samedi, mars 10, 2012

Yoga & quête de soi





Le yoga a grande vogue de nos jours, même en Occident, où on en disserte peut-être plus que dans l'Inde elle-même. Il arrive malheureusement que cette vulgarisation fasse parfois perdre de vue le sens véritable du yoga. Le yoga est en effet avant tout une technique pour ramener et fixer l'esprit dans son centre. Le but du yoga est essentiellement de conduire le spirituel à la nue conscience de son existence, par-delà toutes les manifestations d'ordre phénoménal perceptibles à ses sens et à sa pensée. En ce centre ou cette cime de soi seulement, l'homme s'atteint et se réalise en la vérité de son être, plus exactement peut-être, de son acte d'exister. Il accède à ce que l'Inde appelle l'état de kevala, c'est-à-dire d'isolation où il se situe soi-même par rapport à tout ce qui n'est pas lui de façon essentielle et permanente, de tout ce qui en lui est simplement relatif et mouvant, les vritti ou tourbillons de sa pensée aussi bien que les transformations incessantes de son organisme. Il se découvre comme absolu et, par le fait même, réalise la parfaite liberté et la totale indépendance de sa personne. De ce point central de son être où il est lui, où il est soi-même, simplement, sans adjonction ou mélange d'aucune sorte, il est à même de dominer et de contrôler, sans que rien échappe, toutes les manifestations psychologiques, voire physiologiques, de sa vie.

Le moyen par excellence de parvenir à cet état est le contrôle progressif et de plus en plus serré de l'activité mentale, et, à la limite, son arrêt total. Dans cet arrêt précisément, la conscience qu'on a de soi brille enfin d'un éclat non mélangé et remplit à elle seule le champ total de la perception mentale. En vue de rendre possible ou du moins plus aisée cette maîtrise du flux mental, des exercices divers furent imaginés puis éprouvés par une longue expérience. Le plus important en est la méditation qui concentre l'esprit sur un point précis, physique, imaginatif ou mental. Il ne s'agit point ici de méditer au sens occidental du mot, d'imaginer par exemple une scène et d'en contempler successivement les différentes parts, ou bien de réfléchir sur une idée et d'en examiner les divers aspects. Au contraire la méditation yoguique vise à réduire à un point indivisible le champ de la conscience, à réaliser l'unité d'attention, à maîtriser la dispersion et à contraindre l'esprit au silence. Les exercices de postures (âsana) ou de respiration (prânâyâma) ont valeur purement préparatoire et sont tout ordonnés à cette fixation du psychisme. Leur but immédiat est de permettre au yogi de contrôler, de rythmer, voire d'immobiliser ou presque ses muscles, surtout ceux qui commandent les mouvements respiratoires. C'est qu'en effet il y a interconnexion entre le psychisme de l'homme et son organisme physiologique, et correspondance plus profonde encore, dit la tradition, entre le souffle vital (prâna) et le principe intérieur de la vie.

Le yoga étant une technique, il ne pouvait manquer de lui arriver ce qui arrive à toute technique, qu'elle soit d'ordre physique, psychique, social ou religieux. La technique en soi retient de plus en plus l'attention, et les moyens risquent d'être valorisés pour eux-mêmes aux dépens de la fin primitivement poursuivie. Les dangers alors du yoga ne sauraient être minimisés.

L'un des plus graves est de faire surgir au fond de la conscience du yogi une espèce de sur-moi, si puissant éventuellement qu'il est capable de contrôler et de dominer la conscience phénoménale, le flux mental et même les mouvements musculaires. Un tel sur-moi n'est en définitive qu'une exaltation du moi, de Pahamkâra, une prolifération cancéreuse de l'ego, un point de la conscience grandi démesurément par rapport au reste. Telle est la source de l'orgueil luciférien de certains yogis. Descendant au fond d'eux-mêmes, ils font effort pour passer soi-disant de soi au Soi. Mais ce vers quoi ils tendent et qu'ils appellent le Soi n'est finalement qu'une projection de leur pensée, le but qu'ils ont conceptualisé et qu'ils se forcent à atteindre. Ce n'est point alors à la perte de leur moi dans le Soi suprême qu'ils parviennent, comme ils se le figurent. Tout au contraire, conséquence même de l'attitude pélagienne qui a accompagné toute leur ascèse, c'est leur propre ego, avec toutes ses particularités et limitations, que, par leur concentration de pensée et leur force de volonté, ils ont enflé de façon monstrueuse et promu au rang de l'absolu.

En quête de soi.

La méthode spirituelle de Ramana Maharishi — si par analogie on peut employer ce terme – était tout autrement libre et dépouillée. Elle découlait tout entière de son expérience personnelle ; il cherchait simplement à aider ses disciples à réaliser par eux-mêmes ce que lui-même avait un jour ressenti.

A quiconque venait le trouver et lui demandait sincèrement que faire pour progresser dans la voie spirituelle, Sri Ramana conseillait régulièrement la pratique du ko'ham, c'est-à-dire de l'interrogation mentale : « Qui (suis-) je ? ». C'est ce qu'il appelait l'âtma-vicâranâ, « investigation de l'âtman », c'est-à-dire la quête, la recherche, la poursuite de soi au-dedans de soi, au-delà de toute manifestation périphérique du je. L'âtma-vicâranâ consiste en la pénétration incisive de l'esprit jusqu'au fond de la conscience, à rebours pour ainsi dire du mouvement centrifuge de la pensée, remontant de pensée en pensée, plus exactement d'une pensée donnée à la conscience qu'on a de penser cette pensée, puis à la conscience de cette conscience et ainsi de suite. Tout particulièrement cette enquête ou investigation doit porter sur la pensée du je et la conscience de soi, sous-jacentes à toute pensée et à tout mouvement du psychisme. Il s'agit d'atteindre là précisément où toute pensée et d'abord la première de toutes, le je, la pensée de soi, jaillit au fond et au centre de l'être. Dans son Upadesha saram, Sri Ramana appelle ce point le « lieu de la source » ; et c'est justement le paradoxe : le filet d'eau sort de la source, mais dès que l'eau coule, ce n'est déjà plus la source... le but indéfiniment se dérobe.

Certains interprétaient son enseignement comme une voie négative d'approche : je ne suis pas cette main, cette image, cette pensée, etc. Le Maharishi n'empêchait pas les débutants de commencer ainsi. Cependant il mettait soigneuse-ment en garde contre les inconvénients d'une telle méthode. En effet tout rappel à l'attention d'une pensée déterminée, serait-ce pour la nier, tout rappel à la mémoire d'un souvenir, serait-ce pour le repousser, risquent de leur conférer une vigueur nouvelle et de les fixer ainsi dans l'esprit, alors que précisément on voulait s'en débarrasser.

La voie conseillée par le Maharishi était, elle, essentiellement positive. C'était de chercher, en chaque instant, en chaque acte, qui en vérité est celui qui vit, qui pense, qui agit, d'être attentif à celui qui voit, dans l'acte de voir, à celui qui entend, dans l'acte d'entendre, etc... Il s'agissait de poursuivre sans relâche cette conscience de soi qui se dérobe derrière les phénomènes et événements de la vie psychique, de la découvrir, de la saisir en sa pureté originelle, nue encore en quelque sorte, avant que rien ne l'ait déjà recouverte, avant que rien ne se soit déjà mélangé avec elle. Ainsi saisie, il fallait la retenir de la plus fine pointe de l'esprit, pour l'empêcher de s'échapper à nouveau. C'était en fait s'efforcer d'atteindre à la personne, au soi, au-delà de toutes les manifestations de la nature. Sri Ramana tenait pour certain que cette investigation ne pouvait manquer de porter ses fruits, pourvu qu'elle se poursuivît sans relâche. Le soi phénoménal, le moi, poursuivi ainsi jusqu'en ses derniers retranchements disparaîtrait finalement comme par enchantement, à la façon d'un voleur pris sur le fait. Le JE essentiel seul brillerait alors dans la conscience stabilisée et la remplirait toute.

Le Maharishi ne refusait pas cependant les voies plus complexes du yoga pour qui s'y croyait appelé. Il ne s'imposait jamais à personne. Tant qu'un individu n'est pas encore prêt, pourquoi le forcer à prendre un chemin dont il n'est point capable ? Pourquoi chercher à devancer les temps ? La philosophie indienne du karma ou de l'évolution individuelle est ennemie des enseignements et des changements trop brutaux. Elle apprend à attendre l'heure avec patience et à ne pas se décourager devant la lenteur des résultats. Chacun n'est-il pas libre d'aller par la voie qui lui plaît, et le but ne sera-t-il pas atteint par chacun au moment fixé par la destinée? Cependant Sri Ramana allait, lui, directement à l'essentiel du yoga et y invitait nettement ceux qui lui faisaient confiance, laissant à leurs illusions ceux qui cherchaient simplement quelque approbation de sa part pour une décision qu'ils avaient déjà prise.

Il n'y avait qu'un seul exercice respiratoire qu'il recommandât vraiment, et cela encore pour ceux seulement qui avaient besoin d'accoiser leur corps et leur pensée. C'était de fixer l'attention sur le souffle successivement inhalé et exhalé. Par elle-même en effet cette concentration rythme et ralentit automatiquement le mouvement de la respiration. Par concomitance le flux mental bientôt prend lui-même un rythme plus régulier, se ralentit et permet la concentration intérieure.

Sri Ramana n'avait jamais pratiqué aucun yoga ni aucune ascèse. L'expérience transformante était comme tombée sur lui de façon foudroyante. [...]

Il n'y a pas à s'exercer en vue de la libération finale ou mukti, et pas davantage en vue de l'expérience du soi, qui lui est identique. En effet, qu'est-ce ce monde, qu'est-ce un autre monde ? qu'est-ce, réaliser ce que l'on est ? qu'est-ce, ne pas l'avoir encore réalisé ? S'efforcer consciemment et volontairement en vue de parvenir à cette « réalisation de soi » en est paradoxalement l'obstacle majeur. C'est en effet poser comme prémices que l'état naturel par excellence de l'homme sa condition innée, sahaja, comme aimait l'appeler le Maharishi — est quelque chose que l'homme ne possède pas encore — comme si l'homme pouvait ne pas être soi ! L'homme est-il moins homme dans l'inconscience du sommeil profond ?

La « quête du soi » que préconisait le Maharishi ne comporte aucun des dangers inhérents au yoga que nous signalions plus haut, du moins si le disciple lui demeure fidèle et ne s'en fabrique pas quelque succédané destiné à sauvegarder quand même quelque chose de son moi, au moins sous un nom d'emprunt. Cette méthode en effet ne laisse aucune place aux transferts du subliminal, aucune place pour l'inflation de l'ego. Elle est tout au long relaxation, dégagement, fuite vers l'intérieur et le réel. Elle ne permet aucun regard sur soi ; elle est à la fois libération et exigence suprême. Ascèse plus intransigeante que toutes, elle exclut même tout effort volontaire vers un but que l'homme se serait assigné. Elle n'admet aucun retour sur la pensée de soi, elle supprime, en s'attaquant à la racine même, toute complaisance de l'intelligence sur soi et en réalise ainsi la purification la plus radicale. Au plus intime de toute pensée, elle insère, à la façon d'un fer brûlant, le neti-neti des Upanishads, le « ce n'est pas encore cela ».


Dom Le Saux

Illustration :

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