mardi, août 14, 2012

La nutrition ancestrale




Dans son livre « Pourquoi j'ai mangé mon père », Roy Lewis raconte à sa façon le changement de régime alimentaire de l'homme :

Avant d'avoir du feu, nous étions des minables. Certes, nous étions descendus des arbres, nous avions le biface et le coup-de-poing. Mais quoi de plus ? Et toute griffe, toute dent, toute corne dans la nature semblait nous être ennemie. Nous voulions nous considérer comme animaux du sol, mais il nous fallait regrimper dare-dare sur un arbre dès que nous nous trouvions dans le moindre pétrin. Nous devions toujours, dans une grande mesure, vivre de légumineuses, de baies ou de racines ; et, pour arrondir notre ration de protéines, nous étions bien contents d'une larve ou d'une chenille. Et quoique pour soutenir notre croissance physique nous eussions désespérément besoin d'aliments énergétiques, nous souffrions toujours d'une pénurie chronique à cet égard. C'était pourtant cela qui nous avait fait quitter la forêt pour la plaine : on y trouvait abondance de viande. L'ennui, c'était qu'elle était toute sur quatre pattes. Et d'essayer de chasser la viande sur quatre pattes (bisons, buffles, impalas, oryx, gnous, bubales, gazelles, pour ne mentionner que quelques mets dont nous aurions aimé faire notre ordinaire), quand on essaie de se tenir soi-même difficilement sur deux, c'est littéralement un jeu d'andouilles. Or nous étions bien obligés de nous mettre debout, pour regarder par-dessus l'herbe haute de la savane. Parfois on surprenait un grand ongulé, un zèbre ou un cheval, mais qu'en pouvait-on faire? Cela vous donnait des coups de pied. Ou bien on parvenait à mettre aux abois une bête boiteuse, mais elle vous présentait ses cornes, et il fallait une horde de pithécanthropes pour la lapider à mort.

Moyennant une horde, oui, on arrive à forcer le gibier, à l'encercler. Seulement voilà : si vous voulez garder une horde assemblée, il vous faut la nourrir, ce qui suppose un approvisionnement considérable. C'est là le plus ancien cercle vicieux en matière d'économie. Une équipe de chasseurs est nécessaire pour obtenir le moindre tableau décent. Mais pour obtenir l'équipe il faut pouvoir lui assurer un tableau régulier. Tant que ça reste irrégulier, vous n'arrivez pas à tenir ensemble un groupe qui dépasse trois ou quatre. Vous voyez le problème.

Il avait donc fallu commencer tout en bas de l'échelle, et s'escrimer dur pour grimper. S'attaquer d'abord aux lapins, hyrax, et autres petits rongeurs que l'on pouvait abattre avec une pierre. Courir après une tortue, voire une tortue de mer (ça, ça pouvait aller), et quant aux serpents, aux lézards, si l'on étudiait leurs coutumes avec assez d'assiduité, on finissait par en attraper. Pas de difficulté ensuite, une fois tué, pour découper ce petit gibier avec un biface de silex. Et, bien que les meilleurs morceaux ne soient pas faciles à déchirer ni à manger quand on n'a qu'une dentition d'herbivore, on peut auparavant les dépecer et les émietter avec des pierres, et finir de les mastiquer tant bien que mal avec ces molaires qui n'étaient destinées à l'origine qu'à écraser des fruits. Les morceaux de choix de tous ces animaux, c'étaient les parties molles : non qu'elles fussent très ragoûtantes. Mais quand vous avez passé la journée à courir affamé sur vos pattes de derrière, et si vous voulez nourrir votre cerveau, vous ne faites pas le délicat. Ces morceaux-là étaient l'objet de grandes compétitions. Et nous avions un goût particulier pour tous les animaux spongieux, qui soulageaient nos dents et nos estomacs.

C'était encore ainsi il n'y a pas longtemps ; pourtant je me demande combien de gens s'en souviennent aujourd'hui. Combien se rappellent ces indigestions qui nous torturaient jadis. Et même combien y succombaient. Et cette mauvaise humeur des premiers pionniers subhumains, constamment aigris par ces dérangements gastriques! Allez donc arborer un visage ensoleillé quand vous souffrez d'une colite chronique! Car qu'on n'aille pas croire que de quitter un régime purement végétarien (et même composé essentiellement de fruits) pour devenir omnivore, ce soit une opération aisée! Non, cela demande au contraire une patience et une obstination énormes. Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise ; mais toute la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique, apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez — ce qui est de règle —, c'est de la vache enragée, vous ne pourrez vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Oser dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi pilée, du crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne baffe. « Finis-le, c'est bon pour ta santé », voilà la rengaine de toute mon enfance. Et c'était vrai, bien entendu : car la nature, en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits intestins et par leur faire digérer l'indigeste.

Devenir carnivore est beaucoup plus pénible que de l'être de naissance, car n'oubliez pas que les félins, les loups, les chiens, les crocodiles déchirent seulement leur viande en morceaux et l'avalent tout rond, sans se soucier si c'est de l'épaule, du romsteck, des tripes ou du foie ; tandis que nous, nous ne pouvions rien engloutir sans l'avoir longuement mastiqué. « Mâche trente-deux fois avant d'avaler », encore une maxime de mon enfance, sinon c'était un bon mal de ventre, aussi sûr que deux et deux font quatre. Quelque répugnant qu'en fût le goût, la langue et le palais devaient donc l'explorer à fond, et il n'y avait qu'une sauce à tout cela : notre appétit. Mais cette sauce-là, nous n'en manquions jamais.
Roy Lewis


Pourquoi j'ai mangé mon père

Lorsque mon vieil ami Théodore Monod, que tout le monde a vu au petit écran traversant le désert (à quatre-vingt-sept ans), géologue, zoologue, ichtyologiste, entomologiste, anthropologue, paléontologiste, ethnologue, que sais-je encore, membre de l'Institut, bref, quand cet homme de science imposant, m'ayant mis ce livre dans les mains et voulant m'en citer des passages, ne put y parvenir tant il s'étranglait de rire, je regardai, inquiet, ce visage qu'il a austère, même ascétique et me demandai si...

Mais non. Il avait toute sa raison. Du reste, il se reprit bientôt pour me dire : « Je ris, et tu riras, c'est le livre le plus drôle de toutes ces années, mais ce n'en est pas moins l'ouvrage le plus documenté sur l'homme à ses origines. Et si je t'en parle, c'est qu'il est fait pour toi, tu devrais le traduire, il prolonge ton livre Les Animaux dénaturés, commence où le tien s'achève, et presque sur les mêmes mots. Ce sont tes "Tropis" en action, ces hommes encore à demi singes parvenus au point critique de l'évolution, sur le seuil de l'humain, et s'efforçant de le franchir. Efforts contés ici avec le plus haut comique, mais pathétiques aussi quand on songe au dénuement de ces êtres nus et fragiles, face à une nature hostile et sous la griffe d'une foule d'animaux prédateurs. Un maître livre. Tu dois le lire. »

Vercors


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