dimanche, avril 15, 2012

L'iboga, le bois sacré





Le chamanisme fait souvent penser aux hauts plateaux d'Asie et aux étendues septentrionales d'Amérique. Mais il s'est également développé en Afrique, notamment en Afrique Équatoriale, au sein de l'aire Bantoue. Il s'est transmis et développé ensuite plus particulièrement au Gabon, chez les Mitsogho (ou Tsogho).

Les Mitsogho ont en effet un rite chamanique, le bwiti. Il fait appel à l'iboga, une plante psychoactive employée dans un but initiatique (localement appelée « eboga »). Le rite bwiti est tant lié à cette plante qu'on parle parfois de religion Eboga, ce qui est un peu réducteur. Le rite bwiti est également passé chez certains groupes Fang (au Cameroun, mais aussi au Gabon), chez lesquels il remplace un autre rite, celui du byeri. Le byeri fait appel à une autre plante psychoactive, l'alan (Alchornea floribunda), aux effets réputés moins puissants, raison qui ont conduits certains Fang à adopter le bwiti. Au Congo-Kinshasa, le bwiti a donné naissance au rite Zebola chez les Mongo, une forme de psychothérapie traditionnelle.

Le rite bwiti

Il s'agit d'une cérémonie secrète de passage d'un néophyte — un jeune homme — vers la vie adulte. Schématiquement, celui-ci est d'abord invité à retrouver symboliquement l'état d'avant la naissance. Puis on lui fait mastiquer de la racine d'iboga, sous la surveillance d'un aîné initié qui lui sert de « mère symbolique » durant le rite. La mastication d'iboga entraîne tout d'abord l'apparition de violents et incontrôlables vomissements. Le néophyte se vide symboliquement. « y compris du lait de sa mère ». Ensuite surviennent les hallucinations, sous forme d'images se succédant rapidement. Durant cette phase, le néophyte reste en contact avec sa « mère » et les autres hommes participant au rite, qui peuvent l'interroger sur ses sensations. Ils disposent en effet d'un antidote à l'iboga, si les choses venaient à se compliquer. Le néophyte doit passer par quatre stades successifs, dont le dernier consiste à ressentir l'état de « mort initiatique ». consistant à entrer en contact avec les fondateurs de la cosmogonie Mitsogho, Nzamba-Kana et Disumba. Ce n'est qu'a ce prix que le néophyte sera considéré comme ayant l'instruction suffisante pour gagner la qualité d'initié. Il devient un nganga, c'est-à-dire un guérisseur (en langage politiquement correct, on parlera de « tradipraticien »). Les stades successifs correspondent en réalité à une intoxication graduelle par l'iboga, effectuée sous contrôle.

Comme de très nombreux rites tribaux à travers le monde, le bwiti connaît des variantes locales, avec par exemple une forme destinée aux femmes.

Du bwiti à la médecine...

En 1962-1963, Howard Lotsof, un jeune américain en proie à l'héroïne, expérimenta l'iboga et découvrit une propriété intéressante de la plante : dans des conditions bien particulières, elle supprime l'addiction physique aux drogues opiacées. Lotsof étudia d'abord sur lui, puis sur d'autres, la propriété qu'a l'iboga de jouer le rôle d'un « interrupteur de la dépendance chimique ». Lotsof deviendra chercheur, déposera 20 ans plus tard deux brevets à propos de la « procédure Lotsof », au moment où d'autres études arrivaient aux mêmes conclusions. Lotsof développa une méthode de sevrage direct des personnes sous l'emprise de l'héroïne. Mais parallèlement, dès 1967, l'iboga fut aussi employé aux États-Unis pour un usage récréatif, en substitut du LSD.

Et de la médecine au bwiti

Le militantisme de Lotsof fera des émules, durant. les années 90, lorsque la consommation d'héroïne battait son plein en France. Quelques personnes iront en Afrique accomplir le rite bwiti et à leur tour organiser en France des stages de désintoxication, en associant. l'aspect spirituel du chamanisme (un « nouveau départ »), un passage au vert, pendant. quelque temps, et un aspect plus médical (la possibilité de décrocher). Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'époque ne voyait pas d'un œil favorable les consommateurs d'héroïne. Ces stages se déroulaient sans que quiconque s'en soucie ou s'y intéresse : après tout, tout cela n'était que des histoires de junkies !

En dehors d'un cadre médical, l'usage de l'iboga présente pourtant des risques, notamment de convulsions. Mais pas seulement. Paradoxalement, le danger d'une overdose de drogue opiacée est augmenté par la prise d'iboga. Lotsof avait noté qu'un cinquième environ des sujets traités à l'iboga reprenait leur consommation de stupéfiants comme avant. Or l'iboga supprimant l'accoutumance à l'héroïne et à la. méthadone (accoutumance qui a progressivement amené le drogué à augmenter ses doses), le sujet se retrouve comme vierge vis-à-vis de ces drogues. S'il reprend de l'héroïne (ou de
la méthadone) aux même doses qu'auparavant, il s'expose alors à l'overdose.

Au début des années 2000, l'iboga commença à se trouver dans la ligne de mire des pouvoirs publics. Deux drames vont accélérer le mouvement. En juillet 2006, un toxicomane décède au cours d'un stage de désintoxication organisée par une association, en Ardèche, en lien avec une « Association africaine d'aide humanitaire à l'occident ». En décembre 2006, un ressortissant français meurt dans des conditions similaires, au Gabon. Le 28 janvier 2007, un tribunal condamne l'association ardéchoise pour sa responsabilité dans le drame survenu en Ardèche. Huit jours plus tard, un arrêté d'interdiction de l'iboga est soumis à la signature du Directeur général de la santé. L'iboga est dorénavant interdit dans plusieurs pays européens, notamment en Belgique.

Cette histoire laisse une impression d'inachevé. Dans la logique du Vieux Monde, les plantes politiquement incorrectes ont presque toujours connu le même trajet : ignorées, suspectées, surveillées, dénoncées, interdites avant d'être réhabilitées. Or l'iboga, ou du moins la substance active principale, l'ibogaïne, offre un espoir particulièrement intéressant de délivrer les personnes prisonnières de la nasse à opiacés. Si les recherches médicales se poursuivent, l'iboga reviendra peut-être sur le devant de la scène...

Jean-Michel Groult, Plantes interdites.







Plantes interdites

Saviez vous que...

... le cannabis fut, aux USA dans les années 30, l'objet d'une violente campagne médiatique car l'alcool étant à nouveau autorisé, il fallait bien continuer à justifier les activités du Bureau des stupéfiants ?

... de la coca pousse librement sur les bords des chemins, quelque part en France ?

... l'absinthe fut interdite, notamment à cause de la concurrence déloyale qu'elle causait aux producteurs de vin, confrontés à la crise du phylloxéra ?

... sous le IIIe Reich, des botanistes allemands cherchèrent à éradiquer une plante " bolchévique " venue de Sibérie, afin de protéger la pureté de la flore germanique ?

... les avortements ont fait, dans l'Antiquité, la richesse d'une province, avant que la plante employée ne s'éteigne pour cause de surexploitation ?

A travers la grande et la petite histoire, Jean Michel Groult décrypte toutes les raisons, scientifiques, culturelles ou économiques, qui ont conduit à mettre au ban de la société certaines plantes : cannabis, absinthe, coca, peyotl, pavot, iboga, khat, etc. Innombrables sont ces plantes, psychotropes, chamaniques, abortives, invasives, transgéniques... qui selon les époques et les lieux, sont out à tour acceptées et prohibées. L'iconographie témoigne avec force de l'évolution de la société sur ces questions. Un beau livre passionnant qui permet de faire le point dans un débat encore souvent explosif !


Jean-Michel Groult est botaniste, journaliste et photographe. Passionné de plantes, il cultive dans son jardin une grande diversité d'espèces. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages aux éditions Ulmer, dont Jardiner durablement, les solutions bio qui marchent vraiment (Prix Saint-Fiacre 2007).


Photographie :
Une thérapeute française participe à un rite d'initiation pour femmes.

Révélations d'un lama dissident

Le lama tibétain Kelsang Gyatso (1931-2022) était un enseignant important parmi les guélougpa restés fidèles à des pratiques proscrites ...