jeudi, août 23, 2018

La solitude




Un texte bouddhique, le "Theranâmo sutra", évoque la solitude en ces termes :

«En ce temps là, un certain moine appelé l'Ancien (Théra), était un solitaire et il vantait également la solitude. Seul il entrait dans le village, seul il en revenait ; seul il s'asseyait ; seul il déambulait de long en large pour méditer. »

Quelques uns de ses condisciples qui avaient trouvé son comportement plutôt bizarre, en parlèrent au Bouddha. Ce dernier fait appeler l'Ancien qui effectivement confirme son penchant pour la solitude. Et le Bouddha explique ceci :

«Il y a cette sorte de solitude, je ne le nie pas. Mais, Théra, je vais te dire la manière par laquelle la solitude est accomplie dans tous ses détails. Écoute attentivement :

Ainsi, Théra, tout ce qui est ancien est abandonné, tout ce qui n'est pas encore venu est rejeté. Et le désir et la convoitise pour les modes présents de la personnalité sont bien gardés sous contrôle. C'est ainsi, Théra, que la solitude est accomplie dans tous ses détails.

Surmontant tout, connaissant tout, le sage, non souillé en toute chose, Totalement libéré, renonçant à tout, le désir anéanti. Cet homme je le déclare est un Solitaire. »

Ce discours attribué au Bouddha met en exergue la méfiance de la religion à l'égard des solitaires, des anachorètes du grec ana (à l’écart) et khoreo (je vais). On fait donc dire au Bouddha que la véritable solitude doit-être intériorisée. Peut-on croire qu'une religion laisserait ses adeptes se suffire à eux-mêmes loin des prélats, des temples, des rites ? Le bouddhisme en devenant une religion a renié sa part philosophique. Or le trait essentiel de la philosophie antique a toujours été la solitude pourvoyeuse de liberté. Jacqueline Kelen le rappelle dans son livre, L'esprit de solitude :

L'esprit de solitude

« On demandait à Diogène qui est riche parmi les hommes et il répondit aussitôt : "Celui qui se suffit à lui-même". Au IVe siècle avant l'ère chrétienne, ce philosophe cynique allait pieds nus, vêtu d'un seul manteau, ne possédant que sa liberté et son verbe haut. Ayant réduit au minimum ses besoins et ses désirs, il avait élu domicile dans un étrange tonneau et décida même de se passer d'un gobelet le jour où il vit un petit garçon boire dans ses mains. Diogène ne vivait cependant pas loin des hommes mais, installé à Athènes ou Corinthe, il haranguait les passants, parlait avec des amis choisis, interpellait le grand Alexandre. 

Avant lui, Socrate qui supportait le froid et la faim mais pouvait également banqueter et boire jusqu'au matin déclarait : "S'il est un homme qui se suffit à lui-même pour être heureux, c'est bien le sage, et il est celui de tous les hommes qui a le moins besoin d'autrui". 

Épicure, qui pose le plaisir comme but essentiel de l'humaine existence dans laquelle les dieux n'interviennent pas, insiste pareillement sur "l'autosuffisance comme un grand bien non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse". 

Illustrant une autre tendance philosophique, le stoïcien Épictète conseille : "Va te promener seul, converse avec toi-même". Ces divers préceptes de la sagesse grecque représentent moins une apologie du dénuement qu'une recherche de la liberté totale. Ils invitent chacun à dépendre le moins possible des circonstances extérieures et à s'ancrer en soi-même. C'est une façon aussi de savourer la vie présente, sans se plaindre et sans être suspendu à l'avenir : la frugalité par exemple n'est pas une privation, elle permet d'apprécier les choses simples et la qualité plutôt que la quantité. Et, dans ces diverses écoles philosophiques, les hommes savent alterner les temps de retraite et de conversation ; pour eux la solitude n'est pas misanthropie et la compagnie des autres n'est pas fuite de soi. […]

La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu'en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que la liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts.

Solitaire je suis. Depuis toujours et plus que jamais. La solitude est ce qui me fait tenir debout, avancer, créer. C'est une terre sans limites et ensoleillée, une citadelle offerte à tous les vents mais inexpugnable. C'est la seule part d'héritage que je défends âprement, part d'ermitage qui est tout et qui est moi.

Solitaire, donc, quoique bien entourée et riche d'amitiés. Solitaire comme un défi à la banalité, comme un refus de se résigner. Solitaire pour continuer à m'aventurer, pour honorer la précarité humaine et ne pas démériter de l'Esprit.

Sauvage, émerveillée ou poignardée, je me tiens en solitude comme au seuil de l'immensité. La souffrance n'est point absente, elle creuse même davantage puisque tout dans ce climat reprend intensité. Mais justement, si dans cet état je me sens bien plus vivante qu'en la compagnie des autres, c'est parce que toute sensation, toute soif, toute pensée s'y trouvent avivées, aiguisées jusqu'à un point extrême. J'aime ce danger, cette radicalité : le véritable artiste évolue sans filet, au péril de son existence et sans attendre d'applaudissements. La voie solitaire n'apporte ni gloire ni consolation, aussi vaut-elle plus qu'une autre d'être tentée. C'est la voie fulgurante de tout être impatient d'absolu dont l'apparent orgueil s'avoue si proche de l'anéantissement suprême ; ou la "voie sèche" de l'alchimie - brève, au creuset, mais infiniment risquée.

Ils sont seuls, les grands passants de la Terre et les grandes amoureuses, seuls comme Jésus au mont des Oliviers, comme Hallâj se proclamant la Vérité dans une ivresse de soir d'été, comme Don Quichotte incendiant de rêves et de poésie la lugubre plaine de la Manche, comme Juliette confiante et ensommeillée dans son tombeau. Non pas tant incompris ou rejetés par leurs contemporains que singuliers et entiers dans leur aventure.

Mais voici : les grandes âmes font peur et chacun semble craindre pour soi un destin d'exception. De tout temps, les petits hommes ont tourné le dos à qui leur révélait leur nature immense et ils ont brûlé ou crucifié les prophètes de la liberté et du pur amour, de la béguine Marguerite Porete au savant Giordano Bruno... Que faisaient les Hébreux, libérés par Moise du joug de Pharaon ? Ils pleuraient, ils regrettaient leur terre de servitude, les oignons qu'ils mangeaient à satiété. Et que firent, juste après le Calvaire, les disciples qui fréquentèrent Jésus ? Ils retournèrent, tête basse, à leur activité de pêche, à leur tâche administrative. Comme si rien ne s'était passé.

Bien à tort, je m'étonne et je m'irrite encore de cet entêtement de la société à vouloir nier ou combattre la solitude — ce fléau, ce malheur — afin d'entretenir l'illusion d'un partage total et transparent entre humains, d'une communication étendue à la planète entière, allant de pair avec une solidarité sans faille. La société ne tient qu'en bouchant toutes les issues vers le haut et en empêchant les conduites singulières. Aussi la lutte contre l'exclusion, la solitude et le chômage lui parait-elle forcément prioritaire.

Dans la solitude je ne m'enferme pas ; je prends du recul de la hauteur aussi ; je rassemble mes forces et j'ouvre grand les fenêtres — celles qui donnent sur les choses, sur l'ailleurs et sur l'intérieur. Vivre solitaire demeure la seule façon de ne pas se compromettre, de sauvegarder son irréductible étrangeté et d'accéder à ce qui ne périt pas.

"Souffrir de la solitude, mauvais signe ; je n'ai jamais souffert que de la multitude..."
F. Nietzsche

Le célibat désigne un état civil. La solitude est un état d'esprit. On veut la faire passer pour une malédiction alors qu'elle est le sceau de notre nature humaine, sa chance d'accomplissement.

Lorsqu'on parle de la solitude des personnes âgées, des malades, des prisonniers, de tous les inadaptés à la vie de société, on évoque un abandon, un oubli, une mise à l'écart. C'est une solitude triste, souffrante, qui tremble ou crie. Plus exactement c'est un isolement. Mais notre époque, friande de grand public et de rassemblements, parle très peu de cette conduite de vie solitaire qui favorise la réflexion et affermit l'indépendance, de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante, que pratiquèrent tant de sages, d'artistes, de saints et de philosophes. Comme si cette voie était réservée à quelques originaux ou tempéraments forts, comme si elle constituait l'ultime bastion de résistance face à la bêtise, au conformisme et à la vulgarité. Aussi ne m'intéresserai-je ici qu'a cette démarche rare et grave, à la solitude magnifique dans le sens où Poussin en peinture employait la "manière magnifique". Et d'abord, je poserai la question : quel grand feu couve donc ce bloc de solitude, cet état de parfaite densité pour qu'on s'ingénie à le combattre et à le confondre avec l'isolement et la difficulté de vivre ?

Lorsqu'on va seul dans la vie, ce n'est pas qu'on soit méchant ou délaissé : c'est que le monde entier vous sourit et offre du sens. Lorsqu'on vit seul, ce n'est pas manque de chance ni absence d'amour : c'est que justement jamais on ne se sent seul, que chaque instant déborde de possibles floraisons.

Pour devenir soi et devenir quelque peu libre, il faut lâcher le recours permanent à l'autre, au regard de l'autre. Marcher seul. Refuser l'aide autant que l'apitoiement et la flatterie. La voie solitaire n'engage pas nécessairement à un combat héroïque, elle invite d'abord à la rencontre avec soi-même, à la découverte de cet être qui n'est pas seulement un produit de la société, de la famille, de l'histoire ou de la génétique. Et ici, le précepte du temple de Delphes, invoqué par Socrate, prend toute son ampleur : "Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l'univers et les dieux". Son équivalent se trouve dans la mystique de l'islam, avec ce hadith : "Celui qui se connaît, connaît son Seigneur". Car il ne s'agit pas d'une introspection, d'une analyse psychologique, mais d'un éveil au Moi céleste, au Moi transcendant qui échappe à toute contingence, à tout conditionnement, à la mort même, et se rencontre dans la solitude, le silence, tout au fond ou plutôt au sommet de la profondeur.

Par la puissance et l'intensité qu'elle recèle, la solitude tient à la fois de l'insolence et de l'insolation. Elle peut faire office de détonateur au sein d'un monde tiède et mou et ouvrir de grandes perspectives. C'est pourquoi tout humain pourvu de quelque conscience et dignité devrait apprendre à bâtir sa solitude, à l'habiter avec agrément, et aussi à la défendre contre tous les niveleurs de citadelle et rongeurs de liberté. Cette solitude peut paraître dure, intransigeante. Certes, elle est haute, même élancée, mais elle n'a rien de désolé : c'est comme un amandier qui, même seul et même en temps de guerre, persiste à fleurir ; c'est comme une nef partant sur l'océan ; c'est comme une flèche légère se perdant dans l'azur. »

Jacqueline Kelen.



de Jacqueline Kelen

Pour la plupart des contemporains, la solitude est ressentie de façon négative : on la confond avec l'isolement, le manque, l'abandon. Et la société veille à empêcher, que l'être humain ne se retrouve seul, face à lui-même. Or, la solitude choisie est foin d'être un enfermement, une pauvreté ; c'est un état d'heureuse plénitude. Non seulement parce qu'elle offre la clef de la vie intérieure et créative, mais parce qu'elle est disponibilité et chemin d'apprentissage de l'amour. Il n'est pas de liberté de l'individu sans ce recueillement de la pensée, sans cet ermitage du cœur.

Pourquoi tant de philosophes, d'artistes, de saints et de mystiques furent-ils, de grands solitaires ? Quelle force, quelle inspiration puisèrent-ils dans une vie d'austère apparence ? Et pourquoi notre monde lutte-t-il avec tant d'ardeur contre un état propice à la connaissance de soi ? Spécialiste des mythes, auteur entre autres de Divine Blessure, Jacqueline Kelen invite ici chacun à découvrir son immense liberté.


Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...