage de Rosenzweig anticipait, par beaucoup de ses thèmes, certaines des idées centrales du livre de Heidegger. Emmanuel Levinas s'en était inspiré dans Totalité et Infini, dont l'introduction rendait un hommage appuyé à Franz Rosenzweig et à L'Étoile de la Rédemption. Cette redécouverte de Rosenzweig en France marquait, en effet, la fin d'une longue éclipse. Lors de sa parution en 1921, L'Étoile de la Rédemption était passé presque inaperçu. Seul le jeune Gershom Scholem (il était âgé alors de 23 ans) avait compris d'emblée l'importance de cette œuvre, et en avait instamment recommandé la lecture à son ami Walter Benjamin, qui en avait été d'ailleurs profondément marqué. Mais l'Allemagne des années 20 avait d'autres soucis. Dans une Allemagne ruinée par la défaite, bouleversée par l'écroulement du régime impérial, menacée par l'anarchie et la Révolution, voici qu'un livre entreprenait d'élaborer une vaste construction spéculative qui, tout en se présentant comme universelle, se réclamait de certaines des catégories fondamentales de la pensée juive.

En 1929, Rosenzweig mourut ignoré par ses contemporains. Quatre ans plus tard, l'avènement du nazisme allait marquer la fin du judaïsme allemand, qui, de Moses Mendelssohn à Martin Buber, en passant par Heine et Kafka, Marx et Freud, Einstein et Schönberg, avait apporté à la civilisation de l'Europe moderne une contribution si exceptionnelle. Du même coup, l'œuvre de Rosenzweig allait être pratiquement oubliée, sauf par quelques initiés.

L'Étoile de la Rédemption porte clairement la marque de l'époque qui l'a vu naître. Conçu entre 1917 et 1918 dans les tranchées des Balkans, où Rosenzweig servait dans les rangs du corps expéditionnaire allemand, rédigé en six mois, de juillet 1918 à février 1919, le livre (comme le Tractatus de Wittgenstein, écrit à la même époque et dans des conditions comparables) a comme toile de fond l'écroulement, dans le feu et dans le sang, de l'Europe traditionnelle et des valeurs qu'elle incarne. Quelques mois auparavant, Rosenzweig avait publié, sept ans après l'avoir terminée, sa thèse de doctorat, Hegel et l'État, dans laquelle il reconstruisait minutieusement la genèse et les différentes étapes de la pensée politique de Hegel. Mais dans l'intervalle sa vision du monde, et en particulier son attitude vis-à-vis de Hegel, avaient radicalement changé. Ce qui l'avait amené à rompre brutalement, non seulement avec la pensée politique de Hegel, mais surtout avec sa philosophie de l'histoire et avec la métaphysique qui la sous-tendait, avait été l'expérience directe de la guerre.

Comme beaucoup d'hommes de sa génération, Rosenzweig avait vécu la guerre de 1914-1918 comme une catastrophe historique sans précédent, comme l'écroulement d'un ordre séculaire où s'attestait la stabilité d'une civilisation européenne, qui, par-delà guerres et révolutions, avait su garantir un minimum d'équilibre politique entre les nations, une apparence de paix civile dans la société, et où l'homme semblait occuper sa place naturelle dans l'harmonie générale du monde. Mais de ce sentiment largement partagé, Rosenzweig avait tiré une leçon philosophique de portée universelle. Pour lui, les champs de bataille de 1914-1918 ne marquent pas seulement la fin d'un ordre politique ancien, mais la ruine de toute une civilisation fondée, depuis les Grecs, sur la croyance en la capacité de la pensée de mettre en lumière la rationalité ultime du réel. Toute la tradition philosophique occidentale se résume dans l'affirmation selon laquelle le monde est intelligible, qu'il est en fin de compte transparent à la raison, et que l'homme lui-même n'acquiert sa dignité que dans la mesure où il fait partie de cet ordre rationnel.

Or, pour Rosenzweig, ce sont précisément ces présuppositions que la guerre de 1914-1918 est venue désavouer à jamais devant le spectacle du carnage insensé auquel se livrent les nations européennes — celles-là mêmes qui avaient inventé l'idéal philosophique d'un monde régi par le Logos il n'est plus possible d'affirmer que le réel est rationnel, ou qu'à la lumière de la Raison le chaos originel se transforme nécessairement en un cosmos intelligible.

D'un autre côté, l'individu, censé s'épanouir comme sujet autonome dans un monde réglé par la Raison, devient, dans la logique meurtrière instaurée par la guerre, un simple objet de l'histoire, quantité négligeable, numéro matricule sans visage, emporté malgré lui, avec des millions d'autres, dans le tourbillon des batailles. Or, dans sa Philosophie du droit. Hegel avait soutenu l'idée que tous les « peuples historiques » avaient été, chacun à son tour, investis par l'Esprit universel (Weltgeist) de la mission de faire progresser la Raison dans l'histoire et que cette mission les autorisait, pour la durée de leur domination, à régenter le monde selon leur bon vouloir. Rosenzweig avait décelé dans cette thèse, inspirée à Hegel par le spectacle des guerres napoléoniennes, la source philosophique du nationalisme moderne. Depuis la Révolution française, avait-il écrit dès 1916, tous les peuples occidentaux se pensent, de manière plus ou moins consciente, comme porteurs d'une mission universelle. C'est pourquoi il avait déchiffré la guerre de 1914-1918 comme un affrontement de nationalismes à caractère messianique. Aux yeux de Rosenzweig, l'expérience de la guerre avait été décisive, non pas parce qu'elle réfutait la philosophie de l'histoire de Hegel, mais au contraire parce qu'elle en confirmait la tragique vérité. « Hegel pris au mot » : telle était pour lui la clef de cette guerre où se révélait la logique secrète de l'histoire de l'Europe moderne. Dans la Philosophie du droit, Hegel avait soutenu l'idée que la civilisation européenne (qu'il dénomme « civilisation germanique ») représente l'accomplissement suprême de l'histoire universelle. En poussant cette idée jusqu'à sa conséquence logique, ne faut-il pas dire alors que l'écroulement, dans le feu et le sang, de l'Europe des États nationaux signifie en même temps la faillite de l'histoire universelle elle-même ? Telle est en tout cas l'une des affirmations centrales de L'Étoile de la Rédemption : l'histoire de l'Occident, qui est elle-même le dernier avatar de l'histoire universelle, repose nécessairement sur la violence et la guerre.

Le refus radical de l'histoire représente un des aspects centraux, et certainement les plus étonnants, de la pensée de Rosenzweig. On peut en distinguer deux autres, très différents en apparence, bien qu'en réalité ils finissent par s'articuler parfaitement les uns aux autres dans la logique interne de sa pensée : d'une part, une critique radicale de toute la philosophie occidentale, « de l'Ionie jusqu'à Iéna », et de son projet central, qui est de penser l'Être, c'est-à-dire d'englober la totalité du réel dans le système de la Raison ; d'autre part — et peut-être avant tout — le caractère spontanément religieux de sa vision du monde. Pour Rosenzweig, la guerre de 1914-1918 avait définitivement condamné la thèse centrale de toute la tradition philosophique occidentale, celle de l'identité fondamentale de l'Être et de la Pensée. Contre cette thèse, qui culmine dans l'idéalisme allemand, Rosenzweig se réfère à un autre système de représentations qui, parce qu'il lui paraît plus spontanément enraciné dans le concret de l'expérience, rend compte plus fidèlement que la philosophie classique de la réalité de l'homme et du monde : celui de la pensée religieuse, telle qu'elle s'était exprimée d'abord dans la vision du monde de l'Antiquité grecque, puis dans les catégories du judaïsme et du christianisme.

Ce qui, pour Rosenzweig, caractérise la philosophie occidentale, c'est qu'elle a toujours aspiré à rendre compte de la totalité du réel. Or, cette vision de la réalité comme Totalité, qui prétend libérer l'homme en le soumettant à un ordre raisonnable. l'enferme en réalité dans un système de lois anonymes, indifférentes à son destin personnel. La critique de la Totalité trouve sa source, chez Rosenzweig, dans le sentiment aigu que l'homme éprouve de son existence de sujet, existence qu'aucun système ne pourra jamais absorber. Cette évidence se dévoile à lui à travers deux expériences qui sont toutes deux de nature religieuse : l'angoisse devant la mort, dans la mesure où l'homme y prend conscience de sa finitude essentielle, et l'expérience personnelle de la Révélation, où il se découvre dépendant d'une altérité absolue qui le dépasse infiniment.

L'Étoile de la Rédemption s'ouvre par l'évocation de la première de ces deux expériences, alors que la description de la seconde forme le cœur du chapitre central du livre. Sur l'horizon de la guerre, le cri d'angoisse de l'individu devant la menace de la mort imminente exprime à la fois sa révolte devant la violence qui lui est faite — et qui, dans ce cas précis, est la violence de l'histoire —, et l'affirmation d'une évidence élémentaire, celle de son irréductible existence de sujet. C'est au moment où l'individu — défini comme simple partie d'un Tout — est menacé d'anéantissement, que le sujet en lui s'éveille à la pleine conscience de son unicité. Ce renversement paradoxal, par lequel la conscience fulgurante de sa condition mortelle révèle soudain à l'homme la réalité irréfutable de son existence personnelle, représente à la fois l'expérience originelle dont la philosophie de Rosenzweig est issue, et la figure de rhétorique qui sous-tend en permanence le déploiement de sa pensée. Celle-ci aboutira, à la fin de la troisième et dernière partie du livre, à une théorie de la vérité par laquelle la construction du système s'achève.

Dans cette théorie de la vérité se dévoile ce qui fait l'essentiel de la pensée religieuse de Rosenzweig, à savoir le parallélisme rigoureux entre le judaïsme et le christianisme, comme les deux paradigmes les plus accomplis de la Révélation. Pour Rosenzweig, l'essence du fait religieux renvoie moins à une attitude subjective qu'a la réalité quasi ethnologique d'un ordre spécifique, celui du sacré. Celui-ci est constitué par un temps, un espace et un rituel particuliers, vécus à travers l'appartenance à une communauté spécifique. Mais au-delà de leur horizon commun, ces deux paradigmes religieux sont profondément différents, et ce avant tout parce qu'ils symbolisent deux rapports opposés à l'histoire.

Pour Rosenzweig, la chrétienté incarne une visée collective vers la Rédemption à travers la réalité du monde et de l'histoire. Le peuple juif au contraire (dans sa pure essence religieuse) dessine le modèle d'une existence collective entièrement arrachée à l'histoire et qui anticipe, dès aujourd'hui, le monde de la Rédemption. Théorie paradoxale, dans la mesure où elle semble inverser la représentation que ces deux religions ont d'elles-mêmes : le christianisme est tout entier fondé sur l'idée que le Messie est déjà arrivé, le judaïsme sur la croyance en son avènement encore à venir. C'est que Rosenzweig ne part pas des contenus dogmatiques de ces deux religions, mais de leur réalité sociale et de leur place dans l'histoire. De ce point de vue, judaïsme et christianisme sont donc complémentaires. Le premier anticipe le modèle d'une humanité réconciliée, l'autre travaille à son avènement. Tous deux témoignent de leur propre part de vérité, mais la « Vérité-Une » les transcende l'un et l'autre.

Depuis la parution, il y a trente ans, de L'Étoile de la Rédemption en traduction française, l'analyse de la pensée de Rosenzweig s'est considérablement développée. Celle-ci avait d'abord été interprétée, surtout aux États-Unis et en Allemagne, comme une version religieuse de la philosophie de l'existence et comme une première tentative de mettre en lumière les convergences et les différences entre judaïsme et christianisme. C'est à Emmanuel Levinas que l'on doit la redécouverte de la dimension proprement philosophique de cette pensée, et avant tout de l'importance centrale, chez Rosenzweig, de la critique de l'idée de Totalité. A la suite de la réception en France des travaux de Hannah Arendt, la constellation intellectuelle des années 1980 avait été dominée par la critique du totalitarisme idéologique et politique. La pensée de Rosenzweig permettait de donner à cette critique un soubassement métaphysique, en soulignant l'affinité entre l'idée d'un Logos tout-puissant prétendant rendre compte de la réalité tout entière, y compris de la singularité irréductible du sujet, et la tyrannie d'idéologies visant à régenter le monde.

Cette affinité devint particulièrement sensible en 1986, lors du premier congrès international consacré à Rosenzweig à Kassel, où un groupe de jeunes philosophes polonais d'inspiration néo-marxiste témoigna du rôle central qu'avait joué pour eux la philosophie politique de Rosenzweig, et en particulier sa critique de l'État. Depuis, les études sur les aspects spécifiquement philosophiques de la pensée de Rosenzweig, en particulier sur sa conception du temps et sur sa philosophie du langage, se sont multipliées de par le monde.

En France, les travaux du regretté Jacques Rolland, de Guy Petitdemange, Bernard Dupuy, André Neher, Arno Münster, Dominique Bourel, Gérard Bensussan, Marc de Launay et Marc Crépon, Catherine Chalier, Pierre Bouretz, et ceux de Paul Ricœur, Jean-Luc Marion, et de Jacques Derrida ont mis en lumière l'actualité d'une pensée qui n'a pas fini de nous sur-prendre, et qui n'a pas encore livré tous ses secrets.

Stéphane Mosès, L'Étoile de la Rédemption, préface à la deuxième édition.


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