Les
civilisations et les empires s'écroulent de l'intérieur. C'est
ainsi que Rome finit, c'est ce qui nous arrive.
Le 24
août 410, le barbare wisigoth Alaric entra dans Rome inviolée
depuis huit cents ans avec 40 000 hommes armés pour un sac qui dura
trois jours. Il fut désormais certain pour les habitants du plus
grand empire du monde que celui-ci était mortel. « La lumière la
plus éclatante de la Terre s'est éteinte, la Terre entière a péri
avec cette seule ville », s'écrit Jérôme en Italie, tandis que
sur l'autre rive de la Méditerranée, en Afrique du Nord, Augustin,
évêque d'Hippone, sous le choc, écrit La Cité de Dieu, la
première histoire du monde et de ses civilisations disparues.
Certes,
Rome se releva de cette catastrophe, bien que la moitié de sa
population fût tuée, emmenée en esclavage ou en fuite, sans parler
des viols et du pillage. Évidemment, l'empire ne devint pas
«gothique», comme l'espérait l'ambitieux Alaric. Généralissime
romanisé adoubé par l'empire, chrétien arien, Alaric mourut
bientôt et l'empereur Honorius, protégé par les marais qui
entouraient Ravenne, resta empereur. Bien sûr, à Rome, on rétablit
les jeux dans l'arène et les combats de gladiateurs, signes avérés
de la « civilisation » romaine. Il y eut même quarante années de
paix avant les invasions d'Attila puis l'éclatement politique de
l'empire romain d'Occident vers 477. Mais, après le sac de Rome,
rien ne fut plus jamais comme avant.
Cette
première convulsion fut pour l'ensemble du monde civilisé le signe
de la fin de la civilisation gréco-romaine qui avait conduit la
destinée du monde de Gibraltar à la lointaine Syrie et de la
Germanie à l'Afrique du Nord pendant un millénaire. Quel mystérieux
ressort s'était alors cassé ?
Fondamentalement,
le drame de 410, et Augustin l'a compris le premier, montrait que
nulle civilisation, aucun empire humain, n'est promis à une survie
éternelle. Rome avait cru à ses dieux, à son destin, à la piété
civique, au culte quotidien des ancêtres divinisés qui assurait le
lien des générations. Mais ces croyances n'étaient pas éternelles
et l'empire avait péri avec elles.
S'ensuivirent
quinze siècles de christianisme.
En quoi
tout cela nous concerne-t-il ? Que signifient pour nous la crise et
la fin de la civilisation antique voilà quinze siècles ?
Nous
nous trouvons aujourd'hui au terme de la civilisation qui a suivi
celle de Rome, que l'on peut identifier comme la chrétienté.
Dissipons un malentendu. Lorsque je parle de chrétienté, il ne
s'agit pas de « l'Église » mais de la nébuleuse de croyances et
des mentalités engendrées par les croyances juives et leur «
post-scriptum » chrétien. Comme Rome, la civilisation
judéo-chrétienne, la chrétienté donc, a imposé une hégémonie
militaire et culturelle fascinante pour les peuples qui la
composaient. Mais elle se distingue surtout par le prodigieux
développement économique, unique dans l'histoire des civilisations,
qu'elle a créé. Les continents qui ont lancé le capitalisme
mondialisé, l'Europe et les États-Unis, sont d'abord des parties du
monde ayant des racines culturelles judéo-chrétiennes. Comme nous
le verrons, le développement de la civilisation du capitalisme se
confond avec celui de la chrétienté et de ses croyances. Il en est
la partie visible.
Ensuite
nous sommes concernés parce que cette civilisation à laquelle nous
appartenons doute de plus en plus d'elle-même. Pas seulement parce
qu'un nouvel Alaric, lui aussi formé militairement par l'empire, un
certain Ben Laden, l'a frappé en son cœur économique le 11
septembre 2001. Mais surtout parce que c'est maintenant la croyance
dans le capitalisme lui-même qui est en crise. Comme si celui-ci
implosait de l'intérieur.
En
effet, la crise du capitalisme globalisé que nous traversons n'est
pas qu'un aléa de la croissance économique mondiale. C'est une
crise plus profonde - économique, politique, sociale et morale - de
la civilisation occidentale arrivée peut-être à ses limites.
C'est la crise de nos valeurs fondamentales. C'est la crise de
l'hypercapitalisme né dans les années 1980, stade ultime du
développement de la civilisation du capitalisme. Véritable culte du
marché appliqué à toute l'existence humaine, l'hypercapitalisme
s'écroule sous nos yeux. Enrichissant les riches et ne laissant aux
plus pauvres que les miettes du festin, il fonctionnait sur un espoir
d'hyperconsommation des classes moyennes, à l'infini. La vie à
crédit devait financer la bulle. Le krach du crédit en 2008,
brusque retour à la réalité, a brisé ce rêve. Il révèle
l'inéluctable appauvrissement des classes moyennes, piliers de la
démocratie, invitées à passer à la caisse pour refinancer le
système.
Plus
grave, l'hypercapitalisme a trahi cette « passion pour l'égalité »
qui, selon Tocqueville et les philosophes des Lumières, était la
marque des peuples démocratiques. Il entraîne dans sa chute la
démocratie et ses valeurs qu'il a privatisées avant de les vider de
leur sens. Or, si la démocratie a besoin du capitalisme, le
capitalisme n'a pas forcément besoin de la démocratie pour
survivre. Et d'autres empires piaffent d'impatience de montrer leur
hégémonie sur le devant de la scène mondiale.
Qu'adviendra-t-il
après la chrétienté, après la démocratie, après l'hégémonie
de l'Occident ? Que faire?
Pour
répondre, nous devons tout d'abord comprendre la nature religieuse
du capitalisme, puis analyser en quoi l'hypercapitalisme constitue un
détournement des valeurs de la civilisation chrétienne avant
d'identifier les lignes de force qui conditionneront en grande partie
notre avenir.
Si nous
voulons sauver la démocratie et nous réapproprier la politique, si
nous voulons réinventer un capitalisme à visage humain, si nous
voulons sauver l'écosystème de notre planète pour simplement
survivre, nous devons répondre dans l'urgence à une seule question
: « À quoi croyons-nous ? »
Didier
Long, Capitalisme et christianisme.
Né
dans les années 1980, l'hypercapitalisme s'écroule sous nos yeux.
II
n'est pourtant pas inévitable que la civilisation du capitalisme se
termine dans le chaos. Cette civilisation a une histoire. Née du
rêve d'égalité des citoyens d'Athènes, elle fusionne avec le
christianisme et apparaît concrètement dans les monastères au
Moyen Age. Ces World
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seront les premières sociétés de production capitalistes. Au XIIle
siècle, les ordres mendiants nés avec les villes en pleine
expansion seront les premiers théoriciens de l'économie moderne,
réfléchissant à la manière de mettre la richesse au service du
bien commun. La révolution industrielle portée par l' " esprit
du capitalisme " de la Réforme, la liberté d'entreprendre et
les Lumières poursuivront cet élan. L'idéal de liberté, d'égalité
et de fraternité chrétienne est donc fondateur de la civilisation
du capitalisme. Sans le judéo-christianisme ces valeurs
n'existeraient pas.
A
la lumière de cette histoire, la cupidité et le cynisme n'ont rien
à voir avec le capitalisme. Ils n'en sont que la perversion. Si nous
voulons sauver la démocratie et réinventer un capitalisme à visage
humain, nous devons donc répondre à une seule question :
A quoi croyons-nous ? La fraternité ou l'argent ?
L'auteur :
Didier
Long a été moine bénédictin, éditeur et artiste pendant dix ans
à l'abbaye de la Pierre-Qui-Vire avant de devenir consultant
McKinsey. Il dirige aujourd'hui un cabinet de conseil en stratégie
Internet. Auteur de plusieurs livres dont Défense
à Dieu d'entrer
(Denoël, Prix Maisons de la presse 2005) et Pourquoi
nous sommes chrétiens (Cherche
Midi) Didier Long a publié en 2008
Jésus le rabbin qui aimait les femmes
chez Bourin.
Site de
Didier Long