jeudi, avril 12, 2012

Philosophie des hommes sans projets





Gamin, j'ai changé maintes fois d'école. C'est dans les cours de récréation que j'ai acquis la conviction, jamais ébranlée par la suite, que l'homme est un loup pour l'homme. Et, même si ce n'est pas très glorieux, je dois avouer que la peur que suscitent en moi les humains est une de mes passions dominantes.

Sans grand risque de me tromper, je pense que le pire est surtout à craindre de l'homme qui a des projets. Versant dans l'illusion que le neuf est possible sous le soleil, Monsieur J'ai-des-projets se figure qu'il en sera, comme il dit, le « promoteur » et l'« acteur », qu'il deviendra, en somme, indispensable. Rien de plus effrayant à mes yeux que cette obsession du projet. Je ne puis oublier que les cimetières sont pleins d'hommes indispensables et qu'ils y jetèrent avant eux, prématurément, quantité de gens qui ne furent pas très convaincus de la nécessité de leurs projets.

Mais je remarque que Monsieur J'ai-des-projets, représente une nuisance sans même qu'il passe à l'action : il suffit qu'il parle, qu'il déverse sans cesse et partout, comme on l'y autorise, le langage de la motivation et de l'investissement personnel. Jadis c'était le militant politique qui s'exprimait de la sorte, mais avec d'autres mots. Il ne se posait pas en homme motivé mais concerné. Il ne s'investissait pas dans tel ou tel objectif ciblé, mais adhérait à une cause et s'engageait à y faire adhérer les autres. Imprégné d'existentialisme sartrien, son projet était que le monde et les hommes aillent dans le sens historique du meilleur, fût-il au fond d'un charnier ou derrière des barbelés. À présent, les discours optimistes du militant politique ont laissé place aux paroles optimisantes de Monsieur J'ai-des-projets. Non seulement ses palabres ne laissent présager elles aussi que de la casse, mais déjà, en elles-mêmes, de par leur diffusion médiatique, elles se répandent comme une pollution intellectuelle. Croyant incarner le nouveau sens de l'Histoire, l'Innovation, sans même recourir à l'existentialisme sartrien, Monsieur J'ai-des-projets milite, infatigable, dans le parti totalitaire de la vulgarité.

Davantage qu'à Lucrèce, l'Ecclésiaste me fait penser à Arthur Schopenhauer, auteur d'une philosophie du vouloir-vivre aveugle à l'usage des hommes sans projets.

Pour Schopenhauer la vie d'un humain n'a d'autre sens que de payer au prix fort le crime d'être né. Durant des années il lui faut satisfaire ses besoins, éviter la maladie, combattre la misère, se protéger de l'agressivité d'autrui, toutes sortes d'efforts humiliants car, in fine, il n'aura d'autre récompense que la décrépitude et ne trouvera de délivrance que dans la mort.

Le sentiment qui m'affecte depuis longtemps, est celui de la stérilité. Tout se passe comme si j'avais en moi un élan créateur destiné à exploiter de riches réserves de sens ou d'imagination, mais que je ne pouvais mettre en action faute d'une énergie suffisante. Sitôt que je me mets à une tâche, une voix intérieure m'en dissuade et je me sens disqualifié. Du coup, épuisé par l'inertie de mon génie, j'incline en permanence à dormir, autrement dit à opter pour la version inconsciente de ma stérilité. Mais comme nulle sieste, même répétée dans une journée, ne me déleste de cette pesanteur, je donne l'image d'un type n'ayant d'autre éthique que la flemme. Combien de fois, durant ma prime jeunesse, ma mère, mes maîtres à l'école, mes professeurs au lycée et même mes amis, me serinaient que j'étais un « fatigué de naissance ». Aujourd'hui encore, j'entends ce refrain. Mon père, lui, ne me fit jamais cette réflexion. Comme je l'ai déjà dit, il m'a vu naître et atteindre l'âge de neuf ans ; puis la vie s'est brutalement fatiguée de lui. Schopenhauer dit que le besoin métaphysique vient de la « stupéfaction douloureuse » qu'on éprouve face au spectacle de la vie ; je dirais plutôt que, pour moi, le goût de philosopher est venu suite à une douleur stupéfiante.

Après un désastre affectif, certains, paraît-il, trouvent la force de se reconstruire. Depuis près de quarante ans je me maintiens plutôt bien dans le délabrement, ballotté entre la tentation d'une vie sociale qui, à ce qu'on prétend, offre des consolations, et le réflexe de la déserter de peur de m'y dissoudre. N'étant visiblement pas fait pour ce monde, je me suis résigné à l'idée qu'il n'en existait pas d'autre et qu'il valait mieux que j'en fusse spectateur plutôt qu'acteur — vocation incertaine qui m'amène à n'être qu'un dilettante vaguement philosophe, vaguement esthète, sans autre projet que de jouir sans entraves de ses temps morts.

Si j'ai fait de Schopenhauer un de mes pères spirituels adoptifs, c'est parce que grâce à lui, je ne me sens aucunement coupable de ma vie comme velléité et comme contemplation. À l'en croire, le dilettante, sensible aux œuvres majeures de l'art et de la philosophie, présente un meilleur visage que l'homme d'action, celui qui aime à se qualifier de « professionnel », ou pire, de « pro ». Inversant une logique commune, Schopenhauer affirme que, pour être plein de vitalité, l'homme d'action est passif, tandis que, pour en manquer, l'homme de la contemplation est actif. Rien de plus illusoire que l'action dont s'enorgueillit le « pro ». S'il peut rendre compte des mobiles personnels de ses faits et gestes, il ignore tout de ses réels motifs qui ressortissent à la force impérieuse et aveugle du vouloir-vivre qui le manœuvre. Le dilettante, au contraire, observant à la loupe, dans une œuvre, la sempiternelle tragi-comédie des gesticulations de ses semblables, ne se laisse pas aveugler par le vouloir-vivre. Animé d'une vive démotivation, le voilà disposé à la connaissance, forme supérieure de l'action selon Schopenhauer, et même, parfois au génie créateur — deux activités relativement gratuites, sans grand danger pour les autres.

Le voilà condamné à la lucidité, avancerais-je pour ma part. La lucidité est la morsure de la mort dans la chair de la conscience. La douleur en est tantôt vive, tantôt lancinante. Une torture intime qui s'appelle le cafard. Comme le cafard n'est pas de tout repos, la morale est sauve.

Frédéric Schiffter, Le plafond de Montaigne.


Le plafond de Montaigne

En 1571, Michel de Montaigne a trente-huit ans. Lassé de ses charges de magistrat et de sa vie de soldat, écœuré des guerres de religion, il se retire en son château orné de deux petites tours. Dans l’une d’elles, au dernier étage, il aménage sa “ librairie ”, un bureau bibliothèque où il rédige jusqu’à son dernier souffle les Essais.

Quand on visite aujourd’hui ce lieu, on aperçoit sur les poutres de la charpente, artistement gravées, des citations d’auteurs que Montaigne affectionnait. Pêle-mêle : Sophocle, Euripide, Xénophane, Pline, Térence, Horace, Lucrèce, Sextus Empiricus, saint Paul, Érasme. Au faîte de ce panthéon, l’Ecclésiaste.

Tout le scepticisme et le pessimisme de Montaigne se reflètent sur ce plafond.

Montaigne disait aimer les citations parce que, ramassant la pensée d’un grand esprit, elles lui donnaient l’occasion de penser par lui-même. Comme les auteurs de Montaigne sont aussi ceux de Frédéric Schiffter, ce dernier a prélevé quelques-unes des sentences et maximes de son choix pour se livrer à son tour à un essai de méditation.

Le Plafond de Montaigne est un ciel d’intelligence vers lequel s’élève l’âme de n’importe quel honnête homme.





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