samedi, juillet 28, 2012

Le fascisme américain et le fordisme





Au pays de Ford, c'est l'ordre, la discipline, le respect absolu des règles et de l'autorité, la soumission totale aux lois édictées par le patron qui justifient les décisions. C'est bien en vertu du principe d'autarcie juridique que fonctionnait la Ford Motor Company, coupée du monde et coupant du monde ceux qui y évoluaient. Dans les écrits de Ford, les lois fédérales semblent inexistantes. Il n'y est simplement question que de ses directives, ses règlements, la façon dont il entend gérer son entreprise. Il faut donc garder à l'esprit le climat de peur qui régnait chez les ouvriers et le sentiment d'un contrôle étroit de leurs faits et gestes.

La morale de Ford fut elle aussi érigée en modèle à suivre. Il n'y avait pas de place pour la liberté de pensée, il était impératif d'adhérer et de se conformer aux valeurs, toutes issues de son éducation puritaine, qu'il prônait. La propreté, la rigueur, la bonne conduite, les bonnes mœurs étaient autant de domaines sur lesquels l'entreprise restait intransigeante. Les ouvriers aux mœurs dissolues, qui s'adonnaient à la boisson ou fumaient, fréquentaient « des maisons de mauvaise réputation » étaient immédiatement renvoyés.

Avec un code de valeur aussi strict et aussi proche des obédiences puritaines les plus rigoristes, c'est la vie quotidienne et même la vie intime des ouvriers qui était dirigée.

Un contrôle étroit de la population ouvrière

L'organisation de la population ouvrière à Highland Park dépendait d'une institution : le Sociological Department. Favoriser l'intégration de nouveaux ouvriers et assurer le bien-être des employés fut dans un premier temps le but de ce « service sociologique ». Créé en 1913, au lendemain de la réforme des salaires et de la mise en place de la journée à cinq dollars, son importance grandit de façon considérable. En 1919, l'effectif des enquêteurs, au nombre de 30 à l'origine, avait été multiplié par cinq. Ces détectives étaient chargés d'enquêter sur les familles de chacun des employés de la Ford Motor Company. Le Sociological Department désignait les ouvriers méritant de bénéficier du plan de partage des bénéfices.

Le rôle des enquêteurs, parfois secondés par un traducteur, était de soumettre les employés à une série de questions destinées à évaluer le degré de leur moralité. Il s'agissait, selon l'expression de Ford, de s'assurer que les « participations bénéficiaires basées sur la bonne conduite » soient remises à ceux, et seulement à ceux, qui le méritaient. « Si vous doublez les revenus d'un homme et vous lui permettez de vivre au-dessus du pair, il pourrait dérailler. D'où l'utilité du Sociological Department qui permet d'enseigner aux hommes la façon de mener une vie saine et bien rangée. » Les ouvriers devaient répondre à des exigences de sobriété et de propreté, il était fortement conseillé de faire des économies, de mener une vie respectable, de ne pas se comporter de façon séditieuse ni d'accueillir trop de pensionnaires, ces derniers risquant de compromettre l'équilibre du cocon familial. Les couples mariés étaient privilégiés et l'on incitait les ouvriers vivant maritalement à régulariser leur situation. Le « service sociologique » accordait un très grand nombre d'avantages aux familles déclarées aptes : des loyers à prix modérés et des prix préférentiels sur les produits de première nécessité. Elles pouvaient bénéficier de services sanitaires et éducatifs.

Cependant, ce service était perçu par certains comme un véritable « ministère de la Morale », un organe de promotion de la vertu et de lutte contre le vice, apparemment autonome et bienveillant, mais qui n'obéissait qu'à une seule logique : maintenir les ouvriers sur le chemin de la vertu, au sens biblique du terme, et en accord avec les préceptes d'un seul homme, Henry Ford.

D'abord placé sous la responsabilité de John R. Lee, le service fut confié à partir de novembre 1915 au révérend Samuel Simpson Marquis, conseiller spirituel de Clara Ford qui recommanda cet ancien doyen de la cathédrale épiscopale de Detroit à son époux. Après 1921, Charles Sorensen fut chargé d'administrer le Sociological Department. Il dénatura complètement sa vocation première d'assistance et de soutien aux employés pour en faire un vrai outil de contrôle coercitif. […]

Malgré les bonnes volontés affichées de ses dirigeants, l'existence de ce service, surtout après 1921, était très mal vécue par la population ouvrière de Detroit et de Dearborn. Elle dénonçait, avec ses moyens limités et sans grande efficacité face au puissant dispositif fordiste, une violation de sa vie privée et s'en plaignait auprès des quelques organisations ouvrières en constitution. En plus des impératifs contraignants de productivité, s'ajoutait ce fardeau supplémentaire du Sociological Department qui enquêtait sur la vie intime des ouvriers, leur mode de vie et la gestion de leurs salaires. L'ouvrier de M. Ford s'apparentait de plus en plus à un rouage, un élément malléable à merci et contrôlé de cette immense machine dont le patron restait le maître omnipotent. Il était de plus en plus évident que ce système économique se doublait d'un appareil de façonnage social complexe et évoluait dans le sens d'une coercition accrue et d'un autoritarisme à peine voilé.

Damien Amblard, Le "fascisme" américain et le fordisme


Le "fascisme" américain et le fordisme

Un "fascisme" américain ? L'expression peut surprendre, tant le terme de "fascisme" est le plus souvent associé à l'Italie mussolinienne.

Certes, aux États-Unis le fascisme n'est jamais parvenu au pouvoir, il n'a pas disposé de porte-parole désigné ni de groupe important réellement constitué en son nom. Pour autant, que ce soit dans la culture politique ou dans l'histoire nationale, les États-Unis de l'entre-deux-guerres portaient en germe tous les éléments constitutifs d'une imprégnation fasciste particulière qui est loin d'être un simple phénomène d'importation.

Damien Amblard concentre son étude du fascisme américain sur le personnage emblématique que fut Henry Ford. Ruraliste, populiste, antimarxiste, antisémite et nationaliste, Ford mit en place avec sa Ford Motor Company une idéologie industrielle basée sur les principes d'ordre et d'autorité.

Avec son Juif international, ouvrage traduit en allemand et largement diffusé par les nazis, il donna même à penser que si l'idée d'un "complot juif" n'avait pas finalement été désavouée par l'opinion internationale, il n'aurait pas hésité à exploiter ce motif dans le contexte de la crise économique.

Nombreux furent les mouvements américains qui prirent la suite de Ford pour raviver un antisémitisme national latent qui, contrairement à l'antisémitisme européen, ne se fondera jamais sur une idéologie mais préférera toujours s'appuyer sur les préjugés populaires - au premier rang desquels la hantise d'un "complot judéo bolchévique".



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