Quand
Claude Duneton se penche sur l'origine de certaines expressions, il
nous fait découvrir des pratiques chrétiennes pas très
catholiques.
Un
pauvre hère
Dans
la même série des parias (du « tamoul parayan homme de la
dernière caste des Indiens, qui est un objet de mépris et
d'exécration ») « le pauvre hère » a sa place assurée.
Quittez
les bois, vous ferez bien,
Vos
pareils y sont misérables,
Cancres,
hères et pauvres diables
dit
le gros chien de La Fontaine au loup maigre et affamé.
Deux
hypothèses sont en présence pour ce hère unique.
Traditionnellement on le fait venir de l'allemand Herr, « seigneur
», employé par dérision, mais pour Bloch & Wartburg « il
n'est pas impossible qu'il se rattache plutôt à haire », et ce
serait alors un pèlerin, un moine mendiant ou autre pénitent de
choc portant la « haire ».
Un
usage bien oublié que cette chemise en crin ou poil de chèvre,
appelée aussi cilice, mise à même la peau pour se faire mal, pour
se torturer, s'écorcher l'épiderme en marchant, dans la plus pure
tradition masochiste appelée gaiement « esprit de mortification
»... Certains y ajoutaient même des clous pour être bien sûrs de
leur effet ! Saint Louis, monarque passablement réactionnaire et
confit en dévotion, était friand de ces plaisirs — d'où son
grade posthume : « En l'abeïe du Lis sont les heres que St Loys
portait, une faite à la manière de gardecors longue jusque desouz
la ceinture, et l'autre faite à la manière de ceinture... »
Pourtant
la haire était un objet décrié depuis longtemps et le symbole de
l'hypocrisie religieuse de celui qui « en fait trop ». Molière a
repris cette notion-là dans Tartuffe : « Laurent donnez-moi
ma haire avec ma discipline », mais la plaisanterie comme le
personnage étaient traditionnels depuis des siècles. En 1225, alors
que Saint Louis était encore un gamin, le Roman de la Rose présente
Papelardie, l'hypocrite, la bigote, la fausse marmiteuse toujours
occupée :
De
fere Deu prieres faintes
et
d'apeler et sainz et saintes
...
fu
par samblant ententive (appliquée)
don
tôt a bones ovres faire,
et
si (et aussi) avoit vestue haire.
En
tout cas, c'est bien dans le sens de pèlerin, de moine errant, et
faux dévot, que Rabelais emploie le mot. Il défend l'entrée de son
abbaye de Thélème à beaucoup de gens, mais en tout premier lieu il
est écrit sur la porte :
Cy
n'entrez pas, hypocrites, bigots
…
Ny
Ostrogotz, precurseurs des magotz (singes hypocrites)
Haires,
cagotz, caffars empantouflez,
Geux
mitouflez, frapars escorniflez (moines mendiants),
Befflez,
enflez, fagoteurs de tabus, etc.
(Gargantua,
chap. XXII.)
Il
est vrai qu'il emploie aussi ailleurs « pauvre haire » pour
désigner un pénis ! Panurge ayant manqué d'être rôti à la
broche par les Turcs raconte : « Une jeune Tudesque [...] regardoit
mon pauvre haire esmouché, comment il s'estoit retiré au feu : car
il ne me alloit que jusques sur les genoulx » (Pantagruel, chap.
II). A moins que justement, son zizi, avec son capuchon, ne lui fasse
penser à un moine !...
Enfin
le pauvre hère est un minable. A la même époque Bonaventure Des
Périers parle d'un « renard qu'il avait fait nourrir petit ; et lui
avait-on fait couper la queue, et pour cela l'appelait-on le hère ».
Remarque
pratique, qui peut rendre service à certains : « Here, est aussi un
jeu de cartes, où l'on ne donne qu'une carte à chaque personne. On
la peut changer contre son voisin, et celui à qui la plus basse
carte demeure perd le coup. Le here est le jeu des pères de
famille, parce qu'ils y font joüer jusqu'aux plus petits enfans »
(Furetière).
Claude
Duneton, La puce à l'oreille.
La
puce à l'oreille
Qui
irait soupçonner que mener une vie de bâton de chaise, sous son
apparence bon enfant, cache probablement une gauloiserie des plus
vertes ? Ou qu'avoir la puce à l'oreille eut pendant des siècles un
sens uniquement érotique ? Que casser la graine est parti d'une
plaisanterie de vignerons, que le rapprochement des vessies et des
lanternes (qu'il ne faut pas confondre !) remonte à l'époque
romaine ? L'histoire des expressions est une véritable boîte à
surprises. Après vingt-cinq années de recherches et de publications
diverses sur le sujet - parmi les plus récentes dans la rubrique "
Le plaisir des mots " du Figaro - Claude Duneton, auteur du
Bouquet
des expressions imagées
(Le Seuil), dévoile ici les doubles fonds des images qui parlent.