Par
Claude Pasteur
Chez
quelques grands mystiques, l'union avec Dieu provoque de véritables
pâmoisons qui empruntent pour s'exprimer le langage de l'amour
sensuel.
Ainsi,
au XIIIe siècle, Mechtilde de Magdebour, bien que préconisant que
le corps est l'ennemi de l'âme, se représente le Christ comme un
jeune homme d'une beauté ineffable. Il la prend dans ses
bras divins, et l'embrasse (...) Oh, alors, comme il m'a
embrassée ! Il l'appelle sa colombe, lui dit qu'elle
est sa reine, son désir, qu'elle est une fraîche présence sur son
sein, une caresse pour sa bouche...
Elle
nargue le Diable qu'elle imagine tourmentant dans un enfer peuplé de
démons les pauvres pêcheurs condamnés à boire du soufre, pendant
qu'elle, Mechtilde, vit sa divine idylle avec l'amant céleste. Les
autorités ecclésiastiques de l'époque censurèrent certains de ses
écrits et contestèrent ses visions, mais la religieuse se défendit
en leur prédisant qu'elles seraient un jour punies pour leur
injustice !
Plus
tard, une autre sainte, Gertrude vit le Christ lui apparaître, et
lui prendre la main en disant : Ne crains rien, je t'enivrerai du
torrent de ma volupté divine...
Un
dimanche de carême, elle eût l'impression que le visage de Jésus
se pressait contre le sien : lors donc que vous approchâtes votre
face adorable de la mienne, j'aperçus une douce lumière qui sortant
de vos yeux divins, et passant par les miens, se répandait dans
toutes les plus secrètes parties de moi-même...
À quoi
Jésus répondit : Viens à moi, mon amour, entre-en moi, mon
amour...
Le
cas de Raymond Lulle, au XIVe siècle, est lui aussi bien singulier.
Moine tertiaire franciscain, il avait eu, à l'âge de 30 ans, et
après une jeunesse orageuse, cinq visions de Jésus en croix. Dès
lors, il avait voué au Christ un amour éperdu qui s'exprime dans
son ouvrage Le livre de l'Ami et de l'Aimé. Raymond Lulle se
définit lui-même comme le fou d'amour, l'amant, et Jésus
est le Bien-aimé. Il apparaît un jour à l'amant en vêtement
neuf et rouge, l'entourant de ses bras pour l'embrasser. Il a incliné
la tête pour lui donner un baiser...
La
psychanalyse décèlerait sans doute dans ces élans des tendances
refoulées d'homosexualité,- ce qui n'empêcha pas Raymond Lulle de
manifester une grande activité apostolique, voyageant et prêchant
infatigablement.
Il
y eût aussi l'étrange Angèle de Foligni ; persuadée qu'elle ne
pourrait répondre à l'appel divin aussi longtemps qu'elle serait
mariée et mère de famille, elle pria ardemment pour demander la
mort de son mari et de ses enfants... et fut exaucée : ils moururent
tous, les uns après les autres !
Devenue
tertiaire Franciscaine, elle eût des extases accompagnées de
convulsions et de hurlements qui effrayaient ses compagnes.
Voyait-elle vraiment Dieu ? Ou bien était-ce le Diable qui ricanait
derrière un pilier, à l'église ?
Sainte
Catherine de Sienne fut elle aussi une grande mystique qui
s'évanouissait en recevant la communion, se flagellait, portait en
guise de ceinture une chaîne hérissée de pointes, se nourrissait
de pain sec, d'herbes et d'eau, entrait souvent en transe. Au moins,
fut-elle récompensée de ses mortifications par son mariage solennel
avec Jésus : elle vit la Vierge Marie prendre sa main droite, et
demander à son fils Jésus s'il l'acceptait pour épouse. Jésus
acquiesça en glissant un anneau à son doigt.
Par
la suite, consciente de sa dignité d'épouse du Christ, elle
s'intéressa à la politique, voyagea beaucoup, écrivit de
nombreuses lettres, ainsi qu'un dialogue avec Dieu, où celui-ci
l'exhorte à se cacher dans une caverne à côté du Christ, pour
y goûter son amour divin...
Une
autre Catherine, sainte Catherine de Gênes, disait avoir reçu une
blessure d'amour au cœur. Elle portait constamment un cilice,
dormait sur un lit garni d'épines, avalait des insectes, entrait en
extase, ou se roulait dans des convulsions. C'est en lisant des
ouvrages traitant des souffrances des pécheurs en enfer, que Thérèse
d'Avila décida de se faire religieuse. Mais ce fut seulement à 40
ans, qu'elle commença à avoir des visions et à entendre des voix.
Je ne veux plus que tu converses avec les hommes, mais seulement
avec les anges, lui ordonna Dieu.
Plusieurs
prêtres déclarèrent que ses visions étaient des illusions
diaboliques, et lui ordonnèrent de restreindre ses communions. Mais
les apparitions continuèrent, telle celle d'un ange pas grand,
mais plutôt petit, et extrêmement beau, tenant à la main un long
dard en or qu'il lui plongeait dans le cœur, la laissant toute
embrasée... (L'image évoque Éros et sa flèche...)
Active
quand elle n'était pas en contemplation, elle réforma l'Ordre du
Carmel, et fit de nombreuses fondations. Elle avançait en âge,
lorsqu'elle s'enthousiasma pour un jeune Carme, Jérôme Gracian,
brillant et ambitieux, auquel elle fit vœu d'obéissance, et dont
elle suivit les conseils, pas toujours avec succès. Son œuvre
principale fut Le château de l'âme, ouvrage de doctrine
mystique, où elle parle de la blessure d'amour causée par l'ardent
désir de Dieu.
Sœur
Marguerite-Marie Alacoque fut la plus névrotique des saintes
mystiques. Le Christ, disait-elle, la faisait reposer sur sa
poitrine. Elle avait des convulsions qui la faisaient croire possédée
du démon, au point que les Sœurs effrayées lui lançaient de l'eau
bénite quand elles la rencontraient.
Elle
aimait souffrir, la vue du sang lui évoquait celui de Jésus-Christ
elle aurait volontiers léché les blessures. Sa vénération pour le
cœur de Jésus lui fit instituer la fête du Sacré-cœur, qui a
perduré jusqu'à nos jours.
Il
y eût au XVIIe siècle la célèbre Madame Guyon, qui se croyait
destinée à mettre au monde un grand nombre d'enfants de la grâce,
spirituellement parlant, avec l'aide de son confesseur le Père La
Combe, (des bruits malveillants coururent sur leurs relations...).
Madame Guyon n'en convertit pas moins Fénelon à la doctrine du
quiétisme, (qui supprimait chez le fidèle toute volonté pour un
abandon vidé de toutes notions, mêmes celle du péché.). Ce qui
valut à Fénelon de se brouiller avec Bossuet, qui n'appréciait pas
le quiétisme.
Sainte
Thérèse de Lisieux avait manifesté elle aussi très jeune des
signes de névrose : états de catalepsie, hallucinations,
sensibilité anormale qui la faisait éclater en sanglots pour la
moindre chose. Elle alla un jour se jeter aux pieds du pape Léon III
pour lui demander l'autorisation d'entrer au Carmel à 15 ans. Mais
elle ne fut pas une hallucinée : simplement une petite-fille qui se
confie à son Père en toute humilité.
Que
conclure raisonnablement de ces manifestations spectaculaires ; sinon
que quelques grandes mystiques furent d'authentiques paranoïaques,
atteintes de troubles nerveux voisins de l'hystérie ?
Saint
Jean de La Croix, contemporain de Thérèse d'Avila, se montra très
prudent en cette matière. Bien que grand mystique lui-même, il se
méfiait des visions, parce qu'on ne pouvait réellement savoir si
elles venaient de Dieu ou du Diable, ou simplement d'un dérèglement
psychique de l'homme.
Car
si les visions ne venaient pas de Dieu, elles pouvaient être
dangereuses ; on pouvait en effet se demander si ces transports de
l'âme laissaient le corps indifférent... Lui, Jean de la Croix,
prêchait pour la nuit obscure des sens, qui consiste à laisser
derrière soi tout ce qui attache au monde, et à se libérer ainsi
du péché. Tenons-nous en à cette opinion d'un homme qui fut sage
en même temps que saint.