lundi, avril 16, 2012

Lettres du Familistère





Jean-Baptiste André Godin naît en 1817 dans une famille très modeste à Esquéhéries (Aisne). C'est en parcourant la France pour perfectionner son métier de serrurier qu'il se met en quête d'un idéal pratique de justice sociale. Cet ouvrier inventif crée en 1840 un petit atelier de fabrication de poêles en fonte de fer, matériau ductile, plus résistant et plus calorifique que la tôle de fer alors communément employée. Il adhère peu après à la doctrine du philosophe et réformateur socialiste Charles Fourier. Une vingtaine d'années plus tard, Godin est devenu un remarquable capitaine d'industrie, à la tête d'importantes fonderies et manufactures d'appareils de chauffage et de cuisson à Guise (Aisne) et à Bruxelles. L'industriel autodidacte se révèle aussi un ingénieur social de premier plan, plus déterminé que le polytechnicien Victor Considerant dont il a soutenu en 1853 l'essai de colonie fouriériste au Texas. De 1859 à 1884, Godin bâtit à proximité de son usine de Guise une cité de 2 000 habitants, le Familistère ou Palais Social, la plus ambitieuse expérimentation de l'association du travail, du capital et du talent qui ait été conduite. Le Familistère est une interprétation critique originale du Phalanstère de Fourier, une utopie réaliste.

Pendant trente ans, Godin se consacre entièrement à sa mission réformatrice. Il surmonte toutes les oppositions : du Second Empire puis de la République conservatrice, de ses concurrents en industrie, des fouriéristes, des habitants de la ville, de sa femme, de son fils, des employés et ouvriers de ses usines. Il a cependant des correspondants dans le monde entier et reçoit au Familistère des centaines de visiteurs curieux de l'expérience de Guise.

Godin meurt en 1888. Il laisse un patrimoine bâti d'une ampleur exceptionnelle, plusieurs ouvrages importants sur la question sociale et, surtout, l'exemple d'une organisation profondément réformatrice. Jusqu'en 1968, le Palais Social et l'usine ont été la propriété collective de ses travailleurs-habitants, réunis dans l'Association coopérative du Capital et du Travail du Familistère de Guise, fondée en 1888. Longtemps méconnu, Jean-Baptiste André Godin est considéré aujourd'hui comme un des pères de l'économie sociale.





Guise Familistère, 19 janvier 1886
À Monsieur le Directeur du Courrier de Londres

Monsieur,

Votre journal du 16 courant reproduit ma lettre au Times en réponse à l'imputation de matérialisme faite à mon sujet dans les articles publiés par le Times sur l'Association du Familistère fondée par moi à Guise, articles qui, du reste, étaient sérieusement étudiés et inspirés d'un excellent esprit.

The Spectator du 9 courant s'occupe, à son tour, de l'Association du Familistère dans un article qui n'a pas le même mérite. Tout en reconnaissant les avantages dont jouissent les 1800 personnes habitant les palais de l'Association et ceux assurés même aux ouvriers résidant au dehors, il en conclut que tout cela n'est rien et que je n'ai même pas abordé la question sociale.

Permettez-moi de profiter des colonnes de votre journal pour examiner comment The Spectator pose la question sociale, au cours de l'énumération qu'il fait des conséquences de l'Association du Familistère.

Mais, d'abord, un mot sur les considérations préliminaires auxquelles se livre l'auteur de l'article à propos de l'habitation en général et de ce qu'il prétend être l'état de l'opinion publique en Angleterre au sujet des palais donnant tout le confort que l'habitation isolée ne peut offrir.

Jetant quelque peu d'encens à la routine et surtout à la parcimonie des spéculateurs, il dit que beaucoup de personnes pensent toujours que les maisons du peuple doivent être renouvelées, mais que ces personnes « envisagent de meilleurs bâtiments, des dispositions plus scientifiques, des loyers plus légers plutôt qu'un plan de vie en commun ».

Je le demande au Spectator : Où sont les dispositions les plus scientifiques ? Est-ce dans le palais édifié pour 400 familles et réunissant tous les bienfaits de l'Association ? Ou bien dans l'habitation isolée où chacun ne peut compter sur l'aide de personne ?

D'après The Spectator, « les philanthropes disent que l'Anglais préfère une pauvre chambre dans un cottage à lui à la meilleure chambre dans un Palais dont il partageait la jouissance avec un millier d'autres ».

Singulière contradiction ! On voit tous les Anglais riches lorsqu'ils viennent à Paris, au lieu de rechercher de petits cottages descendre au Grand Hôtel boulevard des Capucines, à l'Hôtel du Louvre, à l'Hôtel Continental ; tous les grands hôtels de Paris ne sont pas assez grands pour eux et ils vivent là au milieu de centaines d'autres habitant les mêmes édifices ? Montrer ces inconséquences est la meilleure réponse à faire au prétendu amour de l'isolement.

Passant à l'Association du Familistère, The Spectator constate : « Que tous les ouvriers y sont admis à participer aux bénéfices, suivant leurs capacités et qu'ils accumulent ces profits pour rembourser le capital de fondation :

« Que j'ai construit pour le personnel des travailleurs des palais d'habitation offrant des conditions d'existence comparativement confortables ;

« Que 400 familles sont ainsi logées dans des appartements aussi indépendants que s'ils constituaient autant de maisons ;

« Que l'établissement possède, en outre, des nourriceries où, en l'absence de la mère, aucun soin ne fait défaut aux enfants ;

« Des écoles où les enfants reçoivent une instruction exceptionnellement bonne ;

« Des magasins coopératifs où toute la communauté peut facilement s'approvisionner ;

« Des salles de bains, lavoirs, buanderies, étendoirs, etc. ;

« Une bibliothèque avec une salle de lecture ;

« Un café, un théâtre, des jardins, le tout ouvert à toute la communauté ;

« Dans ce palais , dit-il, vivent les ouvriers et leurs familles et ce sont eux qui, sous la gérance de M. Godin, administrent les affaires de l'Association ;

« Ils élisent les membres de leur comité gouvernant. »

The Spectator rappelle que les enfants y sont dans de bonnes conditions ; il aurait pu affirmer qu'aucun bourgeois de Londres n'a les siens mieux soignés que ne le sont les enfants les plus pauvres de cette population de 1 800 personnes.

Il termine son énumération en disant : « Les ouvriers et leurs femmes sont évidemment contents puisqu'ils restent là jusqu'à la vieillesse ; en toute apparence, le paupérisme est vaincu. »

Il aurait pu dire, en outre, que des assurances de secours mutuels sont constituées de telle sorte qu'elles possèdent, aujourd'hui, un capital de sept cent mille francs avec lequel elles garantissent les subsides nécessaires à la famille pendant la maladie, les soins du médecin et les remèdes, des pensions de retraite à tous les travailleurs en cas de vieillesse ou d'incapacité de travail ; que ces caisses d'assurance sont administrées par les ouvriers eux-mêmes et que les comités de direction en sont élus par moitié tous les six mois.

Voyons maintenant la conclusion du Spectator. Voici comment il s'exprime : « La question sociale n'est-elle pas résolue ? Malheureusement non, elle est à peine touchée. M. Godin n'a pas véritablement abordé même la grande difficulté sociale... Le problème est de savoir si une société où la paresse est tolérée, où l'ivrognerie est possible, où l'impulsion humaine accumule graduellement ses effets et où il n'y a aucune discipline directe supérieure peut être aussi confortable; or, ce problème n'a pas encore été résolu. »

Cette manière de poser le problème de l'amélioration du sort des classes ouvrières sera trouvée au moins étrange par tous les hommes de bon vouloir qui s'occupent des moyens de cette amélioration.

Quoi ! Rien ne serait fait parce qu'il reste quelque chose à faire ! Le bien-être organisé pour 1 800 personnes, sous le régime absolu de la liberté du travail et de la liberté des familles, les bienfaits de la mutualité s'étendant à 4 000 personnes par le fait de l'Association, tout cela ne serait rien parce que cette association n'aurait pas commencé par se recruter de voleurs, d'assassins, d'ivrognes et de fainéants ! Certainement, c'est là une étrange manière de voir.

Donnons à chacun son rôle les chefs d'industrie ne peuvent agir que sur les groupes d'ouvriers qui les entourent ; ils n'ont pas les pouvoirs du gouvernement pour appliquer les lois ; la société a son rôle à remplir à l'égard des réfractaires ; les industriels et les détenteurs de la richesse n'ont de devoirs qu'à l'égard des classes laborieuses.

Je serais heureux si tous les capitalistes et chefs d'industrie d'Angleterre et d'ailleurs me tendaient la main pour associer les ouvriers aux bénéfices de l'industrie, comme je l'ai fait afin de réaliser au profit des travailleurs toute la somme de bien-être que les progrès de la production moderne permet de leur donner ! Alors l'industrie et la richesse feraient cause commune avec les gouvernants pour les mesures législatives à faire intervenir, afin de prendre la question d'aussi haut que l'entrevoit le rédacteur du Spectator.

Mais, en attendant que les Gouvernants et que les hommes chargés des destinées des nations s'élèvent à la hauteur de leur rôle, ne serait-il pas heureux que ceux qui possèdent la richesse comprissent qu'il y a des déshérités en ce monde et qu'il est de notre devoir de reconnaître leurs droits ? Que des industriels commencent par introduire dans leurs usines et manufactures le genre de despotisme que le Spectator m'attribue en associant leurs ouvriers à leur industrie, alors sera grande la surprise du Spectator de voir que, sous cette communauté d'efforts, la classe ouvrière s'élevant à l'aisance, au bien-être, à l'amour de la famille par un chez-soi confortable, à la moralité par l'instruction, les fainéants, les paresseux et les ivrognes se confondront dans la masse commune des ouvriers rangés. Ce qu'il en restera sera l'affaire de la société ; elle devra toujours avoir des hospices pour soigner les gens malades, voire même des maisons de réclusion pour les voleurs et les assassins. Ce n'est pas avec ceux-là que l'industrie doit commencer par aborder les améliorations sociales.

Le rédacteur du Spectator trouve que je n'ai pas abordé la question sociale ; je voudrais bien que cet écrivain me fit toucher cette question. Je croyais la connaître, je croyais l'avoir très sérieusement développée dans mes écrits et dans mes actes. Si je me suis trompé, je voudrais revenir de cette erreur. J'ai toujours cru que la question sociale consistait dans l'amélioration du sort des classes ouvrières, et je crois encore que lorsqu'un chef d'industrie a par l'association doté une population ouvrière d'environ 2 000 personnes de l'aisance, du bien-être et d'un confort relatif, quand par cette association, il a étendu les bienfaits de la mutualité, les soins et subsides pendant la maladie, la retraite pour la vieillesse à tous les autres ouvriers auxiliaires de l'établissement, quand il a supprimé la misère autour de lui, je crois qu'il a fait un grand pas vers la solution du problème social, puisqu'il a fourni un exemple qu'il suffit d'imiter et de généraliser.

Certainement, il reste beaucoup à faire. D'abord, il faut des imitateurs et il faut surtout que les gouvernants aident à la solution du problème en faisant des lois favorables à une plus juste répartition de la richesse. Mais quelle est donc l’œuvre qui arrive à sa perfection tout d'un coup ?

Godin
Fondateur du Familistère
Ancien député


Lettres du Familistère

Nombre d'ouvrages sont parus à propos du fondateur du Familistère et de son œuvre. Mais avec les Lettres du Familistère, le lecteur est en prise direct avec l'homme privé, dépouillé des analyses. Les visiteurs découvrant le site du Familistère nous demandent fréquemment : « Mais quand cet homme trouvait-il le temps de dormir ? » Et à la lecture de ses lettres, nous nous posons la même question ! On y trouve se juxtaposant les remontrances au papa du petit Jules qui se comporte mal à l'école, ses soucis de constructeur, le schéma d'une machine à vapeur griffonnée à la va-vite dans la marge d'une lettre adressée à son fils, ses préoccupations dans sa maîtrise d'une usine en plein essor et de son système économique innovant, ses déboires conjugaux, sa défense zélée de son projet social, ses contacts parfois critiques avec les fouriéristes. Ces documents dévoilent Jean-Baptiste-André Godin, sa dimension personnelle, sa dimension de capitaine d'industrie, d'architecte, mais aussi de novateur dans le domaine des idées et dans sa volonté acharnée de les diffuser. Parallèlement, au fil des pages, le lecteur découvre ou redécouvre le Familistère d'aujourd'hui au travers des photos d'Hugues Fontaine. Quand on croise celui-ci en plein travail, on imaginerait plutôt un reporter baroudeur couvrant les points chauds de la planète qu'un photographe cherchant à fixer des images du patrimoine national. Son objectif débusque des détails, des angles, des perspectives, des couleurs chaudes et veloutées qui surprennent même les gens habitués à arpenter le Familistère en tout sens. Chacun de ses clichés restitue l'âme des lieux en captant sa lumière et ses personnages.

Cette mise en perspective d'une vision artistique du Familistère au XXI siècle et des mots pensés et écrits par Godin rend l'ouvrage réellement original, authentique et passionnant.



Phtographie :
Palais social de Godin.



Sur le fouriérisme :

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