vendredi, janvier 15, 2010

La transgression


« Ceux qui observent les règles sont des ânes,
ceux qui les transgressent sont des hommes. »
(Ikkyû)

« Un saint triste est un triste saint. »
(Jean le Bon, « Adages françois »)







La transgression bouddhique

par Bernard Faure


"En réagissant contre les excès du légalisme indien, certains adeptes du Grand Véhicule tombèrent dans l’excès du « spontanéisme ». l’affirmation du caractère profondément amoral de l’éveil et la supériorité de la transgression sur l’observance pointilleuse de la discipline trouvent leur expression dans l’histoire de Prasannendriya et d’Agramati. On se souvient que, malgré son observance stricte des Défenses bouddhiques, Agramati échoua en enfer, tandis que Prasannendriya, qui prônait l’identité des passions et de l’éveil, devint un Bouddha. Comme le remarque Rolf Stein, le concept de « révulsion » (paravrtti) semble sous-entendre la notion selon laquelle, au lieu de rejeter le désir et la sexualité, mieux vaut les transmuer par la méditation. Comme le disait à peu près le Petit Prince, sans chenille pas de papillon. La logique du dépassement qui caractérise la concentration et la sapience bouddhiques implique déjà, en son principe, une transgression de toutes les règles figées. Cette « révulsion » est précisément ce qui permet au Bodhisattva d’accomplir l’acte sexuel sans être souillé par lui. Dans le « Sûramgama-sûtra », on voit un Bodhisattva, à la différence du Bouddha Shâkyamuni repoussant la tentation, faire l’amour aux filles de Mâra pour les délivrer. 


La même idée réapparaît dans les légendes chinoises et japonaises concernant Guanyin/Kannon et divers autres Bodhisattvas. Comme on va le voir, la transgression constitue un motif hagiographique déterminant dans les chroniques bouddhiques chinoises et coréennes. Le modèle de Prasannendriya a inspiré de nombreuses « biographies » de moines éminents. 

Le moine coréen Wonhyo (612-686), par exemple, n’hésita pas à transgresser les Défenses bouddhiques, faisant notamment de fréquentes visites au bordel. Cette attitude pourrait encore s’interpréter comme une forme de détachement bouddhique, tel qu’on le trouve illustré dans diverses écritures canoniques comme « L’enseignement de Vimalakîrti ». Mais Wonhyo ne s’arrête pas en si bon chemin – ou plutôt, il semble rebrousser chemin et tomber finalement dans les filets de Mâra, le piège de la vie profane, lorsqu’il décide de prendre femme et de céder au désir génésique qui le tenaille : « Un jour Wonhyo vit des abeilles et des papillons voltigeant de fleur en fleur, et ressentit un violent désir d’une femme. Il marcha dans les rues de Kyongju en chantant : « Qui me prêtera une cognée qui a perdu son manche ? Je désire couper un poteau qui soutiendra le ciel. » Les passants se moquaient de lui, sans comprendre le sens réel de sa chanson ; mais T’aejong [le roi Muryol], lorsqu’il l’entendit, déclara : « Ce moine éperdu d’amour désire épouser une noble dame et avoir un sage fils. La naissance d’un tel sage serait un bienfait pour notre pays. » Wonhyo finit par épouser une princesse coréenne, et le fils qui naquit de leur union devint l’un des "dix sages du royaume de Silla".

Une autre motivation de la transgression bouddhique, inspirée peut-être de notions taoïstes, apparaît dans des ouvrages Chan tels que le « Traité de la contemplation absolue » [Jueguan lun]. Citons simplement le dialogue suivant : « Question : « Y a-t-il certaines conditions qui permettent le libertinage ? » Réponse : « Le ciel recouvre la terre. L’élément du Yang s’unit à celui du Yin. L’eau du printemps se déverse dans les caniveaux. Si l’esprit fonctionne de la même manière, nulle part il ne rencontrera d’obstacle. Mais si la passion fait naître la discrimination, votre propre femme elle-même vous souillera l’esprit. »

Dans son « Miroir pour les femmes », le maître Zen Mujû Ichien (1226-1312) semble considérer qu’il y a en matière de transgression deux poids, deux mesures :

« Un ancien a dit, « Les fautes commises par un sage sont comme pot de fer – qui, quoique large, ne coule pas, celles des sots sont comme le gravier – qui coule, même s’il est aussi léger que le sable. « On connaît le cas de Dame Mallika, qui observait les Défenses tout en prenant de la drogue, et celui de Vasumitra, qui menait une vie pure au sein du libertinage ; on ne peut nier que ces femmes étaient des sages. Bien que seul le Bouddha Shâkyamuni soit exalté dans les Trois périodes, et qu’il eut été un Tathâgata depuis l’antiquité la plus reculée, il eut trois enfants de trois femmes différentes… Cependant, nous ne parlons pas du Bouddha comme d’un être impur. Le prince Shôtoku était une manifestation de Kuse Kannon, et il apparut dans notre pays afin de répandre le bouddhisme. Néanmoins, il avait cinq enfants. En outre, bien qu’il ait attaqué Moriya et commis un meurtre, nous ne pouvons parler de lui comme d’un « prince immoral ». Toutes ces actions reflétaient la conduite élevée des Bodhisattvas, elles étaient des actes vertueux accomplis en état de Bouddhéité, des expédients habiles pour aider les êtres vivants » [Morrell 1980].
Eloge de la folie

Pour comprendre une motivation essentielle de la transgression, il est peut-être sage de faire un détour par la folie. Dans la plupart des cultures, le vrai sage se comporte comme un fou ou un idiot, il se définit par l’excès, ou « hybris », qui le porte à nier les normes sociales en les transcendant. Le thème de la folie, pure ou simulée, n’est certes pas inconnu en Occident. Dans le christianisme, la folie eschatologique, l’imitation du Christ, trouve son expression la plus achevée avec saint Paul. Il s’agit de paraître fou au regard du monde, en vertu du principe que la sagesse divine paraît folie aux hommes [1 Cor. 4:10]. Une idée analogue se retrouve chez Laozi, selon qui le sage est un simple d’esprit parce que son esprit, semblable au Dao, est confus, chaotique. Selon William Willeford, les fous « ont des affinités magiques avec le chaos qui pourraient leur valoir de servir de boucs émissaires au nom de l’ordre ; cependant ils parviennent à éviter le sacrifice ou l’exil qui affirmeraient l’ordre à leurs dépens » [Girardot 1983].

L’enfance spirituelle caractérise nombre de mystiques, chrétiens ou non : Les uns comme les autres s’efforcent d’« apprendre à désapprendre » - oublier les normes factices imposées par la société. On connaît l’histoire de la folle Isadora, découverte par Abba Pitiroum dans la cuisine d’un couvent, et qui, à l’instar de certains « fous du Chan », ne mangeait que les restes. Lorsqu’elle est interrogée par Pitiroum, Isadora recourt à la glossolalie : elle se contente de répéter les paroles de son interlocuteur, refusant ainsi d’entrer dans son jeu. Le même scénario se répète avec d’autres personnages comme Marc le fou, découvert par Daniel (6ème siècle) au bain public. Certains mystiques chrétiens, comme Jean-Baptiste Surin, en viennent à simuler la folie après avoir éprouvé une folie réelle. Dans la tradition juive, ce sont surtout les prophètes qui défraient la chronique : « Le prophète est un idiot, l’homme de l’esprit est fou, à cause de votre grande iniquité et de votre grande haine » [Hosea 9:7]. Ainsi Isaïe se promenait-il nu, tandis qu’Ezéchiel mangeait des excréments. A peine est-il besoin de mentionner Diogène le cynique pour la tradition grecque. En Islam, on connaît le saint fou Nasr-ed-Din, bouffon de Tamerlan. Le thème de la folie mystique joue aussi un rôle important dans la Chine pré-bouddhique. La tradition taoïste a rendu célèbre la rencontre de Confucius avec le « fou de Zhu ». Quant au bouddhisme, comme toute forme d’ascèse, il impliquait, dans son refus initial de se plier aux normes sociales, une sorte de « folie contrôlée », et les critiques confucianistes ne se sont pas fait faute de condamner son caractère asocial. Toutefois, dans la mesure où elle remet en cause les normes ascétiques elles-mêmes, la « folie » bouddhique constituait en quelque sorte une folie redoublée – folie au sein même de la folie.
Tricksters bouddhiques

Dans les diverses « Vies des moines éminents » compilées en Chine, il est souvent fait état de moines qui violent en toute impunité le code monastique : ils boivent, mangent de la viande, jouent, se bagarrent, utilisent un langage ordurier. Ce n’est que beaucoup moins fréquemment, semble-t-il, qu’ils transgressent le tabou sexuel. Toutefois, très peu de moines Chan/Zen peuvent, comme le « moine fou » contemporain Jun-Kwang, se vanter d’avoir traduit sur le plan de la pratique sexuelle l’œcuménisme théorique du Grand Véhicule. Au cours d’une conversation avec un interlocuteur américain, Jun-Kwang déclarait : « J’ai couché avec un millier de femmes. L’une d’entre elles était bossue, mais à mes yeux elle égalait les femmes les plus belles. Je lui ai donné mon amour, et elle est devenue une personne heureuse. Je ne blesse jamais quiconque par mes actions. Je suis une « serpillière bouddhique ». Une serpillière est quelque chose qui se salit mais rend propre tout ce qu’elle touche. »

En général, non seulement la plupart des « moines fous » savent jusqu’où aller trop loin, mais leur transgression elle-même semble s’inscrire dans un contexte rituel et social bien précis. Leurs biographies sont avant tout des « exempla », des idéaux réservés à une élite spirituelle. La contradiction entre ces nouveaux modèles et les modèles traditionnels était claire pour les auteurs de ces « Vies », qui étaient eux-mêmes des apôtres de la Discipline : Daoxuan est le fondateur de l’école chinoise du Vinaya, tandis que Zanning s’était acquis le surnom de « tigre du Vinaya ». Au demeurant, la contradiction est peut-être moins grande qu’il n’y paraît. Le « fou » bouddhique n’est au fond que l’hyperbole de l’ascète : tandis que l’un rejette les règles de la vie profane, l’autre, dans un mouvement de double négation typiquement mahayaniste, rejette jusqu’aux règles de la vie monastique. Dans les deux cas, il s’agit proprement d’une « hybris » mystique qui rejette l’« aurea mediocritas » de la « Voie du Milieu ». La parenté des deux figures explique qu’on les retrouve côte à côte dans l’hagiographie bouddhique. Mais une autre hypothèse semble possible dans le cas particulier des « Biographies des moines éminents des Song » : il s’agit peut-être pour son auteur Zanning de montrer que, au-delà des apparences qui semblaient légitimer l’anticléricalisme primaire des confucianistes, les comportements excentriques des « moines fous » sont en fin de compte des comportements religieux, qui ne peuvent être jugés selon les critères profanes, et qui ont des effets bénéfiques pour la société [Kieschnick 1990].

C’est surtout dans le bouddhisme Mahâyâna, et en particulier dans le tantrisme tibétain et le Chan/Zen, que le thème de la sainte folie acquiert ses lettres de noblesse. Nous insisterons plus particulièrement sur quelques exemples de « tricksters » bouddhiques, tels que celui du lama Drukpa Kunley pour le bouddhisme tibétain, ceux de maîtres Chan comme Puhua et Daoji – alias Jigong – pour le bouddhisme chinois, et du maître Zen Ikkyû pour le bouddhisme japonais (encore que dans ce dernier cas il ne s’agisse pas de « folie » à proprement parler).

La notion de trickster, telle quelle a fait fortune dans l’anthropologie avec Paul Radin à partir de la mythologie nord-américaine (Coyote), présente il est vrai divers traits absents ou peu développés chez les personnages de l’hagiographie bouddhique dont nous allons parler. Il n’en reste pas moins que la « personnalité » de ces derniers s’éclaire à la lumière des études sur le trickster mythologique, et que le discours bouddhique sur la transgression trouve dans ces figures mythologiques certaines de ses sources, sinon ses justifications. Il paraît possible d’inclure dans cette catégorie les « fous », dans la mesure où ceux-ci héritent certains traits de tricksters mythologiques chinois tels que le singe surnaturel Sun Wukong, héros populaire du roman « Le voyage en Occident », ou l’immortel bouffon Dong Fangshuo. Le trickster est souvent un goinfre, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Dans la tradition bouddhique, l’Arhat Pindola est célèbre pour sa goinfrerie, mais il n’est pas à proprement parler un trickster. Un autre goinfre populaire, le Hva-san (ch. « heshang », « précepteur ») tibétain, est plus proche de l’image traditionnelle du bouffon. Il s’agit en l’occurrence d’une idéalisation du maître Chan chinois Moheyan (Mahâyâna), l’un des deux protagonistes du fameux « Concile du Tibet » à la fin du 8ème siècle, que la tradition ultérieure a représenté comme un gros moine hilare, sorte de Silène bouddhique.

Un des motifs de la transgression est donc d’origine mythologique, et prend sa source dans les traditions pré-bouddhiques en Inde avec (Shiva ou Kubera), en Chine (avec Sun Wukong, ou Dong Fangshuo), ou bien au Japon (avec le dieu Susano-o). Un autre motif, commun à de nombreuses traditions religieuses, est en quelque sorte mystique : l’expérience de la réalité ultime, que ce soit la « catastrophe » de l’éveil bouddhique ou la fusion taoïste avec le chaos primordial, est passage des limites et à la limite, au-delà des paroles et de l’intellect ; elle paraît donc nécessairement folle et transgressive par rapport aux normes socio-culturelles.

A côté de la folie mystique, la folie « stratégique » ou « simulée » se retrouve également dans diverses traditions religieuses, en Occident et en Asie. Dans la réalité, d’ailleurs, ces deux tendances convergent souvent au sein d’une même tradition, voire d’un même individu – comme on va le voir dans le cas de Jigong. Le sage, selon Laozi, est celui qui « ne laisse pas de traces », car il a appris à se « mêler à la poussière et à voiler sa lumière ». Le motif de la saleté (« se mêler à la poussière ») renvoie aussi, à travers la notion de rebut, à tout ce qui est hors système, inassimilable. Le vrai taoïste, l’homme parfait du Dao, parce qu’il tient à « têter sa mère », a toutes les apparences d’un « demeuré » sans demeure. La façon dont Zhuangzi se moque du sérieux confucéen est à cet égard typique : il cite notamment l’histoire, déjà mentionnée, de la rencontre entre Confucius et Jieyu, le fou de Zhu. Devant Confucius entouré de ses disciples, Jieyu se contente de chanter une chanson, dont seul Confucius saisira le sens : « Phénix, ô phénix ! Ton pouvoir s’est affaibli… » [« Analectes » 18,5]. Ce sens est pourtant assez clair : dans une société folle, seule une folie feinte peut éviter le désastre au sage.

L’image du sage caché derrière le masque de sa folie a fait les beaux jours de l’hagiographie du Chan. Un autre cas déjà mentionné est celui de Mingcan, un adepte de l’école du Nord. Mieux connu sous le surnom de « Can le paresseux » (Lan Can) ou de « Can le rebut » (par un jeu de mot sur son nom), il servait de factotum au Monastère du Pic du Sud. Vêtu de haillons et se nourrissant, comme la folle Isadora, des restes du repas des moines, il avait coutume de dormir dans l’étable avec les bœufs. Il était célèbre pour sa gloutonnerie et sa paresse, deux traits caractéristiques du trickster. Il aurait pu continuer son existence cachée si son chant ne l’avait un jour trahit. Un officiel, de passage au monastère, l’entendit et réalisa que cette voix pure n’émanait pas d’un mortel ordinaire. Par la suite, Mingcan dût refuser l’invitation à la cour que l’officiel, devenu ministre, lui fit parvenir. La façon dont il décline de hautes fonctions fait évidemment penser au célèbre apologue de la tortue dans le « Zhuangzi » : à l’émissaire impérial qui vient lui offrir un poste à la cour, Zhuangzi répond que, de même que la tortue préfère se vautrer dans la vase au bord de la rivière plutôt que d’être honorée comme tortue sacrificielle, il préfère vivre heureux et caché plutôt que d’accéder à un poste convoité qui causerait sa perte. Imitant son modèle, Mingcan, une fois son identité découverte, préféra s’éclipser, non sans avoir réalisé quelques prodiges. Il passe pour l’auteur d’une chanson intitulée « Trouver sa joie dans le Dao ».

Cette chanson est citée à diverses reprises par Linji Yixuan, le fondateur de l’école Linji (jap. Rinzai) du Chan, connu surtout pour son apologie de l’« homme vrai sans situation ». Pour Linji, cet homme vrai est quelqu’un « d’ordinaire, sans affaires » - qui se contente de « chier, pisser, mettre ses habits, manger et se coucher lorsqu’il est fatigué ». Linji avait peut-être été inspiré dans sa définition par un de ses familiers, un personnage du nom de Puhua qui répond tout à fait à cette description. Mais Puhua se cachait si bien que Linji lui-même n’était apparemment pas tout à fait sûr de son identité réelle. Dans les « Entretiens de Linji », Puhua sert de faire valoir à Linji, mais sa présence montre également le point faible du maître. Tandis que Linji devient, précisément, un maître Chan et comme tel ne peut échapper à ses responsabilités, Puhua, qui simule la folie, parvient à garder sa liberté.

Le passage le plus significatif (et paradoxalement le moins signifiant) est celui où Puhua fait l’âne : « Un jour Puhua mangeait des choux crus devant la salle des moines. Le maître [Linji] le vit et dit : « Tu as tout l’air d’un âne. » - « Hi-han, hi-han ! » fit Puhua. Le maître dit : « Ce bandit ! » - « Au bandit ! au bandit ! » cria Puhua, et il sortit. » Selon une variante, c’est Linji qui sort, et Puhua se trahit par le commentaire suivant : « Linji, ce petit domestique n’a qu’un seul œil » [Demiéville 1972]. Ces dialogues – si de tels « actes de paroles », proches de la glossolalie, méritent encore ce nom – rappellent celui de Confucius et du fou de Zhu, et impliquent de la part de Puhua une critique assez sévère de Linji. Ainsi donc, même pour un maître de la trempe de Linji, habitué aux situations les plus difficiles, Puhua restait un mystère. A fortiori constitue-t-il pour la tradition ultérieure une figure encombrante, dont on ne peut se passer, mais qu’on s’efforce en vain d’apprivoiser. C’est ainsi que les recensions successives des « Entretiens de Linji » atténuent la critique de Puhua à l’égard du maître, et l’édition des Ming du « Recueil de la transmission de la lampe » [Chuangdeng lu] va jusqu’à supprimer son commentaire final. Le maître Zen Ikkyû, quant à lui, ne s’y trompait pas : dans un poème consacré à Puhua, il écrit : « Et si Deshan et Linji voyageaient de pair avec lui ? Ses excentricités, dans les rues et sur la place du marché, étonnaient tout le monde. / Parmi tous les moines Chan qui moururent assis ou debout, aucun ne l’égale. / Doucement, harmonieusement, résonne le son de sa précieuse clochette » [cf. Arntzen 1986].

Un autre trickster fameux est Hanshan (« Montagne froide », du nom de son lieu de résidence). Quoique ce nom soit en réalité celui d’un moine-poète des Tang, adepte de l’école du Tiantai, c’est l’hagiographie et l’iconographie du Chan qui le rendirent célèbre. Hanshan et son inséparable compagnon Shide sont représentés comme deux Bodhisattvas qui vécurent dans l’anonymat de la réclusion jusqu’au jour où un troisième sage, Fengkan, eut la malencontreuse idée de dévoiler leur identité divine. Ces personnages hilares et hirsutes font partie de ces « moines de montagne » aux cheveux longs qui vivaient dans les marges du bouddhisme officiel.

Malgré leur importance dans la tradition bouddhique, et plus précisément dans le Chan/Zen, ces tricksters représentent plutôt la nostalgie d’une spontanéité perdue, que les contrefaçons contemporaines ne font que rendre plus lointaine, et le « Chan fou », quoiqu’on en dise, est perçu comme un idéal dangereux par (et pour) la majorité des bouddhistes. Il est d’ailleurs explicitement dénoncé par un apocryphe en vogue dans le Chan, le « Sûramgama-sûtra », et par divers maîtres bouddhiques, qui ne voient là qu’une forme d’hérésie. les « fous du Chan » ont toujours été une espèce menacée, ou en tout cas « protégée », car ils constituent un alibi pour une tradition au fond très ritualiste et hiérarchique. Sans doute leur « folie » était-elle encore trop subversive pour l’orthodoxie Chan, qui en plaçant ces « excentriques » au centre de son discours hagiographique, s’efforça toujours de les neutraliser. Comme le dit Zongmi, l’un des représentants de cette orthodoxie : « Quoiqu’ils soient tous des ombres et des reflets de l’école Chan,… on ne peut pas s’appuyer exclusivement sur eux pour représenter le Dharma de Shâkyamuni ».

Un autre trait qui mérite d’être souligné dans le cas de ces tricksters bouddhiques chinois est leur fonction de divinités de la vie. La tradition ultérieure s’est emparée de Hanshan et de Shide pour en faire des dieux de l’union. L’amitié profonde qui les liait a peut-être des connotations homosexuelles, mais celles-ci ne sont pas apparentes dans les textes. Cependant, Hanshan et Shide (en japonais Kanzan et Jittoku) sont parfois représentés sous des traits féminins dans les estampes japonaises. Une apothéose analogue est celle de Wanhui, un moine et thaumaturge dont les prédictions faisaient forte impression à la cour des Tang. Après sa mort en 711, la légende en fait un immortel, qui participe aux festins d’immortalité de la Reine Mère de l’Ouest. A l’époque des Song, il est représenté comme un bouffon échevelé et hilare, du même type que Hanshan et Shide, avec lesquels il tend d’ailleurs à se confondre en tant que « dieu de l’union » (Huoche, parfois représenté sous forme double, Huo et He). La tendance à se dédoubler, en rapport avec le symbolisme sexuel, est l’un des traits que Lévi-Strauss attribue aux tricksters, qui sont souvent des jumeaux. Les références à la fécondité sont tout aussi évidents dans le cas de Budai, le Bouddha ventru et rieur, que l’on dépeint d’ordinaire littéralement recouvert d’enfants."



Sexualités bouddhiques

Dans son livre « Sexualités bouddhiques », Bernard Faure poursuit son passionnant développement en traitant des limites de la transgression, du cas Ikkyû, de la transgression sublimée… 


« L’auteur montre l’écart parfois vertigineux entre les enseignements normatifs du bouddhisme et les pratiques réelles. Il s’appuie sur une grande variété de sources, des doctrines orthodoxes et hétérodoxes (frisant parfois l’hérésie) aux codes monastiques, aux mythologies, à l’hagiographie et aux recueils de jurisprudence.

Il révèle l’importance de l’homosexualité dans les monastères japonais qui la condamnèrent et l’idéalisèrent tout à la fois. En effet, le bouddhisme dit du Grand Véhicule (Mahâyâna) accorde un rôle central à la transgression, au dépassement de tous les préjugés et notions conventionnelles. Mais une telle approche, dans sa radicalité même, n’est pas sans danger, et la moralité bouddhique a donc connu au fil du temps quelques accrocs.


Il résulte de cette histoire tumultueuse un ouvrage décapant, à ne pas mettre entre toutes les pieuses mains, mais qui offre du bouddhisme et de ses pratiquants une image bien plus proche de la réalité et libérée des poncifs angéliques. »




La guerre contre l’Islam est-elle une phase de la guerre ultime : la Guerre contre le Christ ?

La doctrine de la « démocratie libérale et des droits de l’homme » est une crypto-religion, une forme extrême, hérétique de judaïsme christ...