lundi, août 03, 2009

Réflexions sur la sagesse et la révolte

Par Georges Vallin

Il y a une ambiguïté fondamentale de la révolte. […] La sagesse orientale nous met en présence d’une forme de négation dont il nous faut dégager certaines implications. Le sage refuse ici l’adhésion à l’ordre au nom d’une adhésion à l’Unité dont l’ordre n’est qu’un reflet ou un symbole. Cette adhésion à l’unité est corrélative de l’adhésion à la négativité qui apparaîtra comme la suite nécessaire de cette unité. Au-delà de la puissance créatrice et conservatrice (à quoi se réduit le Dieu de notre monothéisme judéo-chrétien), le sage discerne au niveau même de l’Universel ou du divin une puissance destructrice ou transformatrice : « Dieu », en tant qu’il se manifeste se « nie » ou se « sacrifie » en un sens lui-même, et toute « manifestation » apparaît comme devant être nécessairement niée à son tour pour que s’exprime la rigoureuse infinité de l’Absolu : la manifestation n’est qu’un reflet essentiellement identique à son principe ; la destruction apparaît alors comme l’instrument métaphysique de retour à l’Unité. Tel est le sens profond de la mythologie du « Dieu méchant » qui fait souffrir et qui détruit le héros tragique innocent : le « destin » apparemment aveugle, implacable et cruel, n’est ici qu’une expression de cette puissance du négatif qui ramène la détermination séparative à son essence véritable, par-delà l’oubli et l’affirmation de soi dans lesquels elle avait tendance à s’enfermer.

Sans doute cette négation peut-elle revêtir des aspects différents : le Védanta a montré que Maya, puissance de manifestation de et d’attraction vers l’Unité, pouvait apparaître aussi comme puissance de l’éloignement et d’obnubilation : l’égoïsme et la volonté de puissance, par lesquels l’individu tend à se poser illusoirement dans sa réalité autonome et séparée, apparaissent comme une conséquence naturelle et lointaine de la négation originelle qui est posée au cœur même de l’Absolu.

Cela signifie que, selon l’optique métaphysique de la sagesse orientale, la négation qui est corrélative de l’affirmation de l’individualité et qui s’exprime au plus haut point dans la révolte satanique, apparaît comme enveloppée dans la négation métaphysique par laquelle s’exprime la réalité de l’Unité infinie de l’être. Le révolté par excellence, ou Satan, c’est-à-dire le mouvement de négation qui tend à se poser comme séparé, comme substantiel, ne saurait s’opposer réellement à l’Unité, à l’Un ou au Soi.

Son acte de révolte exprime encore à sa manière l’unité de l’être. C’est ce que n’avait pas compris le Zeus stoïcien campé par Sartre dans « Les Mouches », lorsqu’il accule Oreste le révolté à dire qu’il est sa liberté. L’apparente négation d’exclusion, par laquelle le révolté par excellence s’oppose à l’Etre, concerne en réalité les formes limitées de l’Etre et des valeurs auxquelles son expérience le confronte, et dont la violence rageuse et destructrice de sa négation ne fait que dévoiler la fondamentale précarité et le caractère finalement illusoire. La révolte satanique, qui apparaît comme le noyau de toutes les autres formes de révolte ou d’anti-sagesse, peut apparaître secrètement apparentée avec le sommet de la sagesse dont elle exprime, sans le vouloir et comme en y étant contrainte (d’où l’étonnante profondeur de la formule sartrienne selon laquelle l’homme est condamné à être libre), mais comme en creux et sous une forme peut-être plus caricaturale que symbolique, le détachement à l’égard des apparences et des fausses harmonies empiriques.

Mais, le révolté qui s’insurge contre toute forme d’ordre, et partant, contre la Justice même ou la Nature, n’est pas fondamentalement « injuste » aux yeux du sage : d’abord, sa négation violente qui exclut toutes les formes d’ordre, en tant qu’elles semblent une aliénation de sa puissance de vouloir, est une expression et comme un instrument de la négation d’intégration qui est au cœur de la sagesse (le sage nie l’ordre apparent, mais pour l’inclure ou l’intégrer à son essence, c’est-à-dire à l’unité). Ensuite, cette négation n’est point gratuite, mais consécutive à un vide qui tend à s’exprimer. Le révolté ne se révolte que parce qu’à tort ou à raison il se sent opprimé, limité, aliéné. Il y a comme une justice élémentaire dans l’injustice apparemment foncière de son mauvais vouloir radical.

Aussi, la révolte, même satanique ou prométhéenne, apparaît-elle ambiguë : la révolte contre les dieux apparaît comme « injuste » et « méchante » dans la mesure où l’on s’arrête à l’aspect « positif » et « bénéfique » de ces « dieux », mais non plus en tant qu’on décèle dans leur affirmation de soi comme une forme d’orgueil ou de volonté de puissance pharisienne et propriétaire.

Prométhée peut sembler, au nom même de la sagesse, avoir raison de contester l’ordre de Zeus, dans la mesure où cet ordre est corrélatif d’une négation d’exclusion qui emprisonne l’homme dans des limites dont il peut légitimement chercher à s’évader, en raison de cette puissance de négation qu’il porte en lui et qui s’identifie avec sa liberté. Zeus peut apparaître légitimement puni par l’acte de révolte de Prométhée qui, par son larcin, devient l’instaurateur d’un nouvel ordre et de la civilisation, de même qu’Adam, par le péché, inaugure, par son refus de l’innocence pré-réflexive, le temps de l’histoire. Le châtiment de Prométhée apparaît d’abord comme une juste punition de sa révolte contre Dieu, mais plus profondément, ainsi que l’a bien vu S. Weil, comme une figure de la passion du Christ, ou du Juste crucifié, c’est-à-dire, comme une figure de retour métaphysique à l’unité, par-delà toute évaluation simplement éthique.

Ceci nous éclaire sur la justification de la révolte en général : elle peut toujours apparaître comme la contre-partie nécessaire et légitime de l’affirmation d’un ordre contingent qui voudrait échapper à toute contestation. Peut-être « Dieu » lui-même avait-il comme « besoin » de se voir rappelé à… l’ordre par la révolte de Satan. La divinité « essentielle » de Dieu exige pour ainsi dire cette négation ou ce dépassement des limites ultimes dans lesquels la conscience pharisienne, pour se justifier, éprouve le besoin d’enfermer le divin ou l’être en général (cf. la confusion entre l’être et l’étant que dénonce Heidegger).

Et la sagesse de Maître Eckkart qui « prie Dieu de le délivrer de Dieu » se heurte naturellement au pharisaïsme de l’Eglise triomphante auquel s’attaquait également Ivan Karamazoff dans l’admirable récit du « Grand inquisiteur ». Alors même que la révolte apparaît « égoïste », centrée sur l’individuel, le pouvoir de contestation qu’elle met en jeu apparaît comme un frein ou une menace salutaire à l’égard du pouvoir qui prend en charge la conservation de l’ordre, quel qu’il soit (divin ou humain, monarchique ou démocratique, socialiste ou libéral).

A plus forte raison lorsqu’elle s’adosse plus ou moins implicitement à une norme universelle, au nom de laquelle elle conteste la précaire légitimité des pouvoirs établis, telle Antigone qui, au nom des lois non écrites, se révolte contre l’ordre que Créon se croit obligé de faire régner sur Thèbes.

Et sans doute, en un sens, toute révolte peut-elle apparaître absurde et illégitime aux yeux de la sagesse, dans la mesure où elle est liée à l’affirmation de l’individu, consécutive à l’ignorance qui nous maintient en étant d’obnubilation, (et non en tant que l’affirmation de l’individu est corrélative d’une négation légitime de l’ordre qui prétend se refermer sur soi ou se prolonger indéfiniment, à contre courant de l’histoire ou de la justice).

La sagesse traditionnelle de l’Orient, dans un premier moment, est tentée de condamner sans appel l’humanisme prométhéen de l’homme moderne fondé sur une révolte contre Dieu et la « tradition ». mais elle sait aussi, dans un mouvement ultérieur et plus essentiel, comprendre la nécessité de cette révolte (ou de ce que Camus appelle la révolte historique).

Il arrive un moment où l’homme se sent comme vide devant Dieu, parce que Dieu lui-même avait déjà subi une mutilation préalable (cf. le Dieu seulement créateur et moral, destitué de ses dimensions métaphysiques et de sa fonction « destructrice », auquel s’est peut-être légitimement attaquée la révolte athéiste de Nietzche). Dieu devient alors l’Autre qui m’aliène et la révolte répond à une nécessité intérieure en ce sens que l’homme ne peut pas se sentir aliéné par un Dieu qui devient de plus en plus exclusivement transcendant ; sa révolte apparaît alors comme une tentative d’échapper à cette aliénation. Mais cette révolte qui débouche progressivement sur le vide d’une subjectivité de plus en plus délestée d’être et même d’avoir, amènera peut-être l’homme, par-delà la négation des valeurs et de toutes les formes d’ordre auxquelles sa moderne aventure le confronte, à retrouver ce sens de l’Unité qui se profile inéluctablement derrière toutes les formes et au terme de ses révoltes les plus extrêmes.

L’extrême révolte apparaît ainsi justifiée par l’extrême sagesse dont elle prépare involontairement la voie et dont elle illustre la leçon sur l’être et l’unité.



Georges Vallin, « Lumière du non-dualisme », Presses universitaires de Nancy.

Des deux ouvrages essentiels que Georges Vallin publia en 1958 ("La perspective métaphysique", 2ème édition Dervy-Livres, 1977) et en 1959 ("Etre et individualité", P.U.F.), le premier jette les bases d’une nouvelle manière de philosopher en Occident, tandis que le second en produit une application à un problème particulier, celui de l’anthropologie de l’homme moderne. Cette nouvelle manière de philosopher consiste à sortir brutalement du cadre des habitudes spéculatives de la tradition européenne – qui remonte à la révolte anti-platonicienne d’Aristote – et à « repenser » cette tradition à la lumière de la métaphysique orientale, principalement celle du Vedanta shankarien.

Biographie :
http://jean.borella.neuf.fr/georges_vallin.htm



illustration : Jean Delville, Prométhée. Réalisée en 1907, cette œuvre symboliste est exposée au sein de la Bibliothèque des Sciences Humaines de l'Université Libre de Bruxelles. Elle illustre la victoire de la Lumière de la Raison sur l'obscurantisme dogmatique, rappelant par là même le principe fondateur de l'Université: le Libre Examen.

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